J'ai déjà expliqué que dans la mécanique psychologique qui aboutit au passage à l'acte, chez un être sain d'esprit s'entend, on rencontre toujours la combinaison de deux éléments, que j'appelle la certitude de l'impunité (c'est de Beccaria, en fait) et la justification morale, qui permet à celui qui va commettre un délit de se dire “ Ce que je fais n'est pas grave, en fait, ou du moins, c'est pour une bonne cause. ”
La certitude de l'impunité n'a pas à être avérée. D'ailleurs, la plupart des gibiers de prétoire avaient la certitude de ne pas être pris.
Ça ne signifie pas que la combinaison de ces deux éléments implique passage à l'acte. La plupart d'entre nous avons des inhibitions, ou une force de volonté, pour présenter ça sous un jour plus noble, suffisante pour que nous rejetions l'idée à peine germée.
Tenez quelques exemples de justification morale :
Le voleur de sac à main : “ J'ai plus besoin d'argent qu'elle, moi c'est pour m'acheter à manger ”.
Le voleur de voiture, après avoir vérifié que la rue est vide (certitude de l'impunité) : “ De toutes façons, il est assuré. ”
Le vendeur de cannabis : “ Le cannabis, c'est pas vraiment de la drogue ; et puis c'est ça ou bosser à McDo pour gagner dix fois moins ”. Variante “ Je fais que dépanner, c'est juste pour me payer ma consommation, je suis pas un dealer ”.
Le téléchargeur pirate : “ De toutes façons, j'aurais pas acheté ce CD/DVD, et j'ai pas les moyens d'aller au ciné, alors ils perdent rien. Puis de toutes façons, ils sont déjà pété de thunes, eux. ”
Cependant, aucun d'entre eux, quelles que soient les bonnes raisons qu'il se donne, ne passerait à l'acte s'il avait la certitude d'être sanctionné (c'est là le but de la loi HADŒPI : faire cesser le sentiment d'impunité des téléchargeurs pirates).
C'est là une différence essentielle avec certaines formes de délinquance idéologique : non seulement le délinquant se fiche d'échapper à la sanction, mais il en tirera une satisfaction de martyr et fera de son procès une tribune médiatique. D'où une plus grande sévérité, non pas à cause de l'idéologie, mais du fait que la réitération est à craindre vu l'absence manifeste de regrets.
Un lecteur, qui signe Dante Timelos et fait la promotion d'un guide juridique en ligne pour vous permettre de vous défendre tout seul au pénal (et il a bien raison, quand on a droit à un avocat gratuit, autant refuser), me fournit une intéressante démonstration par l'exemple. Sous mon vademecum des comparutions immédiates chapitre 2, il donne ce fort mauvais conseil :
Concernant d'abord les garanties de représentation, dont le détail est assez bien expliqué ici, petit conseil réservé aux proches des personnes poursuivies: concrètement, les juges n’ont guère le temps et les moyens de vérifier certaines affirmations de ceux qui passent en comparution immédiate, pas plus que les documents apportés par ceux qui sont à l’extérieur... Bien penser ceci dit que tout doit être cohérent.
Ces précisions n'ont aucun intérêt si les documents sont vrais ; j'en déduis qu'il suggère à mot couvert de produire des faux si on n'a pas de vrais sous la main. Rien que ça.
Vous aurez relevé ici la certitude de l'impunité : “ les juges n’ont guère le temps et les moyens de vérifier certaines affirmations de ceux qui passent en comparution immédiate, pas plus que les documents apportés par ceux qui sont à l’extérieur ”.
Je lui ai fait remarquer que forger un faux est puni de trois ans de prison, et le produire en justice, de la même peine.
Voici sa réponse, qui contient la justification morale :
C'est pas vraiment un faux…
Cher maitre, en réponse à mon commentaire (Numéro 16) vous parlez de "faux"... comme vous y allez. Un document qu'on ne peut pas vérifier n'est pas un "faux", c'est juste un document qu'on ne peut pas vérifier, rien de plus...
… et puis c'est de bonne guerre…
La CI est une justice d'abattage, ce qui signifie que les dossiers sont légers voire vides, bâtis à la hâte avec quelques PV policiers, et que les juges n'ont pas les moyens de vérifier quoi que ce soit. Il ne s'agit alors que de retourner un peu à l'avantage des personnes poursuivies cet état de fait déplorable.
… et un peu de relativisme absolu : qu'est-ce que la vérité, après tout ?
Quant à la "vérité", personne n'y croit et surtout pas la police et le procureur qui bâtissent l'accusation. Alors...
Voilà. Un délinquant, le plus souvent, c'est ça. Ce n'est pas un être pervers et méchant, toute la volonté et l'intelligence tendues vers le but de commettre un crime (ça c'est le méchant des séries TV françaises). C'est quelqu'un qui se trouve une justification pour passer à l'acte et se convainc qu'il ne sera pas pris. Jusqu'à ce qu'on vous l'amène menotté avant une CI.
Et une petite histoire pour finir. Un prévenu, poursuivi pour vol et escroquerie (il a volé une formule de chèque la carte American Express de quelqu'un chez qui il avait été invité et l'avait utilisé pour acheter un iPod). Pensant impressionner favorablement le tribunal, il se dit étudiant en droit (très mauvaise idée : si vous êtes étudiant en droit, taisez-le) et a fait amener par son père son certificat de scolarité de la prestigieuse faculté de Framboisy-II. Son avocat présente la pièce au procureur, sans y avoir jeté un coup d'œil.
Le procureur regarde la pièce, fronce les sourcils, et demande s'il peut la garder pour le moment. L'avocat accepte bien volontiers.
Arrive le tour du brillant juriste. À peine l'examen de la personnalité a-t-il commencé que le procureur prend la parole.
— Vous êtes étudiant en droit ?
— Oui, m'sieur.
— C'est bien le certificat de scolarité que vous avez produit ?
— Oui m'sieur.
— (Sourire avenant) Monsieur, vous savez que j'ai fait la même fac que vous ? Vous voyez qu'elle peut mener à de nobles fonctions…
— Je sais m'sieur. C'est une bêtise, je sais pas ce qui m'a pris, je ne le referai jamais.
— Cependant, je m'interroge. Les certificats de scolarité, de mon temps, pas si lointain, n'étaient pas du tout comme ça…
— Ils ont changé, m'sieur.
— Vraiment ? Au point de ne plus porter le cachet de la faculté ? J'ajoute que le doyen n'avait pas l'habitude de faire de grossières fautes d'orthographe dans les certificats de scolarité. Je garde cette pièce, et vais ouvrir une enquête préliminaire pour m'assurer auprès de la faculté que vous y êtes bien inscrit.
—Le président : Vous avez quelque chose à dire, sur ce point ?
Et le prévenu de reconnaître, tout penaud, qu'il avait fait croire à son père qu'il était inscrit à la fac de droit et avait fabriqué ce faux certificat pour lui.
Je ne vous dis pas la tête de l'avocat et du père dans la salle (non, ce n'était pas moi ; ni l'un ni l'autre). Et l'impression sur le tribunal : le voleur escroc est aussi un faussaire à l'égard de son père et de la justice.
Résultat, le faux étudiant s'est pris un an de prison avec sursis (plutôt lourd pour les faits : préjudice de 60 euros environs) et une nouvelle citation à venir pour faux et usage de faux. Et son père lui a, je le crains, coupé les vivres.
Au-delà du “ c'est pas beau de faire ça ”, objectivement, c'est totalement idiot. Ça ne résout pas le problème, au contraire, ça l'aggrave. (Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?)