Ça me démangeait depuis quelques mois de parler de cette affaire. Sa nouvelle jeunesse charentaise m’en fournit l’occasion.
Ainsi, les Tartuffes sont lâchés de nouveau, et encore une fois, une liberté fondamentale est foulée du pied au nom des meilleures causes. Et vous êtes priés d’applaudir.
Vous ne connaissez probablement pas Aurélien Cotentin. C’est un chanteur de rap, qui a pris le nom de scène d’Orelsan. Il a sorti au début de l’année son premier album, Perdu d’avance.
Le rap est une forme d’expression artistique apparue aux États-Unis au début des années 80, même si ses racines remontent au blues. Il a évolué avec le temps mais aujourd’hui privilégie un style déclamatoire plus que chanté, mais sur un rythme martelé se mariant à une musique où la part belle est faite aux percussions. La musique est véritablement un simple support du texte qui est l’élément central. L’improvisation est une technique que se doit de maîtriser tout rappeur qui se respecte. C’est une musique populaire au sens premier du terme car elle ne nécessite pas de savoir particulièrement bien chanter ni jouer d’un instrument (le rap utilise abondamment des musiques déjà existantes dont certaines phrases sont extraites pour être samplées c’est-à-dire tourner en boucle sur le fond rythmique pour donner à la chanson un cachet unique.
Voici trois exemples de chansons reprises dans des chansons de rap, ladite chanson la suivant immédiatement. Montez le son, c’est les vacances. Notez comme les percussions prennent le dessus dans Walk This Way, par rapport aux guitares de la version rock.
L’aspect musical étant secondaire, ce qui en veut pas dire qu’il est négligé, le rap se concentre donc sur les paroles. Oui, le rap, ce sont des chansons à texte : chaque chanson raconte une histoire.
S’agissant d’une forme populaire très à la mode dans ce qu’on appelle « les banlieues » pour ne pas se demander ce que c’est exactement, ces chansons racontent des histoires de ces quartiers difficiles où il fait bon ne pas vivre, avec les mots des personnes y ayant grandi. Et dans les versions se voulant les plus dures, on y parle en mots crus drogue et violence, on n’y aime pas la police, et on est obsédé par le sexe. Mais tout y est rapport de force, comme dans la vie quotidienne de ces villes, y compris l’amour. Confesser ses sentiments, c’est confesser sa faiblesse. Alors l’amour y est combat, et vengeance quand il prend fin. Le rap est sexiste, sans nul doute. Mais il n’est, comme tout art, que le reflet de la vie. Et surtout, surtout, le rap repose sur de la provocation. Il faut être le premier à dire les pires choses pour se faire cette réputation de mauvais garçon qui seul assurera le respect et le succès du groupe auprès des “vrais” fans. MC Solaar, s’il fait danser aux Planches, fait ricaner à Grigny.
Revenons-en à Orelsan. Son album contient une chanson qui va faire scandale, vous allez aisément comprendre pourquoi. Elle est intitulée “Sale Pute”. Le thème est simple : un garçon qui aimait une fille découvre accidentellement qu’elle le trompe et l’amour se transforme en haine. Shakespeare a traité ce thème dans Othello, sauf que la tromperie était imaginaire, mais elle aboutit à la mort.
Rien de tel ici, le chanteur débite une logorrhée d’imprécations à l’encontre de la belle volage. Les paroles sont crues, brutales et violentes. Vous pouvez écouter ici, vous êtes prévenus.
Je reconnais que ce n’est pas du Ronsard. Cela dit, une rappeuse se prétendant celle visée par la chanson a montré qu’elle pouvait répondre sur le même registre, ce qui cette fois fait applaudir les Chiennes de gardes. Comme quoi ce n’est pas un problème de mots, mais de camp.
Je ne sais comment un disque de rap a atterri sur les platines d’âmes aussi bonnes que sensibles, mais ce texte a déchaîné des passions. Sur internet, chez nombre de blogs féministes, avec appel à pétition auprès du Printemps de Bourges, ou Orelsan devait se produire, polémique reprise par des politiques, Christine Albanel, ministre de la culture, dont on sait l’amour pour la liberté d’expression, Marie-Georges Buffet, premier secrétaire du Parti Communiste qui lui aussi s’est illustré sur ce front, et Valérie Létard, secrétaire d’État à la solidarité, qui a appelé les plate-formes de vidéo en ligne à la « responsabilité », façon de dire qu’elle ne prendrait pas les siennes, en leur demandant d’ôter ce clip. Dieu merci, elle n’a pas été écoutée.
Orelsan a tenté de désamorcer la polémique, en publiant un communiqué apaisant :
cette œuvre de fiction a été créée dans des conditions très spécifiques relatives à une rupture sentimentale” : “En aucun cas ce texte n’est une lettre de menaces, une promesse de violence ou une apologie du passage à l’acte, poursuit le communiqué. Conscient que cette chanson puisse heurter, Orelsan a décidé il y a quelques mois de ne pas la faire figurer dans son album ni dans ses concerts, ne souhaitant l’imposer à personne”.
Hélas, il en va en politique comme dans les banlieues, un aveu de faiblesse déclenche la curée. On pouvait faire ployer ce jeune homme mal élevé ? Nul besoin d’engager une hasardeuse action en justice, tous les moyens sont bons pour participer au triomphe du politiquement correct. Ultime épisode : Ségolène Royal qui fait pression sur le festival des Francofolies de la Rochelle, avec semble-t-il un chantage aux subventions sur la direction, la présidente de la région menaçant de remettre en cause les 400.000 euros de subventions annuelles que la région verse au festival si le rappeur s’y produisait. Vous aurez noté qu’Orelsan avait d’ores et déjà retiré cette chanson de son répertoire : il était donc hors de question que le chanteur chantât cette chanson. Peu importe, tout comme il importe peu que ce chantage aux subvention excède les pouvoirs de la présidente en ce que le pouvoir budgétaire appartient au Conseil Régional. Quand on veut censurer, qu’importe le respect dû à la loi.
