Michèle Aliot-Marie a réuni ce 10 décembre mes pires cauchemars et mes pires cauchemars en chef, aussi appelés les procureurs de la République et les procureurs généraux.
Rappelons que le procureur de la République (PR) dirige le parquet au niveau d’un tribunal de grande instance, et le procureur général (PG) au niveau d’une cour d’appel, et qu’il est le supérieur hiérarchique des PR des tribunaux de grande instance situés dans le ressort de sa cour d’appel. Le procureur général de Paris, Laurent Le Mesle, est ainsi le chef des procureurs de la République de Paris, Bobigny, Créteil, Évry, Fontainebleau, Meaux, Melun, Auxerre et Sens, mais pas de Nanterre, qui relève de la cour d’appel de Versailles, avec Pontoise, Versailles et Chartres.
À cette occasion, le ministre a livré pas mal d’informations sur la réforme de la procédure pénale en cours. Habilement déguisé en procureur général (une perruque blanche et deux rangées de médailles suffisent), j’ai pu me glisser dans la salle et prendre des notes.
Tout d’abord, ce qui n’est pas un scoop quand on connaît les méthodes de travail de la Chancellerie ces dernières années, la réforme est déjà prête, même si la concertation n’a pas encore commencé. Ceux qui pensaient que la politique du “cause toujours, tu m’intéresses” allait cesser avec le changement de ministre en sont pour leurs frais. La procédure pénale sera réformée comme la carte judiciaire, avec probablement le même résultat : une réforme que tout le monde souhaite ne satisfera en fin de compte personne.
La tombe des juges d’instruction est déjà creusée. Vouloir les sauver est un combat perdu d’avance (ce qui ne veut pas dire qu’il ne vaille pas la peine d’être mené). Et en fait de tombe, c’est un caveau puisque la réforme voulue par la commission d’enquête sur Outreau, à savoir la collégialité de l’instruction, déjà votée depuis mars 2007 et qui devait initialement entrer en vigueur le 1er janvier prochain est enterrée avec. On a eu chaud : on a failli appliquer une bonne idée du parlement et qui faisait l’objet d’un consensus entre la majorité et l’opposition. Ouf.
La création d’un Juge de l’Enquête et des Libertés (JEL) est confirmée. Au nom de tous les avocats de France amateurs de calembours, dont je suis, merci. Autant on séchait depuis 10 ans sur le Juge des Libertés et de la Détention (JLD), autant sur JEL, on va pouvoir se lâcher : on se les JEL, moi, je suis anti-JEL, etc., des opportunités sans nombre s’ouvrent devant nous.
Ce JEL serait seul compétent pour décider de toute mesure attentatoire aux libertés. La Chancellerie anticipe donc une confirmation par la Grande Chambre de la cour européenne des droits de l’homme de l’arrêt Medvedyev (Requête no 3394/03)—quelqu’un pourrait-il m’expliquer comment on fait un lien permanent vers un arrêt de la CEDH ?(ok, merci), puisque le JEL serait seul compétent pour prolonger une garde à vue (GAV) voire l’ordonner, mais le ministre n’a pas été très clair là-dessus. Si tel était le cas, l’hystérie des syndicats de policier sera telle que l’intervention de l’avocat en garde à vue leur paraîtra une aimable plaisanterie à côté.
Le JEL pourra être saisi par les parties (Au sens juridique seulement, sinon il y aurait outrage à magistrat) et autoriser, voire ordonner certains actes. Au parquet, donc. Je ne mets pas en cause la bonne foi des parquets, mais confier à la partie adverse l’exécution d’un acte demandé par la défense me paraît assez extravagant et je ne suis pas sûr que la Cour européenne des droits de l’homme, qui dans l’arrêt Medvedyev précité a bien précisé que le parquet n’était pas une autorité judiciaire faute d’indépendance, trouve elle aussi ce système satisfaisant.
