Je ne puis m’empêcher d’ajouter ma parole au flot de louanges qui accompagne l’annonce du décès brutal de Philippe Séguin, mais l’émotion que je ressens de ce fait est certaine. Et si un blog ne sert pas à exprimer ce qu’on ressent face à une telle perte et expliquer pourquoi, je me demande bien à quoi ça sert.
Je ne connaissais bien sûr pas Philippe Séguin personnellement, mais uniquement par sa carrière politique et professionnelle. Ceux qui l’ont connu sont ceux qui pleurent en parlant de lui, vous voyez à qui je fais allusion.
Philippe Séguin (crédit photo: cour des comptes ; sans jeu de mot, je compte sur sa compréhension, je trouve que cette photo est parfaite pour lui rendre hommage) était l’actuel premier président de la cour des comptes. C’était donc un magistrat, leur statut leur donne ce titre, mais d’un corps distinct des magistrats judiciaires (juges et procureurs, les magistrats stricto sensu) et administratifs (conseillers des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel, Conseil d’État). C’est un ordre de juridiction spécifique, rattaché à l’ordre administratif, dont la fonction est de vérifier les comptes des fonctionnaires en charge de valider chaque dépense publique (qu’on appelle les comptables publics), et de manière plus générale de vérifier la gestion des administrations, organismes publics, établissements publics et privés recevant des subventions de l’État. Autant dire que le terrain d’action est vaste.
A côté de sa carrière à la Cour des comptes, il a eu une longue carrière politique, essentiellement parlementaire, commencée en 1978.
C’était un homme politique que je respectais beaucoup, et mes lecteurs savent qu’ils sont peu nombreux dans ce cas, malgré mes opinions divergentes sur l’Europe. Pour vous expliquer pourquoi, je voudrais vous inviter à lire le Journal Officiel des débats parlementaires, pour un moment d’éloquence parlementaire comme il n’y en que trop rarement.
Nous sommes le 17 septembre 1981. L’assemblée est saisie en première lecture du projet de loi porté par le Garde des Sceaux Robert Badinter portant abolition de la peine de mort. Robert Badinter vient de prononcer son discours entré dans l’histoire, qui s’est passé dans une ambiance électrique, les opposants à l’abolition jetant leurs dernières forces dans la bataille, parfois jusqu’à l’ignominie, comme quand Hyacinthe Santoni osera jeter à la figure de Robert Badinter le nom d’un de ses clients qu’il avait en vain défendu contre la peine de mort et avait accompagné jusqu’au supplice. Pascal Clément (oui, le Garde des Sceaux de 2005 à 2007) soutient la question préalable, qui vise, pour simplifier, à rejeter le texte sans débat. A la demande de Robert Badinter, c’est Philippe Séguin, député RPR et abolitionniste convaincu depuis longtemps (aux côtés de Jacques Chirac, qui s’était lui aussi prononcé pour l’abolition lors de la campagne présidentielle de 1981) qui va prendre la aprole contre la question préalable de Pascal Clément.
Beau geste et fine manoeuvre, les deux ne sont pas incompatibles. Beau geste car il permet à Philippe Séguin, qui avait déjà soutenu une proposition de loi portant abolition lors de la précédente législature, de prendre part au combat final. Fine manoeuvre car face à Philippe Séguin, les députés opposés à l’abolition vont être obligés d’écouter plus respectueusement.
Et ce qui va suivre est un des plus beaux moment d’éloquence parlementaire de l’histoire de la république. Une leçon de rhétorique pour tous les avocats, Et de respect de l’adversaire pour tout le monde. Voyez comment il va capter la bienveillance de l’auditoire, rejeter tout anathème à l’encontre de ses adversaires, réfuter leurs arguments tout en rappelant combien ils sont respectables. C’est ici.
C’est un .pdf, désolé, ça commence page 10 du document, milieu de la colonne de droite.
Mise à jour : Un administrateur de l’assemblée nationale m’informe qu’à la suite de mon billet, le site de l’assemblée a intégré ce discours au format html sur la page consacrée à Philippe Séguin ès qualité d’ancien président de l’assemblée. Merci mille fois, le confort de lecture est amélioré et ce discours sera désormais indexé par les moteurs de recherche taxés.
Voilà, c’était Philippe Séguin. Je suis sûr que même les magistrats financiers qui étaient en désaccord avec sa politique de réforme des chambres régionales des comptes, qu’il avait décidé de regrouper en structures interrégionales, sont eux aussi touchés par son décès. C’est au nombre de ses adversaires qui le pleurent qu’on juge le mérite d’un homme politique. Et Philippe Séguin était de ce point de vue extraordinaire.