Je vais vous parler aujourd’hui d’Ounoussou Guissé.
Celui que je traiterai dans ce billet comme mon compatriote, car au-delà de la controverse juridique que je vais vous expliquer, quiconque s’expose au feu parce qu’il porte l’uniforme de l’armée française est irréfragablement réputé français à mes yeux, ce brigadier au 1er régiment de hussard parachutiste, qui a servi en Afghanistan a eu la désagréable surprise de se voir assigner par le parquet de Rouen afin de voir constater son extranéité, c’est-à-dire le fait qu’il n’était pas français mais sénégalais.
J’avais déjà abordé le droit de la nationalité dans un précédent billet, où déjà plusieurs de nos concitoyens qui avaient des racines juives et algériennes se voyaient tracassés par l’administration, droit de la nationalité qui est un droit d’une particulière complexité du fait de la succession des lois sur ce sujet, succession qui traduit notre rapport passionnel, et donc irrationnel, à cet état.
En effet, on acquiert la nationalité française une fois pour toute, en vertu de la loi en vigueur au jour où se produit l’événement donnant la nationalité, qui se transmet ensuite de parent à enfant. C’est donc un droit où on est amené à exhumer des textes forts anciens et depuis longtemps abrogés pour voir si en leur temps, ils n’avaient pas eu à s’appliquer à l’ancêtre d’une personne dont la nationalité française fait débat.
Tel est ici aussi le cas.
Bondissons tel le saumon à rebours du courant du temps pour frayer avec le droit. Jusqu’en 1960, si vous le voulez bien. Cette année là, le 20 juin 1960 (c’était un lundi), le soleil s’est levé sur un Sénégal libre et indépendant. Mais il ne s’est pas levé sur Daouda Guissé, futur père de notre futur hussard, qui se trouvait en France depuis le mois de mars de cette même année, sur le territoire métropolitain s’entend. Et c’est très important pour la suite.
En effet, le code de la nationalité alors en vigueur (ordonnance du 19 octobre 1945 dans sa rédaction issue de la loi du 28 juillet 1960) disposait en son article 13 que (je simplifie) les personnes domicilié ce lundi 20 juin sur le territoire du Sénégal étaient sénégalaises sauf :
- les personnes nées sur ce qui serait encore le territoire français le 28 juillet 1960 (qu’on appelle les originaires) et leurs enfants ;
- les personnes nées sur le territoire désormais sénégalais mais ayant leur domicile sur le territoire Français (tel qu’il se présentait le 28 juillet 1960, date de référence), j’attire votre attention sur cette catégorie, j’y reviens ;
- les personnes nées sur le territoire sénégalais mais ayant souscrit une reconnaissance de nationalité française.
- Tous ceux qui par la force des choses ne pouvaient acquérir une autre nationalité ce matin-là (règle de la voiture-balai).
Et ce lundi matin là, le soleil de l’indépendance ne se lève pas sur Daouda, puisqu’il est en Normandie (il pleut donc) et s’en va travailler comme chaque jour. Ce matin-là, étant en France, il se réveille français.
Ce n’est pas moi qui le dis, mais le tribunal d’instance de Rouen le 6 août 1962 qui lui délivre un certificat de nationalité française.
Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, et Daouda est un français comblé, et plusieurs fois comblé puisque, tel un président de la République, il a plusieurs épouses (sauf que Daouda, lui, les a simultanément). Et je crois que son trop grand bonheur conjugal sera à l’origine des malheurs de son fils.
Car si Daouda est l’heureux époux de toutes ces magnifiques sénégalaises, elles vivent sous le soleil du pays tandis que lui affronte la rigueur basse-normande. C’est ainsi qu’Ounoussou Guissé naquit des œuvres de son père le 13 octobre 1982 (c’était un mercredi) — joyeux anniversaire, cher compatriote— au Sénégal.
La fée du droit qui se pencha sur son berceau récita la formule magique : « Tu es français car né d’un père français, in nomine article 17 du Code de la nationalité, en sa rédaction issue de la loi du 9 janvier 1973, ton père étant français le jour de ta naissance non plus en vertu de l’article 13 désormais abrogé mais de l’article 153 dudit code, interprété a contrario[1].(Mes lecteurs auront reconnu Sub Lege Libertas dans le rôle de la fée du droit).
Son père, pour s’en assurer, va solliciter et obtenir pour son fils un certificat de nationalité française du tribunal d’instance de Rouen le 20 février 1990, s’appuyant sur un nouveau certificat de nationalité qu’il avait obtenu en avril 1989, après avis positif de la Chancellerie.
Il en obtiendra même un deuxième le 15 novembre 1999 du même tribunal. Bref, l’administration a dit par deux fois à Daouda Guissé qu’il était français, et par deux fois à son fils qu’il l’était. Et la République n’a qu’une parole. C’est pourquoi elle bien obligée de la reprendre.
En 2002, notre ami et encore compatriote Ounoussou s’engage sous les drapeaux du premier régiment de Hussards Parachutistes, basé à Tarbes, dont les ancêtres, pas encore parachutistes, ont combattu à Valmy, Jemmapes, Castiglione, Sebastopol, entre autres faits d’arme, et dont la devise est : Omnia si perdas, famam servare memento (Si tu as tout perdu, souviens toi qu’il te reste l’honneur).
