Libération sonne le tocsin au sujet du traitement subi aujourd'hui par l'ancien PDG de ce journal, Vittorio de Filippis, dont l'édifiante matinée est narrée par le menu dans cet article. Le récit est intéressant, car détaillé et raconté par quelqu'un qui a l'habitude de rapporter des faits. Un reportage de terrain à son corps défendant, en quelque sorte. Si je ne puis en garantir l'authenticité dans les moindres détails (je n'y étais pas, et je n'oublie pas que le témoin est partie prenante), je reconnais qu'ils sonne vrai à mes oreilles : tout ce qu'il raconte m'a déjà été raconté par des clients, que ce soit des abonnés des comparutions ou des gens tout à fait insérés qui un jour ont eu le malheur de prendre de haut un policier que ce n'était pas le jour de contrarier. Bienvenue dans le quotidien du pénal. Vous allez découvrir pourquoi nous, avocats de la défense, sommes des indignés permanents, et que ce n'est pas si difficile de le rester si longtemps.
Chaussons un instant les lunettes du juriste et voyons ce qui s'est passé.
Le prélude est une banale affaire de diffamation s'inscrivant dans un contentieux nourri entre le journal et Xavier Niel, PDG de Free SAS. Xavier Niel a attaqué Libération en diffamation à son encontre à de nombreuses reprises et a, d'après Libération, perdu toutes les procédures, exceptée une toujours en cours, qui est à l'origine de notre affaire.
Entre juin et novembre 2006, Libération a publié un article ayant provoqué à nouveau l'ire du probablement meilleur PDG qu'on ait vu depuis bien longtemps. Je donne cette fourchette car c'est durant ces 5 mois que Vittorio de Filippis a été PDG de la société Libération et directeur de la publication, c'est-à-dire pénalement responsable de tout ce qui y était publié. C'est pour ça qu'il est poursuivi. Il n'est pas l'auteur de l'article.
Une plainte avec constitution de partie civile est donc déposée contre la société Libération et contre le directeur de la publication.
Lorsqu'un juge d'instruction est saisi d'une plainte pour un délit de presse, son rôle est très limité. Il doit s'assurer que la prescription est interrompue tous les trois mois (une simple demande de réquisitoire interruptif au parquet suffit, ce qu'on appelle un soit-transmis), et vérifier la réalité des faits de publication : cet article a bien été publié ? Il contenait ces propos ? Qui est le directeur de la publication ? Et ça s'arrête là. Le reste, y compris et surtout l'offre de preuve et l'exception de bonne foi doit faire l'objet des débats devant le tribunal. Une instruction en diffamation se résume souvent à une enquête de police et une mise en examen devant le juge d'instruction.
Ce qui s'est passé ici. L'instruction a suivi son petit bonhomme de chemin, un peu tranquillement sans doute puisqu'elle traîne depuis deux ans déjà sans que quiconque ait été mis en examen.
Finalement, le juge d'instruction change, et le nouveau a envie de boucler rapidement. Il convoque donc Monsieur de Filippis en vue d'un interrogatoire de première comparution (IPC), le nom technique de la mise en examen. Que s'est-il passé exactement ? Je l'ignore, mais il y a eu un raté. Visiblement, une au moins, vraisemblablement plusieurs convocations (en recommandé) ont été envoyées à M. de Filippis, au siège de Libération, où il ne travaille plus. Ces convocations ont été transmises aux avocats de Libération, qui d'après l'un d'entre eux ont même pris contact avec le juge pour indiquer qu'ils assisteraient le journal et son ancien directeur de la publication. Mais pour une raison que j'ignore, M. de Filippis n'a visiblement pas répondu aux convocations par courrier. Ce qui a eu l'heur d'agacer le juge d'instruction qui a décidé d'appliquer le Code de procédure pénale dans toute sa rigueur.
Quand un juge d'instruction a très envie de voir quelqu'un qui ne défère pas à ses convocations, il peut demander à la force publique d'aller s'enquérir des nouvelles de ce monsieur et de s'assurer qu'il ne se perde pas en chemin en le conduisant immédiatement devant lui dans les plus brefs délais (24 heures max, 48 heures s'il est arrêté à plus de 200 km du siège du tribunal, 6 jours s'il est dans les DOM TOM). C'est ce qu'on appelle un mandat d'amener.
L'article 122 du CPP définit le mandat d'amener : « Le mandat d'amener est l'ordre donné à la force publique de conduire immédiatement devant lui la personne à l'encontre de laquelle il est décerné.»