Là où on glisse dans la très mauvaise idée, c’est que, contrairement à l’actuel JLD qui siège au niveau du tribunal de grande instance, les JEL siégeront dans les tribunaux de grande instance ayant actuellement un pôle de l’instruction (l’idée, à peine mise en place, étant de regrouper les instruction délicates, criminelles ou complexes, auprès des “gros” tribunaux du secteur ; encore une réforme coûteuse qui passera à la trappe avant d’avoir pu avoir des effets perceptibles, soit dit en passant). En région parisienne, on s’en fiche un peu. Tous les TGI sont pôles de l’instruction. Mais en province, ça signifie que les avocats vont devoir faire le déplacement jusqu’au tribunal du JEL pour plaider leurs demandes d’actes et leurs demandes de mise en liberté. Malheur aux avocats de Saint Malo et de Quimper, tribunaux de grande instance sans pôle de l’instruction, qui devront aller à Rennes ou à Brest à chaque fois (150 km aller retour).
Et la charge de travail de ces JEL va être hallucinante ts’ils sont en charge des gardes à vue. De fait, contrairement à l’actuel JLD, les fonctions de JEL seront forcément permanentes, je ne vois pas comment un juge aurait le temps de faire autre chose. Et quand je dis permanentes, c’est permanentes ; un JEL devra être joignable en pleine nuit. Ça promet des moments de rigolade et des nuits sur le canapé.
Pour la présence de l’avocat, le choix s’est fait sur la proposition du rapport Léger : avocat présent lors des auditions de son client (et des confrontations, je suppose, qui sont une forme d’audition du gardé à vue), et accès à la procédure en cas de renouvellement. Voilà, ça continue. On est autant les bienvenus qu’un clown à des funérailles. On nous a d’abord laissé venir à la 21e heure, mais sans rien savoir du dossier. Puis à la première heure, mais toujours pour 30 mn sans rien savoir du dossier. Quand la condamnation de la France se profile de manière évidente (le ministre le sait mais ne le reconnaîtra jamais, ce gouvernement a fait de l’art du déni une méthode de gouvernement), on entr’ouve encore un peu la porte mais pas totalement. RIEN ne justifie que ces pièces soient cachées à l’avocat (il n’y a pas d’autre mot : elles existent, le procureur peut même se les faire faxer s’il les demande), et si elle se contente de cette cote mal taillée, la France sera condamnée pour cette entrave absurde et inutile à la défense. Il suffit de lire l’arrêt Dayanan, bon sang de bois : «l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer.» (§32). Comment discute-t-on l’accusation si elle nous est cachée, bande de gros malins ?
L’entrée en vigueur de la réforme est prévue pour le 1er janvier 2011. Oui, dans un an et quelques jours. C’est là que le ministre a reconnu implicitement que les textes étaient prêts, ils seront présentés dès janvier au parlement et que toute la concertation annoncée était du vent, un pur alibi, comme pour la carte judiciaire. On ne change pas une méthode qui marche.
Et devinez-quoi ? Cette réforme se fera à moyens constants. Pas un fifrelin de plus, pas un magistrat supplémentaire. Les tribunaux où la situation sera vraiment critique se verront peut-être accorder des Post-It supplémentaires, à valoir sur le budget 2012.
Ce n’est pas tout.
Puisque le parquet n’est pas indépendant, autant le rendre encore plus dépendant. Désormais, les parquets devront solliciter du préfet les effectifs de police nécessaires pour mener telle ou telle opération de police judiciaire. Et si le préfet refuse ? Et ben tant pis. Bon, là, je sens une censure du Conseil constitutionnel gros comme une maison. Violation de la séparation des autorités administratives et judiciaires par une tutelle de fait des préfets sur les procureurs, et empiètement de l’exécutif dans le judiciaire. Ce serait un siècle d’histoire de la police, avec la création des brigades mobiles par Georges Clemenceau en 1907, premières unités de police judiciaires sous les ordres du seul parquet, que l’on mettrait à la poubelle. Mais le fait qu’un tel projet ait pu germer au sein de la Chancellerie en dit long sur la volonté de reprise en main du judiciaire.
Si des personnes présentes à cette réunion voulaient rectifier ce que j’aurais peut-être mal compris, n’hésitez pas. En tout cas, je pense que ceux de mes confrères qui furent prompts à danser sur la tombe du juge d’instruction vont peut-être avoir des ampoules aux pieds.