Par Paxatagore, ancien juge d'instruction
Plein de monde en vérité.
Un extra-terrestre qui débarquerait en France en novembre ou décembre 2008 pourrait tirer hâtivement quelques conclusions sur le fonctionnement de notre démocratie. Un journaliste, ancien directeur de rédaction d'un grand journal de gauche, est interpellé - selon ses dires - dans des conditions extrêmement brutales dans le cadre d'un mandat d'amener délivré par un juge d'instruction. On peut gloser à l'infini à ce sujet qui associe liberté de la presse, dignité humaine, usage de la contrainte par la police et, évidemment, opportunité de l'usage de cette contrainte par la justice. Ce qui importe, c'est que naît de cette interpellation un grand scandale médiatique qui appelle, nécessairement, dans notre démocratie moderne, une réaction du pouvoir politique. Parmi les propositions, il se murmure de plus en plus - Le Monde se fait l'écho de ce murmure - que l'Elysée voudrait mettre fin à cette institution pluri-séculaire qui est le symbole de notre justice : le juge d'instruction.
Notre extra-terrestre ne connaissant peut-être pas le juge d'instruction, il fera quelques recherches à ce sujet et s'apercevra que c'est une institution sommes toutes récente, qui dans sa forme actuelle n'existe que depuis 1808 mais qui plonge ses racines dans des institutions plus anciennes qui font l'orgueil de notre culture juridique, les lieutenants criminels et, plus loin encore, les inquisiteurs.
Une impression étrange démangera alors l'extra-terrestre. Voilà une institution des plus anciennes, fortement ancrée dans les mentalités judiciaires et, même, populaires, que l'on va supprimer simplement parce qu'UNE fois, UN juge aurait délivré UN mandat d'amener. Si cet extra-terrestre se sent quelques solidarités avec les juges, il ajoutera qu'en plus la décision du juge était parfaitement légale et ses modalités d'application - par la police nationale, dont personne n'évoque la suppression - regrettables et inutilement humiliantes.
Car tel est bien le fonctionnement moderne de nos institutions. Sur un incident[1], on envisage sérieusement de supprimer une institution qui marche plutôt bien. Être ministre, de nos jours, ce n'est plus coller à ses dossiers, c'est coller à l'actualité : à chaque évènement médiatique, sa réponse juridique. Les étudiants en sociologie du droit devraient ajouter une nouvelle source sociologique du droit : les rédactions de presse.
Mais notre extra-terreste ayant un peu de temps libre pourrait aussi jeter un regard circulaire sur cette institution qui marche si bien. Il pourrait alors constater que beaucoup de pays européens avaient adopté ce juge au XIXe siècle, sur le modèle français, et ont passé le XXe siècle à le supprimer, l'Allemagne en 1974, l'Italie en 1993, par exemple (l'Angleterre avait suivi le même chemin au XVIIIe siècle). On pourrait également lire de très nombreuses critiques contre la procédure d'instruction, dénoncée à raison pour sa lenteur, pour l'énormité des pouvoirs concentrés entre les mains d'une seule personne (trois à compter du 1er janvier 2010).... Certaines de ces critiques ne sont pas dénuées d'arrières pensées : il est probable que nombre d'hommes politiques voudraient ainsi échapper à des poursuites pénales désagréables. Mais beaucoup de ces critiques sont formulées par des magistrats, par des policiers, par des avocats, par la doctrine juridique (les professeurs)... Et ces critiques sont particulièrement nombreuses depuis une trentaine d'années.
L'idée de supprimer le juge d'instruction ne date donc pas d'hier. Les critiques nombreuses contre la fonction ont conduit à des réformes législatives considérables de la procédure à un rythme effréné, sans moyen supplémentaire. A petit feu, tranquillement, le législateur va tuer le juge d'instruction en l'étouffant sous les réformes. Cela dure depuis 1993[2].
Si jamais, début 2009, le parlement votait une loi supprimant le juge d'instruction, la loi "Filippis-Dati", il ne faudrait pas accuser un fait divers médiatique. Ce n'est jamais qu'une longue et lente tendance de l'histoire.
Le juge d'instruction marche bien, dans l'ensemble, c'est certain. C'est une institution assez peu onéreuse pour le ministère de la justice, c'est évident. Mais ne tançons pas nos hommes politiques d'inconstance à ce sujet : ça fait longtemps qu'ils cherchent un prétexte pour céléber le Requiem. Le terme « prétexte » n'est pas le bon, le bon terme serait étincelle.
Ce qu'il faut bien comprendre, ce sont les ressorts de notre société démocratico-médiatique. Les médias n'ont pas inventé les défauts du juge d'instruction. Un évènement va peut être précipiter la chute d'une institution ancestrale mais ça ne sera que l'aboutissement d'une tendance lourde. Ne blâmons donc pas trop les journalistes, pour une fois...
Notes
[1] On me permettra de traiter l'affaire Filippis d'incident mineur, si je compare par exemple aux conditions de détention en France que l'hôte de ses lieux évoquait encore très récemment. Incident révélateur certes, mais incident.
[2] Il n'est pas inutile de préciser que les règles qui régissent le juge d'instruction relèvent de la loi : les juges, on l'oublie trop souvent, ne décident pas de l'organisation de la justice.