Le jugement rendu ce jour dans l’affaire Kerviel a généré beaucoup de questions de la part de mes lecteurs, dont je me fiche, et de mes lectrices, qui sont l’objet de toute mon attention.
Un petit commentaire judiciaire s’impose donc, pour ces deux catégories car je ne suis pas sectaire.
De quoi Jérôme Kerviel a-t-il été déclaré coupable ?
On lui reprochait trois délits, et il a été déclaré coupable des trois.
Abus de confiance, pour commencer.
L’abus de confiance est, avec le vol et l’escroquerie, le troisième grand délit d’atteinte aux biens.
Le vol sanctionne celui qui s’empare de la chose d’autrui sans rien lui demander. L’escroquerie, celui qui trompe autrui pour se faire remettre indûment la chose.
L’abus de confiance sanctionne celui qui s’est fait remettre en vertu d’un contrat un bien ou un droit afin d’en faire un usage déterminé, et en fait un usage différent, par exemple refuse de le rendre comme il en est tenu. Celui qui loue une voiture et la vend ne l’a pas volé (il ne s’en est pas emparé, le propriétaire lui a remis les clefs volontairement), ni escroqué (il n’y a pas eu de manœuvre pour tromper le propriétaire), mais commet un abus de confiance, car il a disposé d’un bien dont il était détenteur précaire par l’effet du contrat de location, et qu’il était tenu de restituer au terme de celui-ci.
L’existence d’un contrat liant l’auteur et la victime est fondamentale pour caractériser l’abus de confiance (« l’ABC », si vous voulez causer le pénaliste). Abuser de la confiance d’autrui en dehors du cadre d’un contrat n’est pas un délit, mais de la politique.
Ce délit est prévu par l’article 314-1 du Code pénal. Il fait encourir un maximum de trois années de prison et 375 000 euros (rappelons que la loi pénale ne fixe que le maximum des peines, le juge étant, mais de moins en moins, libre d’aller en deçà).
Ici, Jérôme Kerviel avait reçu un mandat de la banque pour effectuer certaines opérations, et dans la limite de certains montants. Il a abusé de ce mandat, estime le tribunal, en dépassant ces autorisations pour engager la banque sur des montants supérieurs sur des opérations distinctes, et bien plus risquées, que celles qu’il était habilité à faire.
Introduction frauduleuse de données dans un système informatique, ensuite. C’est un des délits informatiques du Code pénal. Il sanctionne celui qui modifie le contenu d’un fichier informatique (que ce soit un programme ou un simple fichier de données) sachant qu’il n’en a pas le droit (l’opération doit être frauduleuse, ce qui implique la conscience de ce que l’on fait. Ce délit protège l’intégrité des systèmes informatiques (le droit parle de système de traitement automatisé de données) contre des personnes en modifiant le contenu dans une intention malicieuse ; mais la loi n’exige pas en plus que l’introduction de ces données ait un effet quelconque (altération du fonctionnement, falsification de données…).
Le tribunal va également estimer ce délit constitué par les agissements de Jérôme Kerviel afin de dissimuler dans le système informatique de la banque ses prises de position (et surtout leur montant) afin de ne pas déclencher les systèmes d’alerte mis en place par la banque.
Ce délit est prévu par l’article 323-3 du Code pénal. Il est sanctionné de 5 ans de prison et 75 000 euros d’amende au maximum.
Enfin, faux et usage de faux.
Le
faux consiste
en toute
altération frauduleuse de la vérité, de nature à causer un
préjudice et accomplie par quelque moyen que ce soit, dans un écrit
ou tout autre support d’expression de la pensée qui a pour objet ou
qui peut avoir pour effet d’établir la preuve d’un droit ou d’un
fait ayant des conséquences juridiques (article
441-1 du Code pénal). Définition complexe, qu’il faut
décomposer pour comprendre.
Altération
frauduleuse de la vérité : celui qui forge (non, ce n’est pas un
anglicisme : l’anglaise forgery
qui désigne le faux vient du français)
un faux doit avoir conscience de ce qu’il fait. Le faux est constitué
que le document soit entièrement faux ou qu’il mélange vérité et
mensonge (il mentionne bien votre nom mais donne une fausse date de
naissance pour faire croire que vous êtes majeur).
De
nature à causer un préjudice : le simple mensonge ne constitue pas
le faux. Il faut que ce mensonge soit susceptible de causer un
préjudice. Pas qu’il en ait causé un : un préjudice éventuel
suffit. Et en la matière, les juges ont de l’imagination. Un mien
client qui s’était fabriqué une fausse carte d’étudiant pour faire
croire à ses parents qu’il poursuivait ses études a été condamné
car le tribunal a estimé qu’il aurait pu utiliser ce document pour
bénéficier de tarifs réduits au cinéma.
