L’Académie Busiris, réunie en sous-section, vient de décerner le prix Busiris à monsieur Éric Raoult, député de la 12e circonscription de Seine Saint Denis et maire du Raincy, dans le même département.
Les propos primés ont tout particulièrement retenu l’attention de l’Académie car ils ont été publiés au Journal Officiel de la République (dans son édition consacrée aux débats parlementaires) le 10 novembre dernier (question n°63353). Les voici, tels qu’à jamais gravés dans la mémoire de la république, c’est-à-dire avec les approximations grammaticales (et bien sûr juridiques) non corrigées.
M. Éric Raoult attire l’attention de M. le ministre de la culture et de la communication sur le devoir de réserve, dû aux lauréats du prix Goncourt. En effet, ce prix qui est le prix littéraire français le plus prestigieux est regardé en France, mais aussi dans le monde, par de nombreux auteurs et amateurs de la littérature française. À ce titre, le message délivré par les lauréats se doit de respecter la cohésion nationale et l’image de notre pays. Les prises de position de Marie Ndiaye, prix Goncourt 2009, qui explique dans une interview parue dans la presse, qu’elle trouve « cette France [de Sarkozy] monstrueuse », et d’ajouter « Besson, Hortefeux, tous ces gens-là, je les trouve monstrueux », sont inacceptables. Ces propos d’une rare violence, sont peu respectueux voire insultants, à l’égard de ministres de la République et plus encore du chef de l’État. Il lui semble que le droit d’expression ne peut pas devenir un droit à l’insulte ou au règlement de comptes personnel. Une personnalité qui défend les couleurs littéraires de la France se doit de faire preuve d’un certain respect à l’égard de nos institutions, et de respecter le rôle et le symbole qu’elle représente. C’est pourquoi il lui paraît utile de rappeler à ces lauréats le nécessaire devoir de réserve, qui va dans le sens d’une plus grande exemplarité et responsabilité. Il lui demande donc de lui indiquer sa position sur ce dossier, et ce qu’il compte entreprendre en la matière.
Tout d’abord, et le ministre de la culture et de la communication aura rectifié de lui-même, le devoir de réserve ne peut en tout état de cause être dû aux lauréats mais dû par les lauréats : cette erreur de préposition fait du lauréat le créancier alors que dans l’esprit la tête du député, il en serait évidemment le débiteur.
Le propos juridiquement aberrant est donc qu’un écrivain serait soumis à un devoir de réserve sous prétexte qu’il aurait été honoré d’un prix littéraire. À cette lecture, et sans violer le secret des délibérations, l’Académie unanime s’est exclamée : « Gné ? » ce qui révèle sa surprise, son désarroi et pour dire le tout, sa détresse face à ce naufrage.
Rappelons les textes applicables en la matière à toute personne, ce qui inclut, vérification faite, les écrivains, mais aussi, même si parfois on en vient à le regretter, les députés.
À tout seigneur tout honneur, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui est en vigueur et a même valeur constitutionnelle, c’est à dire supérieure à la loi, en son article 10 :
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
Reconnaissons qu’à l’époque, les députés savaient manier la langue française.
L’Europe est aussi de la partie puisqu’un autre article 10, celui de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, dite Convention Européenne des Droits de l’Homme brevitatis causa.
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
« 2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
Et n’en déplaise à monsieur le député, l’expression critique à l’égard du pouvoir en place, si elle peut troubler la digestion d’un député de Seine Saint Denis, ne trouble pas l’ordre public, la sécurité nationale, la sûreté publique, la santé, ou la morale. J’ajouterais même qu’elle est, y compris dans ses excès, nécessaire dans une société démocratique.
Et ce fameux devoir de réserve, alors ?
C’est une création jurisprudentielle du Conseil d’État (CE, Ass., 28 mai 1954, Barel, n° 28238). au domaine très délimité : il frappe les fonctionnaires et agents publics (les magistrats ne sont pas des fonctionnaires au sens strict car ils ont leur statut propre, mais ils sont soumis au devoir de réserve), et eux seulement.
Le statut général des fonctionnaires (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983) en son article 6 proclame la liberté d’expression des fonctionnaires, qui sont des citoyens comme les autres. Mais le Conseil d’État a apporté une limite à cette liberté, le devoir de réserve, que le Conseil n’a pas défini (que diantre, il n’est pas législateur) mais qui apparaît au fil des décisions comme une obligation de modération sur la forme, liée à l’obligation de neutralité de l’État qui s’exprime à travers ses agents, et à l’obligation de loyauté de ceux-ci envers l’État dont il se sont faits les serviteurs. Question de cohérence, en somme. Le Conseil d’État ayant précisé que les élus syndicaux sont largement déliés de ce devoir, l’action syndicale s’accompagnant volontiers d’une certaine outrance revendicative.
Le devoir de réserve est souvent invoqué à tort et à travers par des gens qui n’y ont rien compris comme interdisant à un fonctionnaire de s’exprimer, y compris parfois sur des affaires purement privées. Éric Raoult, à son corps défendant, nous en fournit un exemple qui va encore plus loin puisqu’un écrivain, fût-il primé, n’est pas fonctionnaire pour autant, d’autant que le prix Goncourt (d’un montant rappelons-le de dix euros) est remis par la société littéraire des Goncourt, association loi 1901 reconnue d’utilité publique, c’est-à-dire une personne privée.
La question qui a fait débat est celle de la mauvaise foi. Éric Raoult n’est-il pas, au fond, convaincu que les écrivains seraient tenus à un devoir de réserve, et n’est-il pas sincère dans son interpellation, ce qui exclurait le Busiris ?
Plusieurs éléments ont fait opiner en faveur de la mauvaise foi. L’élément essentiel est la publicité donnée par ce député à la question qu’il se préparait à poser, au mépris de la courtoisie élémentaire due à un ministre qui voulait qu’on lui en réservât la primeur. La recherche manifeste de médiatisation crée une présomption de mauvaise foi.
De plus l’Académie a estimé que s’agissant d’une personne qui a été député depuis 1986 (avec une interruption de 1997 à 2002), deux fois ministre, et aujourd’hui vice président de l’assemblée nationale, une certaine connaissance du droit pouvait sinon s’induire, du moins être exigée.
Ajoutons à cela qu’en 2005, en tant que maire du Raincy, lors des émeutes de l’automne, il fut le premier à proclamer l’état d’urgence dans sa commune pourtant épargnée par les actes de violence afin de griller la politesse au premier ministre, ce qui montre une certaine tendance à la gesticulation inutile pour attirer l’attention sur lui.
Ce qui établit en même temps le mobile d’opportunité politique, et emporte la décision.
Le prix lui est donc décerné avec la mention très déshonorable.
L’Académie adresse ses félicitations à l’heureux gagnant et remercie ses collègues de l’Académie Goncourt de lui avoir fourni cette occasion de poilade.