Il va servir en Afghanistan en 2007-2008 où son comportement ne lui vaudra que des louanges. Il atteindra le grade de Brigadier.
Mais voilà. Depuis 1993 et le tournant des lois Pasqua, la République fait la chasse aux faux français. La décolonisation a été un tel foutoir que des gens sont devenus français sans vraiment en remplir les conditions (ce qu’eux même ignoraient d’ailleurs). Et le parquet de Rouen, suivant en cela les instructions générales de la Chancellerie, je tiens à le préciser (un procureur de la République aujourd’hui est autant capable d’initiative individuelle que l’attaque de l’équipe de France de football sous Domenech, c’est dire), va contester la nationalité d’Ounoussou Guissé.
Le raisonnement est le suivant.
Ounoussou est né au Sénégal d’un père né en Afrique Occidentale Française devenue le Sénégal pour cette portion. Pour qu’il soit français, il faut donc que son père Daouda ait été français à sa naissance ou ait acquis la nationalité avant ses 18 ans.
Pour que Daouda ait été français en 1989, il fallait qu’il eût son domicile en France le 20 juin 1960, date de l’indépendance. Or la jurisprudence de la cour de cassation, inspirée sur ce point par un vent mauvais, a créé le concept de domicile de nationalité distinct du domicile civil au sens des articles 102 et suivants du Code civil. Par des décisions répétées des 20 décembre 1955, 9 janvier 1957, 25 juin 1974 et en dernier lieu du 28 janvier 1992, la cour définit le domicile de nationalité comme d’une résidence effective présentant un caractère stable et permanent et coïncidant avec le centre des attaches familiales et des occupations professionnelles.
Vous avez compris. Le parquet constatant que Daouda Guissé avait non pas une mais plusieurs épouses et que celles-ci vivaient semble-t-il au Sénégal puisque tous les enfants de l’intéressé y étaient nés, il estime que son domicile de nationalité était en fait au Sénégal, et que l’article 13 du Code de la nationalité devenu l’article 153 modifié a contrario n’avait pu jouer. 49 ans après, le parquet estime que Daouda Guissé n’avait jamais été français et que par voie de conséquence son fils ne l’avait jamais été non plus. Cachez moi cet uniforme que vous ne sauriez porter, brigadier. Et comme on dit chez vous, Nationalitas si perdas, famam servare memento.
Mais on n’abat pas comme ça le hussard sur le droit.
Le procureur de la République s’est, comme on dit en termes juridiques, fait bananer en première instance. Le tribunal de grande instance lui a dit qu’il est bien gentil de se réveiller en 2006, mais que la prescription, c’était trente ans à l’époque. Il aurait dû se réveiller dans les 30 ans qui ont suivi la délivrance du certificat de nationalité de 1962, soit en 1992 au plus tard.
Que croyez-vous qu’il arriva ? Le parquet fit appel, et c’est cet appel qui a été examiné par la cour d’appel de Rouen. Le délibéré sera rendu une semaine après la commémoration de l’Armistice de 1918 (tiens, le régiment du brigadier Guissé s’est illustré à la bataille de la trouée de Charmes et à la deuxième bataille de l’Aisne pendant la Grande Guerre), le 18 novembre prochain.
À ce stade du récit, je dois confesser mon impuissance à comprendre cet acharnement du parquet à vouloir dépouiller de sa nationalité un de nos soldats, au comportement exemplaire, et qui est allé à un endroit ou porter un drapeau cousu sur l’épaule vous expose aux balles, aux bombes et aux couteaux.
D’autant plus que le bien fondé de l’action du parquet m’apparaît assez douteux. Nul ne conteste que le père d’Ounoussou Guissé a résidé en France de mars 1960 à 1975. Ce qui semble indiquer qu’il y avait bien son domicile.
Il y avait pourtant une issue élégante : ne pas faire appel. Il y en d’autres, moins élégantes. L’article 21-13 du Code civil lui permettra, en cas de perte de la nationalité, de la récupérer aussitôt par la possession d’état. Il peut aussi bénéficier d’une naturalisation-éclair selon la procédure dite Carla Bruni.
Donc Ounoussou Guissé restera français ou au pire le redeviendra. Alors pourquoi le faire passer par cette humiliante procédure ?
Et comme la République ne fait jamais les choses à moitié, non seulement elle lui conteste sa qualité de français sur le plan judiciaire, mais sur le plan administratif, cela fait un an qu’il demande à faire venir sa fiancée en France pour pouvoir l’épouser. En vain, le consulat général de France à Dakar refuse le visa à sa fiancée, et ce malgré les interventions de Jean Glavany, député SRC de Tarbes.
Ounoussou Guissé est juste assez français pour se faire tirer dessus. Pour pouvoir voter ou épouser celle qu’il aime, la République qu’il sert le prie gentiment d’aller se faire voir.
Contrairement à son président, la République est bien ingrate envers ses enfants.
Notes
[1] L’article 153 disposait que les personnes non originaires domiciliées sur un territoire accédant à l’indépendance pouvait recouvrer par déclaration la nationalité française si elles établissaient préalablement leur domicile en France. A contrario, on en déduisait que les personnes non originaires domiciliées en France avaient gardé leur nationalité et n’avaient donc pas à souscrire de déclaration.