Ce vendredi 23 octobre, le tribunal correctionnel a rendu son jugement dans une affaire dont j’avais déjà parlé au moment où les faits étaient survenus.
Rappelons-les brièvement : le 23 juin 2007, un gardien de la paix stagiaire, c’est à dire sorti il y a peu de l’école de police et dans la période probatoire qui suit, période à l’issue de laquelle il est titularisé ou déclaré inapte, se rendait à l’hôpital Nord de Marseille où il allait, avec son équipe, relever des collègues. Il n’y avait aucune urgence, mais il circulait néanmoins à vive allure en agglomération — je crois que l’instruction a retenu une vitesse de 74 km/h au lieu de 50. En chemin, il a fauché un jeune garçon de 14 ans, Nelson, qui traversait la rue à vélo sur un passage piéton. Le jeune garçon succombera le lendemain. Hasard du calendrier, Nelson aurait eu 17 ans aujourd’hui.
Déjà, une certaine émotion avait eu lieu à l’époque quand le juge des libertés et de la détention de Marseille avait décidé de laisser en liberté le policier stagiaire, âgé de 24 ans. J’avais à l’époque manifesté mon approbation de cette décision, et deux ans plus tard, je n’ai pas changé d’avis.
Ce vendredi, le policier, depuis titularisé, a été condamné pour homicide involontaire à un an de prison avec sursis, son permis de conduire est annulé avec un délai d’un an avant de pouvoir le repasser. peine conforme aux réquisitions du parquet. Le chef d’équipe, qui se trouvait à l’arrière du véhicule, et qui avait été renvoyé lui aussi pour homicide involontaire, a été relaxé.
Plusieurs personnes m’ont écrit pour me demander ce que je pensais de ce jugement, soupçonnant que la Justice ait eu pour les policiers les yeux de Chimène, eu égard à la légèreté de la peine prononcée.
Il n’en est rien.
Ce niveau de condamnation correspond à la fourchette ordinaire pour ce type de délit et un tel profil de prévenu : pas de casier, intégré, un travail stable (il a été titularisé entre l’accident et le jugement). Cela peut susciter une certaine incompréhension, ce qui rend d’autant plus nécessaire une explication.
Nous mettons ici le doigt sur l’aspect le plus délicat et le plus difficile à comprendre pour le grand public des infractions involontaires, dont je vous avais déjà parlé ici : la faute est légère et le résultat terriblement grave. Or la peine vient sanctionner la faute, tandis que les dommages-intérêts viennent réparer les conséquences.
C’est cette terrible injustice qui se retrouve dans chaque accident de la circulation. Certes, celui qui roule trop vite, qui prend le volant en ayant bu un verre — ou une bouteille— de trop, qui grille un feu, prend en connaissance de cause un risque, ce qui justifie sa condamnation, mais il espère et même est convaincu que ce risque ne se réalisera pas tant il est peu probable, ce qui justifie que sa place ne soit pas en prison. De fait, vous l’aurez noté, la faute est rigoureusement la même qu’il y ait un accident ou non.
Un autre aspect de la situation peut être difficile à comprendre. Malgré cette faute commise pendant son service et ayant entraîné la mort d’un enfant, il a été titularisé dans son poste, et n’a semble-t-il pas fait l’objet de poursuites disciplinaires. Son chef d’équipe, seul policier titulaire à bord, a quant à lui été relaxé, mais a fait l’objet de poursuites disciplinaires et a écopé d’un blâme.
Là encore, il faut examiner la situation froidement. Le policier au volant a certes commis une faute. Mais il était sous la responsabilité de son chef d’équipe, et il n’a jamais été prétendu que c’était lui qui de son propre chef avait mis le deux-tons et foncé à travers les rues. Son chef d’équipe, interrogé lors du procès, a reconnu que c’était une habitude à Marseille (et pas qu’à Marseille…).
Le problème est que le droit pénal, pour déclarer coupable, exige un lien de causalité directe entre la faute et le dommage. Le fait de conduire à 73km/h en ville, sans qu’une urgence ne le justifie, est une faute, et si elle n’avait pas été commise, Nelson soufflerait 17 bougies aujourd’hui et je me demanderais bien quel billet écrire. Cela constitue le lien de causalité.
Quant au chef d’équipe, il était derrière et n’a pas dit à son collègue de lever le pied. Le tribunal a estimé que cette faute n’avait pas directement causé le dommage, probablement faute pour le chef d’équipe d’avoir le moindre contrôle sur le véhicule. Il est fautif (ce qui justifie son blâme, qui n’est pas une sanction légère, toute sa carrière s’en ressentira), mais pas au point d’être pénalement responsable. Je ne connais pas assez le dossier pour contredire le tribunal ou l’approuver, mais le raisonnement ne paraît pas en lui-même vicié.
Enfin, sur la peine elle même. Une peine ne doit pas insulter l’avenir. Les malheurs s’additionnent toujours, ils ne se soustraient point. Certaines victimes, de peur de succomber au désespoir, se réfugient dans la colère ; comment les en blâmer ?
Mais fallait-il envoyer en prison et refuser la titularisation de ce fonctionnaire de police, dont le parcours a été en dehors de cet accident dramatique sans accroc pendant 21 ans ? Briser sa carrière avant qu’elle ne commence, faire en sorte qu’un drame qui s’est joué en quelques secondes anéantisse ce qu’il a mis des années à préparer, le condamner à vivre avec le poids d’avoir tué un enfant, et lui ajouter la sensation d’avoir gâché sa vie à 21 ans, est-ce là justice ? Croyez-vous que les victimes verront leur chagrin allégé en quoi que ce soit à la pensée que le responsable de leur malheur souffre presque autant qu’eux ? Les malheurs s’additionnent, ils ne se soustraient point.
Souvent, la colère des victimes à l’annonce d’un jugement est due à ce que j’appelle la grande chimère : l’espoir irrationnel que l’audience a une vertu thaumaturgique qui, par la magie d’une peine, va faire disparaître d’un coup leur insupportable souffrance. Même quand c’est la peine maximum qui est prononcée, ça n’arrive pas. La douleur est toujours là, car rien ne peut combler le vide laissé par la mort d’un enfant. La justice est ici impuissante, et on ne le lui pardonne pas.
On ne peut revenir sur le malheur une fois qu’il est survenu. Il faut rétablir le lien social un temps abimé par l’infraction. Ici, il faut compatir avec la peine et la souffrance des parents de Nelson, mais il n’y a rien d’obscène non plus à offrir son soutien moral à ce jeune policier qui toute sa vie sera suivi par l’Ombre de Nelson, ou à son chef d’équipe qui sait la part de responsabilité qu’il porte dans la mort de cet enfant et qui n’oubliera jamais le bruit du corps sur le capot de la voiture qu’il commandait.
Moi-même, bien que je n’y ai été pour rien, et malgré les années qui ont passé, je n’ai toujours pas oublié la petite A…