Je profite honteusement de ma position de seul maître à bord à part Fantômette pour publier mon commentaire au billet de Gascogne sous forme d'un autre billet, pour apporter un autre son de cloche.
En tant qu'avocat (j'assume pleinement le biais de perception), je me réjouis des propos de M. Aphatie, nonobstant les quelques approximations et contradictions, relevées avec justesse par Gascogne. Car si Gascogne a raison de s'agacer des attaques gratuites à l'encontre des juges (je confirme que pas un seul juge n'a eu à connaître à ce jour du dossier de M. Dray), Jean-Michel Aphatie a raison de s'indigner des conditions de cette enquête. Même si elle est parfaitement légale.
Je me réjouis de cette indignation car je sais que rien ne fait plus progresser les libertés des citoyens que la peur des élus (et des journalistes, à l'occasion) qu'on leur applique un jour la loi.
De ce point de vue, je remercie Julien Dray et Vittorio de Filippis d'avoir ainsi donné de leur personne.
L'enquête préliminaire, pour ce qui concerne monsieur Dray, est, je ne dirais pas un archaïsme, mais en son état actuel une anomalie née d'une tricherie. C'est même cet aspect de tricherie qui a fait son succès (je sens le froncement de sourcils dubitatif des magistrats et policiers qui me lisent : je vais m'expliquer).
Une anomalie car au début, elle n'était pas prévue par le Code d'instruction criminelle mais est née d'une pratique. Le principe était que toute infraction (même en flagrance) devait passer entre les mains du juge d'instruction, sauf citation directe par la partie civile (et la partie civile seulement) : art. 182 du code d'instruction criminelle ancien. C'est un coup d'État judiciaire qui a peu à peu dépossédé le juge d'instruction de ses prérogatives, avec sa complicité parfois. La suppression annoncée est l'aboutissement d'un long processus plus que l'inspiration soudaine d'un président hyper-actif.
Entendons-nous bien. Que la police puisse aujourd'hui, d'office ou sur ordre du parquet, mener une enquête non coercitive, y compris sur la base d'un simple soupçon me paraît en soi acceptable dans une société démocratique. Le rôle de la police et du parquet est de rechercher les infractions, pas de juger celles qui lui tombent toutes ficelées entre les mains. Rappelons que dans l'affaire Dray, nous avons le schéma suivant : l'État verse des subventions à une association lycéenne, la FIDL, et on découvre des traces de mouvements financiers importants entre cette association et un élu et haut responsable du deuxième parti de France, spécifiquement en charge de la jeunesse, élu qui procède à des achats d'objets de luxe dont le coût est incompatible avec son train de vie pourtant confortable. Le simple soupçon, reposant sur des indices, que des subventions de l'État finisse par financer des achats de luxe d'un élu suffit largement selon moi à justifier que l'on procède à une enquête.
Là où se noue le problème, c'est que l'enquête préliminaire peut devenir coercitive et le devient très facilement.
La garde à vue est applicable en matière d'enquête préliminaire : art. 77 du CPP. C'est-à-dire que la loi permet à l'officier de police judiciaire en charge de l'enquête de maintenir à sa disposition, dans les conditions que l'on sait, une personne pendant 24 heures au commissariat, au secret, sans lacet, sans ceinture, sans montre (et on sait que pour M. Dray, une telle éventualité est insupportable), avec au bout de 24 heures non pas la liberté mais l'annonce d'un renouvellement de la mesure.
Dès lors, la demande d'autorisation de perquisitionner est une pantalonnade. Je vais vous expliquer comment ça se passe.
— Ding ♪ Dong ♫
— (L'homme lève la tête de son ordinateur, affichant la page des comms de son skyblog) Tiens ? On a sonné. (Coup d'œil à sa montre) À 07h 57mn 41s 23 centièmes ? Comme c'est curieux. (Ouverture de porte)
— Bonjour. Je suis le commandant de police Mèque-Mailledet. Dans le cadre d'une enquête préliminaire pour abus de confiance, j'ai reçu du procureur des instructions de procéder à une perquisition à votre domicile.
— Ah ? Mais… Je… Puis-je appeler mon avocat ?
— Négatif, monsieur, le Code de procédure pénale ne le prévoit pas[1]. Mais au préalable, il faut que vous me signiez ce formulaire.
— (Chausse ses lunettes Porsche®) Voyons. Ah ? Vous avez besoin de mon autorisation ? Donc, je peux refuser ?
— Affirmatif. (Sort ses menottes et joue avec ostensiblement) Mais dans ce cas, c'est la garde à vue, pendant que le procureur saisit le JLD pour obtenir une autorisation de perquisitionner malgré votre refus (art. 76 du CPP).
— Mais… J'avais lu sur le blog de maître Eolas que cette possibilité n'était ouverte que pour les délits punis d'au moins cinq ans de prison, et l'abus de confiance n'est puni que de trois ans ?
