Par Paxatagore
Troisième argument, à mes yeux le plus important ce ceux que j'ai évoqué jusqu'à présent : la nécessité de supprimer la dualité des poursuites.
Aujourd'hui, quel est notre système ?
95% des affaires présentées à un tribunal ont fait l'objet d'une enquête par la police ou la gendarmerie. Celle-ci a fait son enquête tranquillement dans son coin, en en rendant plus ou moins compte au procureur de la République. Il n'y a pas eu de phase contradictoire : pendant la garde à vue, on a demandé au suspect s'il avouait, on a éventuellement vérifié ses déclarations, ses alibis. Mais on ne lui a pas donné accès au dossier. Et s'il a vu un avocat, c'est d'avantage pour se rassurer que pour se défendre, l'avocat non plus n'ayant pas accès au dossier. Du reste, ce dossier n'est matériellement pas réellement constitué et ordonné de façon à être consultable par un avocat ou un magistrat. Souvent, il n'est pas encore ordonné, les pièces pas encore numérotées, les copies, les originaux, les doubles pour les archives n'ont pas été séparés... Le procureur prend la décision de poursuivre, on se retrouve au tribunal et là, et seulement là, les avocats ont accès au dossier. Le tribunal, réuni pour juger de l'affaire, peut cependant ordonner des investigations supplémentaires si cela lui apparaît nécessaire.
Parfois - de plus en plus souvent -, l'enquête est soumise au tribunal dès la fin de la garde à vue. Le suspect est conduit menotté au tribunal, devant lequel il comparaît dans la journée. Le tribunal, sauf exception, statue aussitôt sur la peine et délivre, le cas échéant, un mandat de dépôt. C'est la procédure de comparution immédiate, très brutale et peu propice à l'exercice serein de la justice et de la défense, mais qui présente l'intérêt de l'immédiateté de la répression.
Dans les 5% restants, l'affaire a été instruite par un juge d'instruction. Après une phase policière identique à celle que je viens de décrire, le juge d'instruction est saisi. Il va généralement faire des investigations supplémentaires (on l'a d'ailleurs saisi parce qu'il y a des investigations supplémentaires à faire). Il va notamment étoffer le dossier de personnalité du suspect (qu'on appelle, à ce stade, la personne mise en examen). Il va l'interroger plus complètement, dans des conditions plus agréable (non menotté, en présence d'un avocat) qu'en garde à vue.
Cette différence ne doit pas laisser à penser que les 95% des affaires qui ne passent pas par l'instruction sont bâclées. La police fait bien son travail. Quand on lui sort un alibi, elle le vérifie. Mais bon, dans l'ensemble, chacun s'accorde à dire que les dossiers d'instruction comprennent plus de renseignements. Pas forcément plus de preuves, ni plus de certitudes. Mais plus d'informations. Plus de détails. Notamment des détails que la police ne cherche pas toujours (même si je soutiens qu'on pourrait certainement lui indiquer que ces détails sont importants. Travailler par exemple sur l'élément intentionnel, faire une enquête de personnalité, faire des environnements).
L'instruction a donc l'avantage de nous apporter un dossier plus intéressant, plus étoffé. Forcément, c'est plus long, ça coûte plus cher à la justice et il n'y a pas forcément lieu de mettre en œuvre de tels moyens pour toutes les affaires, bien au contraire.
La tendance actuelle de nos réformes législatives, depuis disons 1993, c'est de renforcer les garanties et les droits procéduraux des parties dans la phase d'instruction. La défense y a sans cesse plus de droits (qu'elle n'utilise du reste que façon très limitée). L'enquête ordinaire (les 95%), elle, ne suit pas cette tendance : tout est entre les mains de la police et du parquet, il n'y a pas de "partie" à ce stade, et donc pas de droit.
C'est l'existence d'une institution (le juge d'instruction) qui est une "option" entre les mains du procureur, qui introduit cette dissymétrie.
Je crois que l'un des intérêts de la suppression du juge d'instruction serait justement d'unifier le régime de l'enquête, de donner à chacun les mêmes droits.