Accompli par quelque moyen que ce soit : la formule parle d’elle même.
Dans
un écrit ou tout support de la pensée : le faux trouve son domaine
de prédilection dans le support écrit, mais il peut être constitué
par toute altération de la vérité, même sur autre chose. Par
exemple, substituer votre photo à celle d’un autre sur une carte
d’étudiant n’altère pas l’écrit, mais l’image. C’est un support de
la pensée pour la jurisprudence, puisque la photo associe une
personne aux informations y figurant.
Qui a pour objet ou qui peut avoir pour effet d’établir la preuve d’un droit ou d’un fait ayant des conséquences juridiques : c’est la limite du faux. Il ne suffit pas d’altérer la vérité : il faut que cette altération ait un effet juridique minime mais réel. Un simple écrit mensonger ne constitue pas un faux mais un programme électoral.
Dans le cas Kerviel, le faux retenu est la fabrication de faux e-mails, rédigés sous le nom d’autrui, pour justifier auprès des services de surveillance des activités financières, qu’on appelle dans la finance, où parler français est le comble de la vulgarité, le Back Office, qui surveille le Front Desk, les anomalies qui ont été relevées dans certaines prises de position. Ces faux e mails ont d’ailleurs mis à mal la théorie de la défense qui cosistait à dire que la banque était au courant mais laissait faire car Kerviel rapportait beaucoup. Si elle laissait faire, pourquoi l’induire en erreur avec des faux e-mails justificatifs ?
Le
faux et l’usage de ce faux sont deux délits distincts, mais en
pratique très souvent commis par la même personne dans la foulée :
celui qui forge un faux compte bien en faire usage pour bénéficier
de ses effets, d’où l’expression-wagon « faux et usage de
faux ». Mais il ne s’agit pas d’une formule indivisible. Tous
deux sont punis de 3 ans de prison et 45 000 euros d’amende.
À quoi a-t-il été condamné ?
En droit français, quand un prévenu est poursuivi pour plusieurs délits et déclaré coupables de plusieurs d’entre eux, le tribunal droit en principe prononcer une seule peine. Les peines encourues ne s’additionnent pas : le tribunal est tenu par la peine la plus sévère prévue pour les délits retenus.
Ici,
trois délits sont retenus. Deux sont punis de 3 ans de prison,
et un de 5 ans. Le tribunal peut prononcer au maximum 5 ans
d’emprisonnement. Les amendes maximales sont de 375 000, 75 000
et 45 000 euros d’amende. Le tribunal peut prononcer jusqu’à
375 000 euros d’amende. Le maximum de l’emprisonnement est
fixé par l’introduction frauduleuse de données, et l’amende par
l’abus de confiance. Le faux et l’usage de faux n’apportent rien sur
ces maxima. Mais bien sûr, le fait qu’ils soient aussi retenus
justifie une peine prononcée plus sévère que s’ils ne l’avaient
pas été.
Et
sévère, le tribunal va l’être, puisqu’il va prononcer le maximum
de l’emprisonnement : 5 ans de prison. Il va toutefois décider que seuls trois seront « ferme » et deux avec sursis,
c’est-à-dire n’auront pas à être exécutés si le condamné ne
l’est pas à nouveau dans un délai de 5 ans. 3 ans ferme, cela
implique un passage par la case prison. Jusqu’à deux ans ferme, un
aménagement est envisageable évitant l’incarcération pure et
simple. Le tribunal est allé au-delà de cette limite.
Concrètement, une peine de 3 ans donne un crédit de réduction de
peine de 7 mois, restent 29 à effectuer. Une libération
conditionnelle est envisageable au mieux au bout de 14 mois et demi,
mais ça veut dire plus d’un an derrière les barreaux.
Le tribunal ne prononcera pas de peine d’amende. Il n’a pas à s’expliquer sur ce choix.
Par
contre, il va prononcer en outre une peine complémentaire prévue
pour l’abus de confiance par l’article
314-10, 2° du Code pénal : l’interdiction définitive
d’exercice de la profession dans l’exercice de laquelle le délit a
été commis, ici la profession d’opérateur financier (en français,
on dit trader) et
toute activité liée aux marchés financiers. Nous voilà rassurés
: si une banque voulait engager Jérôme Kerviel comme trader,
ce n’est plus possible. Ouf. Mais impossible n’est pas français. Le
Code de procédure pénale lui permet de demander la levée de cette
interdiction, par simple requête, examinée par la juridiction ayant
rendu la décision. La seule condition est d’attendre six mois après
que cette décision est devenue définitive, et en cas de rejet de
cette requête, d’attendre à nouveau 6 mois pour en présenter une
nouvelle (concrètement, à Paris, avec les délais d’audiencement,
ce sera examiné une fois par an). Mais je doute que Jérôme
Kerviel ait envie de regoûter aux joies des puts.
