La Cour Suprême se penche parfois sur des questions fondamentales, sans mauvais jeu de mot. L’une d’entre elles est celle de la privacy, mal traduit par “vie privée”, le concept de privacy étant plus large que cela. Il s’agit du droit reconnu à tout individu de garder secret ce qui la concerne, et de ne révéler publiquement ou aux autorités que ce qu’elle veut bien révéler, sans pouvoir être forcé de révéler plus. Cela inclut notre vie privée, mais aussi l’intégrité corporelle et le patrimoine (la perquisition, la réquisition d’un bien est une atteinte à la privacy).
Ce droit est consacré par le Quatrième amendement à la Constitution des États-Unis.
Le droit des citoyens d’être garantis dans leurs personne, domicile, papiers et effets, contre les perquisitions et saisies non motivées ne sera pas violé, et aucun mandat ne sera délivré, si ce n’est sur présomption sérieuse, corroborée par serment ou déclaration solennelle, ni sans qu’il décrive avec précision le lieu à fouiller et les personnes ou les choses à saisir.
Quand, dans nos séries préférées, un citoyen refuse d’ouvrir la porte à un policier qui n’aurait pas « un mandat » (search warrant), il invoque le Quatrième amendement. Le policier ne peut en effet entrer de force que pour des raisons ne souffrant pas discussion (cris d’au secours, coups de feu, traces de sang récentes…), ou si un juge l’y a au préalable autorisé, en délimitant strictement les lieux à fouiller et les choses recherchées. Il existe l’équivalent de notre enquête de flagrance, si le policier a pu constater de l’extérieur l’existence d’une infraction sur le point, en train ou venant de se réaliser, qui autorise aussi son intervention. Le juge américain exerce un contrôle de proportionnalité et de nécessité de la mesure, qui ne s’applique pas qu’aux policiers mais à toute personne exerçant une parcelle de l’autorité publique. Comme les enseignants.
Là encore, on voit comment les rédacteurs de la Constitution ont eu le souci constant de protéger les générations à venir des abus possibles de l’autorité, y compris celle confiée aux États et à l’État fédéral. S’il est un point résumant toute la différence culturelle entre la France et les États-Unis, c’est bien celui-là : les américains ont compris depuis le début que l’État était un tyran potentiel et ont voulu s’en protéger, tandis que les Français le voient comme le gardien de l’intérêt général, expression de la majorité et qui ne peut donc mal faire. Hobbes contre Rousseau. La leçon de 1941 n’ayant que peu servi, les droits individuels s’effacent dans notre tradition face à la puissance de l’État. Heureusement, nous avons l’Europe qui a introduit ces protections individuelles face à la puissance de l’Autorité dans notre droit.
Et c’est sans se douter qu’elle allait être plutôt brutalement confrontée à cette tendance à la tyrannie de celui qui a une parcelle d’autorité que la jeune Savana Redding, alors âgée de 13 ans, s’est rendue à son cours de math du collège public de Safford, 8900 habitants, dans le Comté de Graham, Arizona, (c’est ce bâtiment-là)ce jour d’octobre 2003.
Le règlement de l’école est plutôt rigoureux. Sur la liste des choses interdites dans l’enceinte de l’établissement se trouvent divers objets parmi lesquels, je ne sais pourquoi, les anti-inflammatoires, qu’ils soient sur ordonnance (prescription drug) que sans ordonnance (over-the-counter). Je sais que l’anglais utilise le même mot pour les médicaments et les drogues (je ne dis pas que c’est à tort), mais tout de même, si un pharmacien ou un médecin pouvait m’expliquer pourquoi, il me paierait de ma peine.
Au beau milieu du cours, l’assistant du principal du collège, Kerry Wilson, fit irruption et demanda à Savana Redding de le suivre dans son bureau. Là, on lui présenta un organiseur lui appartenant (une sorte de gros agenda se fermant par une fermeture-éclair) contenant divers objets prohibés par le règlement de l’école : couteaux, marqueur indélébile, briquets, et, horresco referens, une cigarette. Interrogée sur ces objets, elle déclara que l’organiseur lui appartenait bien mais qu’elle l’avait prêté il y a quelques jours à une amie, Marissa Glines. Elle nia que ces objets fussent siens.
L’assistant du principal sortit alors les éléments les plus accablants : 4 pilules d’Ibuprofène® 400mg (anti-inflammatoire vendu uniquement sur ordonnance) et une de Naproxène® 200mg, un anti-inflammatoire vendu sans ordonnance, médicaments dont la détention est interdite sans autorisation préalable de la direction de l’établissement. Kerry Wilson informa alors Savana Redding que des sources confidentielles (vous verrez plus loin lesquelles) l’avait informé que Savana Redding distribuerait ces pillules dans l’établissement. Ce que Savanna Redding nia farouchement. Kerry Wilson lui demanda si elle acceptait que l’on fouillât ses affaires personnelles, ce qu’elle accepta. Kerry Wilson appela alors une assistante administrative, Helen Romero, et tous deux fouillèrent le sac à dos de Savana, sans rien trouver.