— (In Petto : Damned, c'est un dur à cuire) Et bien on dira que c'est pour escroquerie, ou détournement de bien public par personne chargée d'une mission de service public. De toutes façons, la demande d'autorisation au JLD se fait sans débat donc hors la présence de votre avocat (ou de la votre…) et si on requalifie postérieurement en délit passible d'une peine inférieure à 5 ans, il n'y a pas de nullité de la procédure. Et puis ça vous fera 48 heures de garde à vue. Vous imaginez, si la presse l'apprenait ?
— (Sort son stylo MontBlanc®) Je signe là ?
Voilà tout le problème : la coercition est déjà là, mais pas encore les droits de la défense, parce que, argument que vous me permettrez, car ne l'ayant pas entendu dans votre bouche, cher Gascogne, de trouver hypocrite, on n'en serait qu'au stade de l'enquête préliminaire, et qu'aucune décision de poursuite n'a été prise. Pas de notification des charges (c'est à la bonne volonté de l'officier de police judiciaire, jusqu'au placement en garde à vue, qui est seule créatrice de droit), pas d'assistance d'un avocat, pas de communication du dossier. Mais on peut d'ores et déjà l'interroger (si on veut) et même priver de liberté et engeôler. J'avoue que n'étant pas assez intelligent pour avoir fait magistrat, la subtilité fondée sur l'absence de décision de poursuite m'échappe.
Et cette situation est une tricherie, une violation de l'esprit de la loi, perpétrée par vos collègues il y a 111 ans.
La grande loi qui a mis fin à la procédure d'instruction secrète où l'inculpé était la chose du juge d'instruction est la loi du 8 décembre 1897. Merci les affaires de Panama et des décorations qui ont fait goûter aux politiques le goût amer du Code d'instruction criminelle.
Elle a posé le principe, repris à l'article 105 du CPP, que les personnes à l'encontre desquelles il existe des indices graves et concordants de commettre une infraction ne peuvent être entendues en qualité de témoin. Comprendre : elle ne peuvent l'être que comme mises en examen, en présence de leur avocat ayant eu préalablement accès au dossier.
Puis apparurent les enquêtes de police. Et les suspects, mot qui rappelons-le ne figure pas dans le code, furent longuement entendus en garde à vue. Émotion des avocats, qui soulèvent la nullité : leur client n'étant pas mis en examen, il est entendu comme témoin, ce que la loi prohibe.
Pas du tout a dit la cour de cassation. L'article 105 ne s'applique qu'aux seules informations judiciaires. Oubliant qu'à l'époque du vote du texte, l'instruction étant un passage obligé, le législateur ne pouvait pas avoir voulu prévoir de limiter la portée de ce principe.
Dans le cadre d'enquêtes de police, conclut la cour de cassation, c'est parfaitement possible (et fut un temps où on leur faisait même prêter serment de dire la vérité…).
Et encore, si la cour de cassation avait strictement appliqué l'article 105 à l'instruction, mais il n'en fut rien, à tel point que le législateur, oublieux de ses ennuis passé, a cédé et expressément validé les gardes à vue sur commission rogatoire des suspects. D'où le sommet d'hypocrisie de notre procédure pénale, qui permet à un juge d'instruction de faire placer en garde à vue, de se faire communiquer les PVs d'audition, de renouveler la mesure pour 24 heures supplémentaires, qui prévoit l'obligation de se faire présenter la personne pour renouveler la mesure de garde à vue (art. 154 du CPP) mais surtout interdit au juge d'instruction, à peine de nullité de la procédure, d'interroger lui même le gardé à vue. Dame : il faudrait qu'un avocat soit présent et accède au dossier, vous n'imaginez pas. C'est ce que mon confrère François Saint-Pierre appelle pertinemment la sous-traitance de l'instruction aux services de police[2]. Cette garde à vue ne vise pas à réunir des éléments nouveaux, mais à obtenir des aveux avant l'arrivée de cet importun en robe qu'est l'avocat. Et la cour de cassation veille jalousement à valider cette pratique contra legem. Avec des brillants résultats à l'occasion.
L'indignation de Jean-Michel Aphatie me réjouit. Elle révèle une prise de conscience de certains aspects archaïques pour un État de droit de notre procédure pénale (je reprends ma formule : faite pour qu'un État fort juge des coupables). Il est plus que temps. Je rappelle ici que la France, entre 1999 et 2007, s'est vue condamnée 187 fois pour violation du droit à un procès équitable : seules la Turquie, la Russie, l'Italie et l'Ukraine font mieux sur les 47 pays signataires.
Il y a cependant un danger dans la réforme à venir : si on supprime l'instruction pour lui substituer la seule enquête préliminaire, ce serait un grave recul des droits de la défense. Ce n'est pas ce qui ressort des propos du président. Mais j'ai en la matière des droits de la défense une confiance très modérée en l'actuelle majorité.
2009 promet d'être une année charnière. Mais dans quelle sens la charnière jouera-t-elle ?
PS : aux étudiants en droit : j'espère que ce billet vous fera comprendre tout l'intérêt de prendre les matières d'histoire du droit à la fac. Ce sont elles qui vous feront comprendre le droit d'aujourd'hui. Qui de toutes façons aura changé quand vous commencerez à exercer.