Le JO de ce jour est porteur de tristes nouvelles, sous la forme de la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, dite loi anti-burqa, ce qui impose l’invocation du Tartuffe, qui sera ici comme un poisson dans l’eau, vous allez voir.
Car vous constaterez avec moi que, alors que le gouvernement a paradé devant les micros en annonçant qu’il allait étouffer l’hydre intégriste avec cette loi, que les débats parlementaires n’ont parlé que de la burqa, et que la presse ne parle de cette loi que comme une anti-burqa, cette loi ne dit pas un mot de la burqa, et que quand la religion y est mentionnée, c’est pour apporter une exception à l’interdiction de la dissimulation du visage.
Voyons un peu ce que dit cette loi. ce sera rapide. Avant de voir ce qu’en a dit le Conseil Constitutionnel. Ce ne sera pas plus long.
La loi
Elle se compose de sept articles, tous forts brefs. C’est le seul mérite que l’on peut trouver à cette loi.
L’article 1er pose sobrement :
Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage.
Rappelons ce que le dictionnaire entend par tenue : “(Ensemble de) vêtement(s) accompagné(s) de ses/leurs accessoires que porte une personne et qui varie(nt) selon les circonstances, selon son activité, sa profession.” Le juriste relèvera d’emblée que la tenue doit être destinée à dissimuler le visage. Si la tenue a pour effet de dissimuler le visage, mais n’est pas destiné à cela, l’interdiction ne s’applique pas. La tenue doit enfin dissimuler le visage, peu importe qu’elle ne dissimule que cela (sous réserve du délit d’exhibition sexuelle).
L’article 2 apporte une précision et une série d’exceptions.
La précision est la définition de l’espace public au sens de l’article 1er : l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public.
Les voies publiques sont tout simplement la rue et l’ensemble du réseau routier ouvert à la circulation. Les lieux ouverts au public incluent tous les lieux, publics ou privés (la loi ne distingue pas), ou quiconque peut entrer librement, en s’acquittant ou non d’un droit d’entrée payant salle de concert, bibliothèque, restaurant. Les lieux affectés à un service public incluent les tribunaux, mairies, gares et hôpitaux, entre autres. Vous le voyez, c’est large. En fait, si vous mettez un pied dehors, vous passez nécessairement par l’espace public.
La série d’exception est que cette interdiction ne s’applique pas “si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles”.
Le juriste tiquera sur cette loi qui prévoit qu’un vulgaire décret peut la mettre en échec avant de réaliser que la capitulation du Parlement est déjà chose acquise de longue date. En outre, la personne avançant masquée peut mettre en avant des raisons de santé (bandages sur le visage, masque anti-grippe A), des motifs professionnels (policier du GIGN,clown…), la pratique sportive (on pense notamment aux escrimeurs), de fête (Halloween et Carnaval sont sauvés), ou de manifestations artistiques (Daft Punk et Lady Gaga sont à l’abri) ou traditionnelles (là, je sèche).
L’article 3 pose les sanctions de cette interdiction.
La méconnaissance de l’interdiction édictée à l’article 1er est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe.
L’obligation d’accomplir le stage de citoyenneté mentionné au 8° de l’article 131-16 du code pénal peut être prononcée en même temps ou à la place de la peine d’amende.
Le pénaliste s’agacera de cette rédaction. “La peine complémentaire prévue au 8° de l’article 131-16 du Code pénal est applicable à la contravention prévue à l’alinéa précédent” aurait suffi et correspond à la rédaction habituelle, puisque l’article 131-18 du Code pénal pose déjà le principe général qu’une peine complémentaire peut être seule prononcée à la place d’une peine d’amende.
Le constitutionnaliste s’agacera aussi de cette rédaction, puisque la Constitution prévoit que la définition des contraventions relève non du pouvoir législatif mais du pouvoir réglementaire, c’est-à-dire du décret. Violation de la Constitution de peu de conséquence, puisqu’il existe une procédure permettant de saisir le Conseil constitutionnel pour voir constater que cette disposition est de nature réglementaire, ce qui permet de la modifier ou de l’abroger par un décret. Néanmoins, quand l’État veut donner des leçons de valeurs républicaines, je pense que le minimum qu’on puisse demander est de respecter la Constitution.
L’article 4 crée un nouveau délit de dissimulation forcée du visage, en insérant dans le Code pénal cet article :
Art. 225-4-10. - Le fait pour toute personne d’imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d’autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe, est puni d’un an d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende.
Lorsque le fait est commis au préjudice d’un mineur, les peines sont portées à deux ans d’emprisonnement et à 60 000 € d’amende.