Notons d’ores et déjà que jusqu’à présent, une jeune fille de 13 ans est seule confrontée à des adultes, sans que ses représentants légaux (c’est ainsi que les juristes appellent les parents) ne soient informés. Il est permis de tiquer (mais vous verrez qu’à ce stade, le juge américain ne froncera pas les sourcils). Mais l’affaire va prendre un tour proprement incroyable.
En effet, Kerry Wilson ne va pas s’avouer vaincu. Il va ordonner à Helen Romero de conduire Savana chez l’infirmière de l’école pour qu’elle fouillât ses vêtements. Savana Redding dut donc, en la présence constante d’Helen Romera et de l’infirmière Peggy Schwallier (mais hors la présence de Kerry Wilson pour des raisons qui vont être de plus en plus évidentes), ôter sa veste, ses chaussettes, et ses chaussures. Laissée ainsi en t-shirt et pantalon “stretch” (donc sans la moindre poche), elle attendit que les deux femmes eussent fini d’examiner ses vêtements. Chou blanc. Décidément têtues, les deux femmes lui firent ôter son pantalon, son t-shirt, et ne trouvant toujours rien, son soutien-gorge, qu’elle dut tenir à bout de bras et secouer, puis lui firent tirer sur l’élastique de sa culotte, révélant ainsi sa poitrine et sa région pelvienne. Aucune pilule ne fut découverte.
April Redding, la mère de Savana, fut d’une grande modération dans son approbation de la chose, et poursuivit aussitôt en justice l’école, Wilson, Romero et Schwallier (Ah, la Sainte femme…), pour violation du Quatrième amendement (donc compétence du juge fédéral). La Cour de District rejeta la plainte de madame Redding, estimant qu’il n’y avait pas eu violation du Quatrième amendement du fait de l’Immunité Qualifiée (Qualified Immunity), exception (au sens juridique de moyen de défense) qui exonère de leur responsabilité des personnes investies de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service publique qui auraient violé les droits constitutionnels d’une personne, si une personne raisonnable (reasonnable person) n’aurait pas dans la même situation réalisé cette illégalité, ce qui est exclu quand le droit protégeant la personne fouillée est clairement établi. Les juristes reconnaîtront ici une appréciation in abstracto, la reasonnable person de nos amis américains n’étant autre que notre bonus pater familias.
En appel, la cour d’appel fédérale confirma ce rejet en formation restreinte (panel, composé de trois juges), qui fut porté devant la formation plénière (en banc). Attention, vous allez découvrir le raisonnement gigogne qu’affectionnent les juges américains.
La formation plénière appliqua le test en deux étapes fixé par la jurisprudence de la cour suprême : Saucier v. Katz, 533 U. S. 194, 200 (2001). D’abord, la fouille était-elle illégale ? Ensuite, cette illégalité était-elle évidente ?
Sur l’illégalité, oui, répond la cour, au regard des critères de fouille des élèves des écoles fixés par l’arrêt New Jersey v. T. L. O., 469 U. S. 325 (1985). Cet arrêt de 1985 a posé le principe que le droit des école de maintenir l’ordre était une cause légitime pouvant l’emporter que le droit à la privacy, donc que la direction pouvait effectuer une fouille sans mandat de justice à condition que soit rempli… un test en deux étapes. Il faut l’école ait une suspicion raisonnable (reasonnable suspicion), caractérisée par (1) le fait que l’action était justifiée dès son début (une fouille ne saurait être justifiée par le fait qu’elle a permis de découvrir quelque chose) et (2) que la fouille était proportionnelle aux circonstances ayant justifié cette cette fouille à son commencement. Ici, selon la cour d’appel, si l’organiseur justifiait la fouille, le caractère proportionnel faisait défaut
Cette fouille était illégale, mais la direction en avait-elle conscience ?
Oui, répond encore la cour d’appel, estimant qu’ici, il était clairement établi que le droit à la privacy de la collégienne s’opposait à une telle fouille. Motif un peu vague, me direz-vous à raison ,ce qui explique que l’affaire soit remontée à la Cour Suprême.
Et la Cour a statué le 25 juin dernier, dans un arrêt Safford Unified School District #1, et al, v April Redding, 557 U. S. ____ (2009) (pdf), en confirmant que la fouille était illégale.