C’est quoi alors cette histoire de 4,9 milliards ?
4 915 610 154 euros précisément. Ce sont les dommages-intérêts dus à la victime principale (il y en a deux autres, deux salariés de la banque, qui ont obtenu réparation du préjudice moral causé par les conditions de travail délétères causées par cette affaire et par les craintes sur la pérennité de leur emploi, qui ne toucheront que 4 000 euros chacun. Contrairement à l’amende, qui est une peine, les dommages-intérêts sont une réparation. C’est le montant précis qu’a perdu la Société Générale à cause des agissements de Jérôme Kerviel, estime le tribunal.
Ce montant correspond à la perte nette subie après avoir opéré le « débouclage » des positions de Jérôme Kerviel. Son activité consistait à promettre à divers partenaires soit d’acheter telle quantité de contrats à tel prix fixé d’avance, soit de les vendre, là aussi à une date et un prix fixés. Le calcul consiste à espérer que le prix des contrats va augmenter dans le premier cas, ou baisser dans le second, générant un substantiel bénéfice (le partenaire y gagne que lui est débarrassé de ce risque, l’opération lui permettant de connaître avec certitude le prix futur de ces contrats, le jour où il réalisera l’opération envisagée).
Le
montant total des engagements d’achat ou de vente, le jour où le pot
aux roses est découvert, était de l’ordre de 52 milliards d’euros,
soit bien plus que la banque ne pouvait se permettre d’engager. Or il
est interdit aux banques de s’engager au-delà de ce qu’elles peuvent
réellement payer. Il faut que, si ces opérations tournent à la
catastrophe et que la Société Générale doive payer de sa poche
ces 52 milliards sans rien engranger en retour, elle les ait dans ses
caisses (je simplifie quelque peu, que mes lecteurs cocaïnomanes
traders me pardonnent). Face à ces positions impossibles à
tenir, la banque a estimé ne pas avoir d’autre choix que de les
liquider immédiatement, c’est à dire les revendre à d’autres. Ce
volume a mécaniquement entraîné la baisse de valeur de ces
contrats, outre le fait que l’empressement de la Société Générale
à s’en débarrasser a également contribué à cette diminution.
Bilan de l’opération, perte sèche de 6 445 696 815
euros. La Société Générale a déduit de ce montant le bénéfice
réalisé par Jérôme Kerviel en 2007 (1,47 milliards) d’où le
chiffre du jour de 4 915 610 154 euros réclamé par
la banque et accordé par le tribunal.
À
cela, la défense de Jérôme Kerviel opposait deux arguments :
d’abord, la théorie de la complicité tacite. La banque savait et
laissait faire car elle gagnait de l’argent, puis a lâché son
trader quand la poule aux
œufs d’or a cessé de pondre. Le tribunal a estimé qu’aucune preuve
n’était apportée, et a retourné cet argument contre le prévenu,
en en déduisant qu’il niait sa responsabilité et imputait
cyniquement ses erreurs à la victime. Ensuite, la faute de la banque
: si elle avait liquidé ces positions plus lentement, peu à peu,
voire avait attendu leur terme, elle n’aurait pas tant perdu et même
aurait pu gagner de l’argent.
Ce dernier argument n’avait aucune chance de prospérer. En supposant que le comportement de la banque ait été fautif, ce qui n’est pas certain, sa décision du débouclage immédiat reposant sur des arguments sérieux, la jurisprudence estime que la faute de la victime n’est susceptible de diminuer son droit à réparation que dans le cas de délits non intentionnels, comme les homicides ou blessures involontaires, car l’auteur n’a pas recherché le dommage. Mais dans le cas de délits intentionnels, et les trois délits imputés à Jérôme Kerviel sont intentionnels, où l’auteur a recherché le résultat obtenu, la faute de la victime ne peut être invoquée par le condamné. Cela reviendrait à accepter que le voleur de voiture se dédouane en disant que le propriétaire avait oublié de fermer la porte à clef, ou que le mari violent justifie ses coups par l’adultère de son épouse (l’adultère restant une faute civile en droit français). Si la Société Générale a perdu 6,4 milliards d’euros lors du déboclage des positions Kerviel, ce n’est pas, dit le tribunal, parce qu’elle a débouclé, mais parce que Jérôme Kerviel a pris ces positions. Ite Missa Est.
Une
telle somme, pour une particulier, n’est-ce pas n’importe quoi ?
C’est impossible qu’il paye, pourquoi prononcer une telle somme ?
(Et autres variations habituelles sur le thème de la justice
déconnecté du vrai monde réel et du bon sens).
