Ainsi, Jacques Chirac est renvoyé en correctionnelle dans l’affaire dite des chargés de mission de la ville de Paris. La machine à com’ s’est mise en route et les « éléments de langage » comme la novlangue appelle les arguments à répéter comme des perroquets dès qu’un micro apparaît commencent à circuler, de manière surprenante des deux côtés de l’échiquier politique.
Alors un peu de décryptage s’impose.
De quoi s’agit-il ?
Les faits remontent à l’époque où Jacques Chirac était maire de Paris. Il est soupçonné d’avoir recruté des “chargés de mission”, trois mots pour ne rien dire, rémunérés par la mairie mais qui en réalité travaillaient à plein temps pour le parti politique que dirigeait Jacques Chirac. C’est pourquoi on parle d‘“emplois fictifs” : ce n’était pas des gens payés à ne rien faire, ils étaient payés par la mairie sans travailler pour elle.
Quelle est la qualification retenue est les peines encourues ?
Abus de confiance (article 314-1 du Code pénal), 3 ans et 375000 euros d’amende, et détournement de biens publics (article 432-15 du Code pénal) : 10 ans de prison et 150000 euros d’amende.
Ça veut dire que Jacques Chirac va être condamné à 15 ans de prison ?
Non. D’abord, rien ne dit qu’il sera condamné : une relaxe est possible, ou un non lieu prononcé par la cour d’appel. Et en cas de culpabilité, d’une part, les peines seront confondues et d’autre part ne pourront dépasser le maximum prévu pour le délit le plus grave. Donc au pire, ce sera les dix ans de prison du détournement, et les 375000 euros d’amende de l’abus de confiance.
Mais s’il est coupable, il va faire de la prison ?
Non, les chances sont nulles. Jacques Chirac est un prévenu comme les autres et sera jugé comme les autres. En supposant qu’il est coupable, le tribunal devra prononcer une peine selon les critères fixés par l’article 132-24 du Code pénal : « La nature, le quantum et le régime des peines prononcées sont fixés de manière à concilier la protection effective de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de favoriser l’insertion ou la réinsertion du condamné et de prévenir la commission de nouvelles infractions. » Le tribunal doit de plus motiver spécialement le choix d’une peine de prison ferme : article 132-19 du Code pénal (cette règle ne s’applique pas en cas de récidive, mais ce n’est pas le cas ici).
En supposant Jacques Chirac coupable (ce n’est qu’une hypothèse pour l’intérêt de la discussion, bien sûr), la société n’a plus besoin d’être protégée et le renouvellement des infractions est impossible, M. Chirac n’ayant plus de mandat électif lui permettant de décider de l’engagement de dépenses. La réinsertion du condamné est acquise, car outre sa retraite de l’Inspection du Trésor la Cour des Comptes (et on ne peut reprocher à Jacques Chirac son désintérêt pour les comptes), il a un travail stable au Conseil constitutionnel et préside une fondation portant le nom d’un ancien président de la République. Enfin, son casier judiciaire ne porte mention d’aucune condamnation. Outre une trajectoire professionnelle assez hors du commun et passée, ne serait-ce qu’en partie, au service de la chose publique.
Au vu de ces éléments, je n’envisage pas un seul moment un tribunal correctionnel prononcer une peine ferme.
Pourquoi la justice a-t-elle été si lente ?
L’argument est souvent entendu, et même à gauche : pourquoi maintenant, et pas, au hasard, au moment de la campagne présidentielle 2002, quand le scandale avait un intérêt politique ? Poursuivre un retraité populaire ne présente plus le même charme pour les ennemis d’hier qui ont trouvé une nouvelle tête de turc hongroise.
La Justice n’a pas été lente ! L’article 67 de la Constitution, modifiée en cours de route pour assurer une meilleure protection du président de la République, l’empêchait de témoigner, et prohibait toute action, acte d’information, d’instruction ou de poursuite. Cette protection prend fin un mois après la cessation du mandat présidentiel. Et à peine ce délai écoulé en juillet 2007, Jacques Chirac a été mis en examen. L’instruction est clôturée et l’ordonnance de renvoi rendue à peine deux ans plus tard. C’est un rythme très honorable. Si les politiques souhaitent qu’elle soit plus rapide, je leur suggère de lever les obstacles qu’eux même ont mis, je n’ose leur suggérer de lui donner les moyens de faire son travail.
En attendant, la Justice est une dame patiente. Si on lui dit d’attendre, elle attend. Mais elle n’oublie pas.
Le parquet n’avait-il pas requis un non lieu ?
Oui. Cela montre l’urgence qu’il y a à supprimer le juge d’instruction. Si cette réforme avait été réalisée, le dossier serait déjà au pilon. C’est ce qu’on appelle une justice moderne et entrée dans le 21e siècle.
Mais du coup, le parquet ne va-t-il pas refuser de soutenir l’accusation à l’audience et requérir la relaxe ?
Ça reste à voir. Dans l’affaire Clearstream, le parquet a montré qu’il savait effectuer des virages au frein à main dans ses opinions : le non lieu requis pour Dominique de Villepin s’est mué en réquisitions aussi sévères que créatives, puisqu’on imputait au prévenu une complicité passive qui a dû plonger bien des étudiants en droit dans des abîmes de perplexité.
Et est-ce que cela a encore un sens de poursuivre un homme âgé aussi longtemps après ?
La question n’est pas juridique mais morale. Je vais donc ici donner mon opinion. Qui est oui, sans hésiter. Le président de la République n’est qu’un citoyen ordinaire à qui est confié par ses concitoyens une charge extraordinaire, à titre temporaire. Une fois cette charge terminée, il redevient un citoyen ordinaire, et la parenthèse qui justifiait une protection extra-ordinaire est refermée. Cette charge comme cette protection sont conçues non pour son intérêt personnel mais pour le bien de la fonction. Il ne doit donc pas pouvoir en profiter pour ne pas avoir à rendre de comptes sur ses éventuelles turpitudes.
J’ajoute qu’il est sain que l’illusion de l’impunité, qui est extrêmement criminogène, se dissipe aux yeux de quiconque exerce une charge publique. Un peu plus de vertu ne fait jamais de mal en république disait l’oncle Charles-Louis, qui avait oublié d’être sot.
D’autant que le prévenu ne risque pas de connaître la paille humide des cachots que lui promettaient des troubadours dans un excès d’enthousiasme. Au pire risque-t-il une tache sur la statue du commandeur qu’il était en train de sculpter à sa propre gloire.
Et pour des hommes qui ont embrassé une carrière nécessitant d’être un peu narcissique, c’est peut-être un châtiment bien pire.