Et la polémique entre pro- et anti-Orelsan fait rage.
Alors que les choses soient claires. Cette polémique, je me refuse à y participer.
Parce qu’il n’y en a pas. Ce qui s’est passé porte un nom : la censure. C’est inacceptable, et je ne vois pas quel argument parviendrait à me convaincre que la liberté d’expression serait réservé à un art approuvé, un art officiel. Dès lors, ce qu’il chante m’est indifférent.
Orelsan est un chanteur. Qu’il chante ce qu’il souhaite. Ça ne vous plaît pas ? À moi non plus. Personne ne vous oblige à l’écouter. Rien ne vous autorise à le contraindre à se taire.
Interdire un chanteur, ça s’est déjà vu. On trouve toujours d’excellentes raisons pour le faire. Boris Vian s’est vu empêcher de chanter sa chanson le Déserteur. Brassens a scandalisé avec son gorille qui sodomise un juge. Aujourd’hui, tous les magistrats chantonnent cette chanson en pouffant en imaginant leur premier président ou leur procureur général entre les pattes du primate.
— Mais Orelsan n’est pas Vian ou Brassens, me dira-t-on.
Je ne le crois pas non plus, mais la question n’est pas là. La liberté d’expression n’est pas soumise à une condition de mérite de l’œuvre. Mérite qui était nié à Brassens et à Vian en leur temps, d’ailleurs. La nouveauté est que cette fois, c’est l’État décentralisé qui est intervenu pour obtenir cette censure alors que Vian, c’était des anciens combattants agissants de leur propre chef, avec une passivité complice des autorités. En ce sens, ce qui se passe est pire encore.
— Mais ses paroles sont discriminatoires et appellent à la violence contre les femmes, ajoutera-t-on.
Ah ? Mais alors, portez plainte, c’est un délit. Allez en justice, obtenez sa condamnation. Mais non, personne ne le fera, car la vérité est que ces paroles ne tombent pas sous le coup de la loi. Il ne dit pas que toutes les femmes sont des sales putes, mais que la copine imaginaire du personnage tout aussi imaginaire qui chante en est une car elle le trompe. Et tout le monde se souvient des déboires de l’ancien ministre de l’intérieur qui a tenté de faire condamner Hamé, chanteur du groupe La Rumeur qui avait accusé la police de se livrer à des violences. Un fiasco : relaxe, confirmée en appel, sous les applaudissements de la cour de cassation. Les politiques ont compris qu’il ne fallait pas comtper sur les juges pour se prêter à ces basses-œuvres.
— Eh bien pour légal que ce soit, ça n’en est pas moins scandaleux.
Oui, c’est le but. Et d’ailleurs, en cherchant un peu, vous trouverez pire (à tout point de vue). Le groupe TTC par exemple. Les chanteuses de rap ne sont pas en reste, Yelle ayant connu un grand succès en répondant à Cuizinier, chanteur du groupe TTC sus-nommé. Un grand moment de poésie.
Cuizinier avec ton petit sexe entoure de poils roux
Je n’arrive pas a croire que tu puisses croire qu’on veuille de toi
Je n’y crois pas même dans le noir, même si tu gardes ton pyjama
Mêmesi tu gardes ton peignoir, en forme de tee-shirt ringard
Garde ta chemise ça limitera les dégâts bataaaaaaaard
Je veux te voir
Dans un film pornographique
En action avec ta bite
Forme potatoes ou bien frites
Pour tout savoir
Sur ton anatomie
Sur ton cousin Teki
Et vos accessoires fetiches
Ringard, bataaaaaaard, bite, frite : les rimes sont pauvres.
Le rap, c’est ça aussi. Pas seulement ça, mais ça en fait partie. Et je prie pour que ceux qu’Orelsan épouvante ne découvrent jamais l’existence du Death Metal.
Personne n’est obligé d’écouter, nul n’a à interdire.
Car c’est quelque chose qu’on ne répétera jamais assez. La liberté d’expression est toujours la première attaquée, parce que c’est la plus fragile. Il y a toujours une bonne cause qui justifie que ÇA, non, décidément, on ne peut pas le laisser dire. Le respect dû aux morts tués à l’ennemi, le respect dû à la justice, le respect dû à la femme. Tout ça, ça l’emporte sur le respect dû à la liberté, cette sale pute. Et les atteintes qu’elle a d’ores et déjà subies, au nom de causes infiniment nobles (comme la lutte contre le négationisme), me paraissent déjà excessives.
Laissez tomber Orelsan, et un jour, c’est votre discours qui dérangera.
Les Révolutionnaires l’ont dit il y a presque 220 ans jour pour jour :
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi.
Ils l’ont écrit à une époque où tout texte, pour paraître et être représenté publiquement, devait au préalable être approuvé par le Roi. C’est cette autorisation qui s’appelait la Censure. Et c’est exactement cela que ce comportement vise à rétablir. Alors peut-être que des féministes, des militants des droits des femmes trouveront que leur cause, qui est bonne, est tellement bonne qu’elle justifie ce rétablissement.
Qu’ils sachent qu’ils me trouveront toujours sur leur chemin pour leur barrer la route. Aux côtés d’Orelsan.
À condition qu’il ne chante pas.