par Sub lege libertas
Un père, une mère. Un mort âgé de pas même un mois, leur fille. Deux accusés, une absente. Deux vies de peu avant, une vie brève en moins, quelle vie demain ?
Demain, c’est les assises. Douzième année que j’y monte, bientôt ma centième affaire environ. Un choix ? Un goût, repéré par ma hiérarchie qui m’octroie par délégation les fonctions d’avocat général.[1]
Un goût pour quoi ? Ni le sang, ni le stupre non plus que le lucre, ce lot commun de meurtres, viols et vols criminels qui s’enrôlent aux assises. J’ai passé l’âge des curiosités malsaines ou je connais mes vices. Non un goût du luxe.
Luxe des assises : le temps et la parole, plutôt le silence qu’on prend le temps de laisser avant ou après une parole. Un président, un avocat ou un avocat général, qui accorde au témoin, à la partie civile ou à l’accusé le délai pour que les mots viennent, timidement ou violemment, souvent dans le désordre. Désordre des idées, des souvenirs, des émotions, des douleurs, désordre de la vie, du vrai de l’existence qui ne se livre pas dans la romance.
Violence du silence qui précède pour celui qui doit faire l’effort de parler, violence du silence qui suit pour l’auditoire dérangé, abasourdi, ébranlé dans ses pauvres certitudes. Grâce du silence : tendre l’oreille, prêter attention même à l’insignifiant, au vil, au pire. Poids du silence : entendre résonner des mots qui heurtent, raisonner sur les maux plutôt que s’emporter. Ne pas pouvoir crier, devoir méditer.
Un père, une mère, un enfant mort. Des qualifications pénales pour assigner des rôles :
- - violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner sur une mineur de quinze ans ;
- - violences sur une mineure de quinze ans par ascendante, omission de porter secours à une personne en péril et omission d’empêcher un crime.
À venir onze témoins, cinq experts, trois jours d’audience coupés par le week-end. Aujourd’hui un tome de mille pages de papier.
Du papier : de l’humain. Pas de distinction artificielle faite par confort, il faut maintenant cesser de lire, relire, ressasser pour ne pas se figer dans une certitude préalable. Laisser la place à l’inouï : la cause n’est pas encore entendue. J’accuse certes, ce n’est pas maudire. Laisser les mots dire sans craindre qu’ils bousculent les rôles.
Il y a des aveux tout de même, entends-je. Mais quels aveux ? Le pauvre acquiescement aux constats de la médecine légale ; les reproches mutuels entre parents inaptes à cet état au moment où l’enfant parut ; la retranscription d’explications maladroites de deux presque rien, un déficient intellectuel reconnu handicapé invalide à 80% comme on le chiffre, une débile légère ainsi qualifiée par les sachants requis. Les accuser sur ce seul fondement ?
Accuser, c’est amener en la cause, mettre en cause. Il faudra les questionner non pour leur faire réciter les réponses antérieures, mais pour espérer - vainement peut-être - sentir leur rapport aux faits. Dans cet écart entre notre perception raisonnée des faits et le récit qu’ils en ont, on pourra peut-être commencer à mesurer l’ampleur de leur responsabilité pénale, leur faculté d’amendement, comprendre leur vie d’après demain.
Comprendre, les prendre avec nous. Ils ne nous quitteront plus vraiment comme beaucoup d’autres de la centaine d’accusés passés devant moi, devant nous, leur accusateur et leurs avocats. Moments étranges de proximité du lointain que l’audience d’assises. Ils viendront libres encore avec le souvenir tragique de leur absente, s’extirpant de leur univers quotidien qu’on ne partage pas : ils fumeront dehors à nos cotés aux suspensions d’audience. Avec leurs avocats, leur avocat général. Des regards, des mots anodins, les jurés un peu plus loin...
Leur rendre justice, c’est les ramener à hauteur d’homme, eux qui ont chu : assomption improbable, incertaine, inquiétante. Ils ont peur ce soir, demain encore. Leurs avocats aussi sont inquiets. Sous la foi du Palais, ils partagent la veille leur intranquillité avec leur contradicteur, l’accusateur. Nous nous connaissons, nous estimons. Les débats seront exigeants, notre président d’assises, respecté par nous tous pour sa pratique, saura veiller à leur garder ou leur ramener la sérénité. Et cela ne suffit pas à nous rassurer par avance. Sans calcul, je ne sais prédire ni l’issue, ni mes mots. L’expérience n’y peut mais.
Ante judicandum, avant ce qui est à juger comme devant qui doit être jugé, je redoute les paroles à prononcer. Je redoute qu’elles oublient l’humanité du criminel par fascination pour la monstruosité du crime ; tout autant qu’elles sombrent dans l’empathie pour une absente privant de toute mesure à l’égard du criminel. Or c’est la mesure dont il me faudra, dont il faudra aussi à mes contradicteurs, pour convaincre la cour et le jury d’une juste réponse. Ce soir débute pour nous tous, une nuit du doute.
Notes
[1] L’article 241 du Code de procédure pénale autorise le procureur général de la cour d’appel, qui normalement occupe avec l’aide des magistrats du parquet général de la cour d’appel le siège du ministère public aux assises, à déléguer pour remplir cette fonction n’importe quel magistrat d’un parquet du ressort de la cour d’appel. Voilà comment dans ma robe noire, je m’agrège à la cour en robe rouge.