La loi est la même pour tous. Celui qui a causé un dommage doit le réparer. Et la règle est celle de la réparation intégrale. L’article 3 du Code de procédure pénale dispose dans son alinéa 2 que l’action civile devant la juridiction pénale sera recevable pour tous chefs de dommages, aussi bien matériels que corporels ou moraux, qui découleront des faits objets de la poursuite.
La
condamnation n’est pas démesurée : elle est à la hauteur de la
démesure des engagements pris par Jérôme Kerviel : plus de 50
milliards d’euros d’engagements. La perte sèche est de 10% de ce
montant.
Dès
lors que le tribunal a estimé que Jérôme Kerviel était
responsable et seul responsable de ces malversations, il ne pouvait
que le condamner à rembourser, et je suis ouvert pour savoir comment
le « bon sens » décide que celui qui a provoqué une
perte n’a à rembourser qu’une partie, et surtout comment on calcule
cette quote-part.
Évidemment,
on se situe à un niveau tellement élevé que les règles
habituelles aboutissent à des résultats ahurissants. Le droit et la
physique ont ceci en commun que les lois perdent leur sens face à
l’infiniment petit et l’infiniment grand. Mais nous n’avons pas
encore de droit quantique pour nous aider.
Ainsi,
l’article
1153-1 du Code civil prévoit qu’en toute matière, la
condamnation à une indemnité emporte intérêts au taux légal même
en l’absence de demande ou de disposition spéciale du jugement.
Jérôme
Kerviel a de la chance dans son malheur, le taux légal n’a jamais
été aussi bas : 0,65% par an. Sur une telle somme cependant, cela
signifie 31 951 466 euros par an, c’est à dire 85 538,26
euros par jour.
Mais il y a mieux. L’article L.313-3 du Code monétaire et financier prévoit qu’en cas de condamnation pécuniaire par décision de justice, le taux de l’intérêt légal est majoré de cinq points à l’expiration d’un délai de deux mois à compter du jour où la décision de justice est devenue exécutoire. C’est à dire que deux mois après que cette condamnation sera devenue définitive (ce que l’appel empêchera pour le moment) cette somme passera à 277 731 973 euros annuels, soit 760 909,52 euros par jour.
Ce
qui est terrible pour les avocats spécialisés dans la réparation
du préjudice corporel, qui défendent des éclopés, des amputés,
des handicapés lourds, et leurs familles, c’est qu’ils savent
que la perte d’un enfant est indemnisée à hauteur de 30 à 40 000
euros. C’est à dire que la Société Générale bénéficie d’un
jugement équivalent à la perte de 120 000 enfants. Magie du
préjudice économique : il peut être justifié à l’euro près,
fût-ce sur 4,9 milliards. Alors que notre culture judéo-chrétienne
trouve indécent d’estimer la douleur, et paradoxalement ajoute
l’indécence d’une réparation dérisoire, ce qui nous rend tout
surpris quand quelqu’un obtient une réparation intégrale.
Mais comment Jérôme Kerviel va-t-il pouvoir payer ?
Il
ne le pourra pas. Et la Société Générale en a conscience,
rassurez-vous. Simplement, elle a une arme désormais pour saisir à
son profit les droits d’auteur du livre de Jérôme Kerviel, et le
prix de la cession des droits de son histoire pour le film qui
immanquablement va être tiré de cette affaire. Et
elle a bien l’intention de s’en servir. Qu’il ne
s’enrichisse pas grâce au récit de ses turpitudes n’est pas
nécessairement choquant. Et puis viendra un temps où la Société
Générale n’aura rien fait pour récupérer sa dette pendant —5— 10 ans (s’agissant d’une condamnation par un jugement, titre exécutoire, la prescription est portée à 10 ans, merci à @guilluy de m’avoir signalé mon erreur), et elle sera prescrite.
L’État ne va pas payer à la place de Kerviel ?
Si.
La Société Générale peut, comme tout justiciable, bénéficier du
Service d’Aide au Recouvrement des Victimes d’Infraction. L’État
est légalement tenu de lui faire l’avance du montant des
dommages-intérêts. À hauteur de 3000 euros.
Quelle sera la suite ?
Jérôme Kerviel a immédiatement fait appel. Il sera donc rejugé par la cour d’appel de Paris, dans un an environ. En attendant, le jugement ne peut être mis en application. Jérôme Kerviel ne doit rien et ne peut aller en prison.
À suivre donc.
Pour en savoir plus :
Récit de l’audience où le jugement a été rendu chez Aliocha, qui, elle, sait qu’on ne parle de verdict que devant la cour d’assises (sérieusement, quelle chroniqueuse judiciaire elle ferait…)
L’intégralité du jugement, 73 pages, chez Pascale Robert-Diard.