Par Paxatagore
J'avoue : moi aussi, j'ai été juge d'instruction. Plusieurs années même. Moi aussi, j'ai mis des gens en examen, j'ai demandé que certains d'entre eux soient placés en détention provisoire. J'assume.
Qu'on me pardonne de ne pas maudire ce que je fus : j'ai adoré cette fonction, qui m'a donné beaucoup de plaisir professionnel. Mais le grand plaisir qu'elle m'a apporté n'est pas une justification suffisante pour la maintenir. De telles raisons existent et Maître Eolas en a listé un certain nombre. Je vais même dire quelque chose qui peut apparaître comme incohérent avec la suite de mon billet mais il me semble que le juge d'instruction fonctionne globalement bien rapport à son objectif premier (contribuer à réduire la délinquance) et pas trop mal par rapport à la défense des droits des différentes parties. C'est une institution peu onéreuse pour la société et cependant très efficace. La supprimer sans y avoir sérieusement réfléchi est hasardeux.
Mais pourtant, je crois qu'il existe bonnes raisons aussi de souhaiter la suppression du juge d'instruction. Des raisons qui dessinent, en creux, ce que j'attends de la réforme et ce qui me déplairait. Aujourd'hui, j'aimerai parler de la professionnalisation de l'enquête et de la direction d'enquête.
Il y a longtemps, disons en gros avant les années 1850, il n'y avait pas d'enquêteur policier, il n'y avait que des magistrats. C'étaient des magistrats qui faisaient les enquêtes importantes. Puis, devant l'augmentation de la délinquance, la police - au départ créée pour surveiller la population et non pour traquer les auteurs d'infractions - a fini par développer une vraie compétence en la matière. Au début du XXe siècle, Clémenceau a ainsi créé les "brigades du tigre", les ancêtres de l'actuelle police judiciaire : un corps de policier entièrement tourné vers le travail judiciaire, c'est-à-dire la recherche des auteurs d'infractions pénales et des preuves. Progressivement, les magistrats ont été cantonnés dans un rôle de "direction d'enquête", c'est-à-dire qu'ils donnaient des instructions à des enquêteurs qui faisaient, eux, le vrai travail d'enquête. Les juges d'instruction ont continué à avoir une petite importance comme enquêteurs, au moins pour les auditions et les interrogatoires, et, dans une certaine mesure pour les perquisitions. La police nationale a "rafflé" l'essentiel de ce qui fait une enquête moderne : les fichiers, les capacités à mener des écoutes téléphoniques...
Le problème, c'est que l'enquête, chez nous magistrats, reste un savoir faire artisanal et individuel. Pour avoir suivi la formation de l'ENM, je l'affirme : les magistrats ne sont pas sérieusement formés à la direction de l'enquête. Nous sommes vaguement formés à la technique de l'interrogatoire, mais c'est tout. Certains juges d'instruction sont de très bons directeurs d'enquête : c'est grâce à leur personnalité, à leur expérience. Pas à leur formation, pas au fonctionnement du système.
La police a une vision bien plus professionnelle de l'enquête (mais je crains qu'elle soit en train de la perdre). D'abord, une organisation en groupe, qui permet de confronter les points de vue, de balayer tous les aspects d'un problème. Ensuite, une organisation hiérarchique qui permet de valider les options choisies ou de trancher en cas de conflits. Enfin, une capacité à mettre en œuvre, en fonction des moments, des moyens plus ou moins importants sur une enquête donnée (ainsi, pour une enquête sur un trafic de stupéfiants, un groupe de quelques agents va faire un travail préparatoire, dépouiller des relevés téléphoniques, faire des filatures... Puis, au moment des interpellations, c'est tout le service qui va venir sur l'enquête, le temps de 4 jours).
Que manque-t-il à la police ? Deux choses. L'expérience du débat judiciaire et, parfois, la culture du doute.
- L'expérience du débat judiciaire, c'est la plus value du magistrat du parquet (ou du juge d'instruction) sur le fonctionnaire de police même le plus gradé. Avec un peu d'expérience (car là non plus, point de formation), il a quelques idées sur les arguments que la défense va produire et donc aiguiller le travail de la police sur ces points. Il sait aussi ce que les juges du siège vont attendre comme informations, comme preuves, et, là encore, il va demander ces éléments à la police.
- La culture du doute manque parfois à celui qui édifie l'accusation. C'est d'autant plus vrai que celui-ci a d'autres objectifs en vue. Le policier, souvent, a aussi l'ordre public en ligne de mire (il me semble, par expérience, que la culture du doute est plus forte dans les services de PJ, qui n'ont pas de rôle en matière d'ordre public, que dans les commissariats, qui ont un double rôle : maintenir l'ordre et faire des enquêtes). Le procureur aussi, d'une certaines façons. Le juge d'instruction est souvent vu comme plus objectif puisqu'il n'a pas d'autre intérêt à défendre que celui de la manifestation de la vérité. Plus on s'éloigne de l'enquête, plus on est enclin à en voir les failles, c'est naturel. La police a, par nature, un moyen d'y remédier : le contrôle hiérarchique. Malheureusement, ce contrôle joue de moins en moins.
Pour moi, une vision professionnelle de l'enquête implique une responsabilité des enquêteurs. Une enquête ratée, bâclée, mal faite, peut logiquement entraîner la responsabilité de ses auteurs. La société est en droit d'attendre que leur responsabilité soit mise en jeu, dès lors à tout le moins que les pouvoirs publics s'engagent réellement dans une logique de professionnalisation de l'enquête - on en est loin, me semble-t-il, tellement on est obnubilé par cette idée que chaque enquête est différente.
Le directeur d'enquête doit pouvoir être responsable et cela, à mon sens, n'est pas compatible avec l'idée qu'il s'agisse d'un magistrat du siège. Il doit avoir une compétence technique professionnelle et cela, à mon sens, n'est pas vraiment compatible avec l'idée qu'il s'agisse d'un magistrat du siège (auquel on demande déjà une grande maîtrise du droit et d'autres qualités professionnelles par ailleurs : à chacun suffit sa peine).
En toile de fonds, on devine ce que je souhaite (et les conditions qui me paraissent nécessaires à la suppression du juge d'instruction) : - un parquet, qui reçoive une formation spécialisée dans la direction de l'enquête, qui soit clairement séparé des magistrats du siège et dont les membres pourraient voir leur responsabilité engagée s'ils ne dirigent pas convenablement les enquêtes. Un parquet qui soit organisé sur un mode hiérarchique (un procureur / des substituts). - une police judiciaire renforcée dans cette même logique de professionnalisation et de valorisation du travail judiciaire - mais c'est la voie inverse que suit actuellement le ministère de l'intérieur.
C'est, à mon sens, un gage en terme de qualités d'enquête.
On me dira que le juge d'instruction pourrait assurer cette qualité. Bien sur. Dans les faits, il l'assure, généralement. Pour les enquêtes dont il est saisi. Il n'en reste que 5%. Pensons aux 95% restants : ça sera mon prochain billet.