La création d’un délit visant, sans le dire, l’homme qui, pour des motifs religieux, obligera une femme à porter la burqa, peut se comprendre. Cela peut même avoir une utilité, en ouvrant une action en justice à la femme qui voudrait échapper à cette emprise. La femme forcée à porter la burqa n’est pas du tout le même problème que la femme portant la burqa volontairement et librement. Et ceux qui affirment que les femmes la portant sont toutes forcées en seront pour leurs frais : la présomption d’innocence exige d’apporter cette preuve. Cet article appelle le moins de réserves de ma part, hormis le fait qu’il met sur le même plan menaces et violences d’un côté, et contrainte, abus de pouvoir ou d’autorité de l’autre. Les menaces et les violences sur conjoint ou par personne ayant autorité sont déjà des délits, pas l’abus d’autorité ou de pouvoir. Cela risque de créer un conflit de qualification.
L’article 5 reporte l’entrée en vigueur des articles 1 à 3 (interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public et ses modalités) à six mois après la promulgation, soit au 12 avril 2011 à 0 heure. En attendant, merci de ne pas appeler la police dès que vous voyez une burqa : ça reste légal.
L’article 6 précise que cette loi s’applique sur l’ensemble du Territoire de la République. Ne soyez pas si étonnés. L’organisation de la France est complexe, et il faut préciser celles des lois votées par le parlement qui s’applique aux territoires d’Outre Mer que sont Mayotte, la Nouvelle Calédonie, Wallis et Futuna, Saint-Pierre-et-Miquelon et la Polynésie française (mais pas l’île de la Réunion ni les Antilles françaises, qui sont des départements, et où toute la loi s’applique de plein droit. La loi risque de poser problème à Saint-Pierre-et-Miquelon, sauf à ce que la jurisprudence considère que le passe-montagne par jour de grand froid est justifié dans l’espace public pour raisons de santé.
L’article 7 prévoit une mesure sans intérêt destinée à aider l’industrie papetière.
La décision du Conseil Constitutionnel
Le Conseil constitutionnel (CC) a été amené à statuer sur cette loi. Enfin, si on ose dire. Il a été saisi par les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale, qui ont ce droit individuel (les députés et sénateurs qui souhaitent saisir le CC doivent être 60 de la même chambre).
Le travail fourni par les présidents est admirablement synthétisé par le Conseil :
ils n’invoquent à l’encontre de ce texte aucun grief particulier.
Ah, qu’elle est bien défendue, la Constitution.
Le CC, saisi d’aucun argument, va se contenter d’un survol à haute altitude et ne va retoquer qu’un aspect oublié par le législateur, trop soucieux de jouer les Tartuffe : la liberté religieuse, dont le législateur, à force de ne penser qu’à elle, a totalement oublié de parler.
l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public ne saurait, sans porter une atteinte excessive à l’article 10 de la Déclaration de 1789, restreindre l’exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public.
Pas de bol. Les burqas restent légales dans les mosquées (et les églises, soit dit en passant).
Pour le reste, le Conseil se contentera de constater que la loi ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté. Mon ami Jules s’en agace (mais moins que mon confrère Gilles Devers). Je les comprends. il aurait été éclairant que le Conseil nous expliquât en quoi, car c’est franchement loin d’être évident. Serge Slama est plutôt désabusé. Quant à mon ami Authueil, il soulève une question intéressante : et si le Conseil constitutionnel n’avait pas fait exprès de rester aussi vague pour faire échec à cette saisine opportuniste et permettre une vraie discussion via la procédure de Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) ? Mes lecteurs savent en effet qu’un particulier à qui on veut appliquer une loi peut en contester la constitutionnalité par la procédure de QPC, mais à la condition que la question n’ait pas déjà été tranchée par le Conseil lors de l’examen de la loi ou d’une précédente QPC. En ne répondant rien aux arguments inexistants, le Conseil laisse la porte ouverte aux QPC posées par les premières femmes verbalisées, et en cas de censure, n’aura pas à assumer seul cette responsabilité, tandis que le non-recours des présidents le laissait seul face à l’opinion publique, qui n’aurait pas forcément compris une censure de l’interdiction de la Burqa.(Mise à jour : Serge Slama, infiniment plus compétent que moi, émet de forts doutes sur la théorie d’Authueil. Strasbourg, nous voilà.).
L’avenir nous dira la suite. Ceux qui espéraient voir les burqas disparaître demain en seront pour leurs frais. Ils pourront méditer sur le sens exact de la liberté en République, qui nous impose de tolérer aussi ce qui nous dérange (quel mérite y a-t-il à tolérer ce qui nous convient ?), et sur l’humiliation que serait le fait de voir une femme en burqa nous donner une leçon de liberté. Attendons la suite des événements.
Après tout, le Tartuffe est une pièce en cinq actes.
Mise à jour : Admirons la logique législative. Le port de la burqa, qui mettrait en péril les fondements même de la République selon ses contempteurs (alors que ce sont les fondements de la République qui en permettaient le port, justement), est puni d’une contravention de 2e classe, soit 150 euros max. Au JO de ce jour, un décret a été pris qui sanctionne Free les fournisseurs d’accès qui refuseraient de transmettre un e-mail d’avertissement de la HADOPI de, tenez-vous bien… 1500 euros par e-mail non transmis.
Entre la laïcité et le respect de la femme d’un côté, et les royalties de Johnny Halliday de l’autre, l’État a choisi son camp.