La cour commence par reconnaître que le règlement de l’école, aussi strict soit-il, est légal et sensé : les enseignants ne sont pas des pharmaciens, ne peuvent reconnaître des médicaments, et l’effet de substances actives sur des organismes juvéniles ne sont pas anodins. Sans parler de la prohibition des armes, du tabac ou du marqueur indélébile, qui sert plus à dégrader qu’à s’exprimer.
Puis elle va entrer dans les détails de ce qui s’est passé ce jour funeste. C’est sur dénonciation d’un élève ayant été malade après avoir pris une pilule que lui a remis Marissa Glines que Kerry Wilson a mené son enquête. Il a fait appeler Marissa Glines hors de sa classe et a saisi l’organiseur qui était en sa possession, avec les objets que nous avons vu. Il a ensuite convoqué Marissa Glines et, en présence d’Helen Romero, lui a fait vider ses poches. Où furent découvertes les pilules d’Ibuprofène (blanches) et une de Naproxène (bleue), et une lame de rasoir. Kerry Wilson demanda à Marissa Glines qui lui avait donné cette pilule bleue. Marissa répondit qu’elle avait dû se glisser avec celles qu’elle lui avait données. Qui est ce “elle”, demanda Wilson ? Savana Redding répondit Marissa Glines (qui elle aussi subit une fouille corporelle qui ne donna rien.
La Cour va constater que c’est sur la foi de ce seul témoignage, sans questions plus poussées pour savoir s’il y avait une probabilité que Savana Redding eût en sa possession actuelle d’autres pilules prohibées, et après qu’une fouille de ses affaires personnelles n’ait rien donné, que Kerry Wilson va ordonner qu’il soit procédé à la fouille corporelle.
Or si cette fouille du sac à dos et des vêtements était justifiée aux yeux de la Cour vu les éléments en la possession des autorités scolaires et son caractère relativement peu intrusif (notez le contrôle de proportionnalité), ce que d’ailleurs Savana Redding n’a jamais contesté d’ailleurs, la fouille corporelle atteint un tel degré de gravité dans l’atteinte à la privacy que la Cour doit invoquer le test en deux étapes de l’arrêt T.L.O. Et la Cour constate que les indices ayant conduit à décider de la mesure, donc sa justification dès le début, étaient largement insuffisants pour justifier une telle atteinte. Non, le fait de lutter contre le trafic d’anti-inflammatoires, cette cause fût-elle légitime, ne permet pas de contraindre une jeune fille mineure à se déshabiller. Cette disproportion caractérise la violation du Quatrième amendement, par 8 voix contre 1 (Seul Clarence Thomas a disconvenu), ce qui en fait un des rares arrêts de cette session adopté à une large majorité.
Cependant, ajoute la cour, la jurisprudence concernant les fouilles scolaires est actuellement tellement controversée qu’on ne peut dire que la loi est clairement établie en la matière (de fait, la série de tests en deux étapes à faire aboutit à déchirer les juges : peut-on demander à des enseignants d’être plus sages qu’eux en cette matière très juridique ?). Dès lors, la Cour Suprême accorde l’Immunité Qualifiée à l’assistant du principal, à l’assistante administrative et à l’infirmière scolaire. Seule l’école est déclarée responsable. Un juriste français dirait que la faute des trois personnels enseignants n’est pas détachable du service.
Cet arrêt, outre le fait qu’il me permet de faire un titre de billet avec les mots « jeune fille nue » qui va faire beaucoup pour augmenter le nombre de visiteurs clients potentiels, trouve un écho en France où le Gouvernement s’interrogeait il y a peu sur la possibilité de créer un corps spécifique d’agents pour fouiller les cartables des élèves, et où des fouilles spectaculaires ont eu lieu dans le cadre d’opérations anti-drogue menées par la gendarmerie, avec des chiens et même des fouilles à corps. Ce que les parents d’élève n’apprécient guère, et on peut les comprendre.
La solution française, aboutissant à ne pas vouloir attribuer de pouvoirs de police aux enseignants (alors que rien ne s’y oppose, et même que les principes généraux du droit administratif le permettent) et à réserver cela à la police aboutit à un résultat plus traumatisant encore pour les élèves tout en renforçant une image d’impuissance nuisant à l’autorité. Je ne sais pas si elle est due à une résistance des enseignants qui ne voudraient pas de ce pouvoir, ou à un choix de l’État qui veut réserver toute coercition à la police, au risque de détériorer son image, en soulignant la répression au détriment de la protection qui est pourtant l’essence de la police. Une solution raisonnable est cependant difficile à trouver, les juges américains se déchirant eux-même sur l’encadrement de ce pouvoir de police. Voilà un thème de débat qui mériterait la sérénité et le dépassement des clivages politiques.
Prochaine épisode de notre rubrique de droit américain : Horatio Caine va-t-il devoir s’acheter une cravate ?