Alassane T. est mauritanien, il a 46 ans. Il habite Orléans, où il est laveur de vitres. Depuis 6 ans, il se rend une fois par mois au commissariat de police d'Orléans pour en nettoyer les carreaux. On l'y connait, on le salue et on le laisse circuler librement dans les bureaux.
Un jour, un policier lui demande ses papiers. Pourquoi ? C'est toute la question, vous allez voir. Alassane, bien embêté, lui avoue qu'il est sans papier. S'ensuit la procédure standard : garde à vue pour séjour irrégulier, arrêté de reconduite à la frontière avec placement en centre de rétention pour 48 heures, classement sans suite de la procédure pour séjour irrégulier, la routine.
Au bout des 48 heures, notre laveur de carreau étant toujours là, le préfet doit saisir le juge des libertés et de la détention d'une demande de prolongation du placement en rétention pour 15 jours max. C'est à cette occasion enfin et à cette occasion seulement que l'étranger, assisté d'un avocat, pourra faire valoir ses arguments sur la légalité de la procédure ayant abouti à sa situation. Ça vous paraît dur ? Il y a pire encore, vous allez voir.
À cette occasion, son avocat soulève la nullité du contrôle d'identité initial. Un classique.
Un policier ne peut pas demander ses papiers à qui il souhaite selon son envie. C'est l'article 78-2 du code de procédure pénale. J'en avais déjà parlé ici, je vous renvoie à cet article pour les règles applicables.
Le commissariat d'Orléans n'est pas, après vérification auprès de l'IGN, à moins de 20 km d'une frontière : la frontière la plus proche, le périphérique sud, est à 120 km de là. Le procureur de la République n'avait certainement pas pris des instructions de procéder à des contrôles d'identité dans l'enceinte du commissariat pour rechercher des sans-papiers. Ne restait donc que le contrôle spontané. Il fallait donc établir qu'un laveur de carreau en train de laver des carreaux comme il le fait depuis 6 ans à cet endroit a une attitude constituant une raison plausible de soupçonner qu'il a commis ou tenté de commettre une infraction, ou qu'il se prépare à commettre un crime ou un délit, ou qu'il est susceptible de fournir des renseignements utiles à une enquête en cas de crime ou de délit, ou enfin qu'il fait l'objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire.
Brisons tout de suite le suspens : le préfet n'y est pas parvenu.
Le juge des libertés et de la détention annule le contrôle d'identité, au motif que “ le fait de venir laver les vitres d'un commissariat n'est pas une raison plausible de soupçonner que le laveur de vitres a commis ou tenté de commettre une infraction ”. Face à une telle motivation solide comme le granit, le parquet, qui a le sens de la pudeur, ne fait pas appel. Le contrôle d'identité était illégal : le policier n'avait aucun droit de demander ses papiers à Alassane. On peut s'offusquer de ces étrangers qui ne respectent pas la loi, mais à la condition de s'offusquer au moins autant quand ce sont les policiers qui le font, sous peine de perdre sa cohérence.
Le contrôle étant nul, la garde à vue qui l'a suivi aussi, puisqu'elle n'a plus de raison d'être. Et le placement en rétention, qui en découle logiquement. Alassane est remis en liberté.
End of story, justice est faite ?
Pas du tout.
Si vous avez suivi, vous avez dû tiquer. Le contrôle est d'identité est nul, la garde à vue aussi, le placement en rétention aussi… Mais quid de l'arrêté de reconduite à la frontière ?
Eh bien il reste parfaitement valable. Conséquence logique et absurde de la séparation des autorités administratives et judiciaires : le juge judiciaire, en charge de la liberté individuelle, a annulé tout ce qui a porté atteinte à la liberté d'Alassane. Mais sa situation administrative ne regarde que le juge administratif, qui est saisi d'un recours totalement autonome, sur la légalité de cet arrêté. Peu lui importe à lui dans quelles circonstances cet arrêté a été pris, même si c'est à l'occasion d'une violation de la procédure pénale à l'origine. Le préfet avait-il le droit d'éloigner Alassane, ou celui-ci peut-il invoquer des circonstances qui imposent sa régularisation ? Telle est la seule question qui intéresse le juge administratif. Il n'avait pas le droit de le priver de liberté ? Peu importe. Le juge judiciaire a déjà tranché la question.
Le tribunal administratif d'Orléans,s'il a été saisi[1], a dû statuer depuis longtemps : le contrôle d'identité a eu lieu le 10 juin, la notification de l'arrêté a dû avoir lieu le 11, recours déposé le 13 au plus tard (oui, c'est un samedi, et alors ?), le tribunal a dû statuer le 16 juin au plus tard, l'article L. 512-2 du CESEDA imposant au juge administratif un délai de 72 heures pour statuer sur le recours (même si ce délai, contrairement au délai de recours de 48 heures, n'est pas sanctionné : le juge peut statuer au-delà des 72 heures sans conséquences pour le dossier). Quelqu'un a des infos ?
Car si le tribunal a estimé que l'arrêté de reconduite à la frontière était valable, le séjour illégal d'Alassane prendra[2] fin grâce à une procédure illégale.
Un partout, match nul.
Notes
[1] Le recours doit impérativement être déposé dans les 48 heures de la notification.
[2] Je dois à la Vérité et à la Cour des comptes d'ajouter ici un peut-être, tant le taux d'exécution des reconduites à la frontière est bas, et en diminution constante ; je me flatte d'y être un peu pour quelque chose.