Un juge de l'enquête préliminaire, dont la désignation devrait apporter des garanties d'indépendance comme celles qu'offre aujourd'hui le juge d'instruction, pourrait être saisi par les parties, à tout moment. Qui est une partie ?
- le procureur de la République, dès lors que s'ouvre une enquête. Il pourrait demander au juge les mesures coercitives qu'il ne pourrait autoriser seul, comme la prolongation de la garde à vue, le contrôle judiciaire, la détention provisoire, les mandats, mais aussi les écoutes téléphoniques, etc.
- la partie civile, dès lors qu'une personne dépose plainte (la reconnaissance automatique du statut de partie civile à tout plaignant ne me paraît pas problématique en soit). Elle pourrait demander au juge, au moins à certains stades de la procédure, d'ordonner certaines investigations, et, pourquoi pas, lui demander également une provision sur ses dommages et intérêts (imaginons le cas où les faits sont reconnus, rien n'interdit de restreindre le rôle de ce juge à la seule matière pénale), ou l'éloignement du conjoint violent (pour les victimes de violences conjugales).
- le suspect. A l'issue au moins de sa garde à vue ou d'une audition sous un statut de suspect (qu'il conviendrait impérativement de créer), le suspect pourrait également demander au juge des investigations pour sa défense.
Le juge pourrait en outre statuer sur toutes sortes d'incidents d'enquête (désignation contradictoire d'un expert, délimitation de sa mission, restitution des scellés, nullités des actes de procédure,...). A l'issue d'une garde à vue, ou postérieurement, le procureur de la République pourrait faire conduire ou citer le prévenu devant le juge de l'enquête préliminaire. Les incidents préalables à l'audience seraient évoqués, les nullités purgées. Des mesures coercitives provisoires pourraient être prises (on supprimerait ainsi les comparutions immédiates devant le tribunal, au profit d'une comparution immédiate devant le juge de l'enquête préliminaire).
A ce stade, il interviendra peut être déjà un accord sur la culpabilité et la peine entre le procureur de la République et le suspect. Cet accord pourrait être homologué par le juge de l'enquête préliminaire. D'autres affaires, relevant du juge unique, pourraient être évoquées immédiatement. Pour les autres, le juge de l'enquête préliminaire renverrait l'affaire devant la formation compétente (tribunal correctionnel collégial, cour d'assises).
Pour les débats contradictoires, l'audience serait publique et contradictoire, sauf exception.
Ce système présente les intérêts suivants :
- toutes les procédures suivront le même cheminement, sans faire de différenciation entre les plus complexes et les moins complexes, à la discrétion du procureur de la République (ou presque). Les droits de chaque prévenu sont donc les mêmes, ce qui est logique dans un système de présomption d'innocence.
- A un stade raisonnable, l'enquête pourra devenir contradictoire. Le cas échéant, si cela nuit aux investigations, on pourrait imaginer que certaines pièces soient maintenues au secret quelques temps (cela existe en droit Suisse), par la décision d'un juge, pour ne pas compromettre l'efficacité de l'enquête : le système est souple.
- La plupart des affaires peuvent être évoquées publiquement assez rapidement, au moins sur certains aspects du dossier, ce qui permet de donner des informations aux journalistes et satisfaire le goût de l'insatiable curiosité malsaine de nos concitoyens pour le sang et le sexe (ok, le mien aussi). Cette publicité n'est pas forcément une mauvaise chose : je fais le pari qu'on peut "éduquer" l'opinion publique sur les difficultés des affaires pénales. Les effets de manche des avocats sur les marches du palais sur la justice sourde et aveugle ne dureront pas !
- on peut envisager plusieurs équilibres entre nécessités de l'enquête et libertés individuelles : le nôtre, ou quelque chose de beaucoup plus exigeant du point de vue des libertés. On peut aussi envisager de rester avec le rôle actuel des juge à l'audience (instruction par le juge), dans la tradition française, ou imaginer un système où les parties ont d'avantage la maîtrise du débat (le parquet présente le dossier à un juge qui ne le connaît pas). Il permet enfin de conserver un système actuel avec des obligations fortes pour la police (instruire à charge et à décharge) ou aller - ce que je ne souhaite pas - vers un système plus anglo-saxon.
Souplesse, évolutivité, égalité.