L'article 134 précise que « L'agent chargé de l'exécution d'un mandat d'amener, d'arrêt et de recherche ne peut s'introduire dans le domicile d'un citoyen avant 6 heures ni après 21 heures. »
Et en effet, d'après l'intéressé, cité par Libé :
« J’ai été réveillé vers 6h40 ce matin par des coups frappés sur la porte d’entrée de ma maison, raconte-t-il. Je suis descendu ouvrir et me suis trouvé face à trois policiers, deux hommes et une femme portant des brassards, et j’ai aperçu dans la rue une voiture de police avec un autre policier à l’intérieur. »
L'article 123 du CPP précise que « Le mandat d'amener (…) est notifié et exécuté par un officier ou agent de la police judiciaire ou par un agent de la force publique, lequel en fait l'exhibition à la personne et lui en délivre copie. »
Et l'article 125 dit quant à lui que « Le juge d'instruction interroge immédiatement la personne qui fait l'objet d'un mandat de comparution.
« Il est procédé dans les mêmes conditions à l'interrogatoire de la personne arrêtée en vertu d'un mandat d'amener. Toutefois, si l'interrogatoire ne peut être immédiat, la personne peut être retenue par les services de police ou de gendarmerie pendant une durée maximum de vingt-quatre heures suivant son arrestation avant d'être présentée devant le juge d'instruction ou à défaut le président du tribunal ou un juge désigné par celui-ci, qui procède immédiatement à son interrogatoire ; à défaut, la personne est mise en liberté. »
Là, première anomalie procédurale :
«Habillez-vous, on vous emmène», répliquent-[les policiers] en lui interdisant de toucher à son portable dont l’alarme-réveil se déclenche. (…) Les policiers emmènent le journaliste au commissariat du Raincy.
7h10. Au commissariat, des policiers lui lisent les motifs de son interpellation. (…) Après lecture du document, Vittorio de Filippis demande à plusieurs reprises la présence des avocats du journal.
Le juge d'instruction n'étant pas en état de recevoir l'intéressé à 6h40 du matin en raison d'une confrontation en cours avec son oreiller, il est légitime que la police le conduise au commissariat. Néanmoins, c'est dès son interpellation que le mandat aurait dû être notifié et délivré en copie, puisque c'est en vertu de l'obéissance due à ce mandat que M. de Filippis devait suivre les policiers. Or ce ne serait donc qu'une fois arrivé au commissariat que M. de Filippis a eu connaissance et s'est vu délivrer copie du mandat d'amener. Il y a là un hiatus d'une demi heure qui est anormal.
Après lecture du document, Vittorio de Filippis demande à plusieurs reprises la présence des avocats du journal. Réponse: «Ils ne seront pas là.»
La réponse complète étant : l'article 133-1 du CPP ne vous permet que de faire prévenir vos proches ou de voir un médecin. Donc nous laisserons vos avocats dormir. Ils seront convoqués à la diligence du greffier du juge d'instruction.
Nous voici au riant dépôt du palais, à 8h30. M. de Filippis raconte :
«On contrôle mon identité puis on m’emmène dans une pièce glauque, avec un comptoir en béton derrière lequel se trouvent trois policiers dont un avec des gants (…). Derrière eux, un mur de casiers qui contiennent les effets des personnes «en transit». On me demande de vider mes poches, puis de me déshabiller. Dans mes papiers d’identité, ils isolent ma carte de presse et la mentionnent dans l’inventaire de mes effets. A aucun moment, jusqu’alors, je n’avais mentionné ma qualité de journaliste».
«Je me retrouve en slip devant eux, ils refouillent mes vêtements, puis me demandent de baisser mon slip, de me tourner et de tousser trois fois.»
Deuxième irrégularité. Cette fouille corporelle est, je le crains aussi illégale qu'usuelle en ces lieux.
Car devinez quoi ? La loi est aussi sourcilleuse sur l'inviolabilité du domicile que des orifices corporels même si, pudique, elle se contente d'être muette là-dessus. Mais c'est en vain que vous chercheriez un quelconque texte normatif donnant aux forces de l'ordre le pouvoir de s'assurer quand elles le désirent que vous n'avez vraiment mais alors VRAIMENT rien à cacher.
Hormis des cas expressément prévus par la loi (douanes, détenus…) qui ne s'appliquent pas ici, le seul support textuel est une circulaire (article C.117 de l'instruction générale relative à l'application du code de procédure pénale), mais ce texte n'a aucune valeur normative. La jurisprudence assimile quant à elle la fouille corporelle à une perquisition, qui suppose une enquête de flagrance, une commission rogatoire ou le consentement écrit de l'intéressé (art. 56, 92 et 76 du CPP respectivement), que la fouille soit réalisée par un officier de police judiciaire (art. 56 du CPP) ou par le juge d'instruction en personne, le cas échéant accompagné du procureur (art. 92), ce qui serait cocasse dans notre hypothèse, et que la perquisition vise à découvrir des éléments relatifs au délit poursuivi (art. 56 du CPP), et j'avoue que j'ignore comment on peut cacher une diffamation à l'endroit qui nous intéresse — Heu, en tout cas qui intéresse la police— ; quant au moyen de commission de l'infraction, ce serait faire injure à l'intelligence de la police que d'insinuer qu'elle pourrait penser qu'une rotative de presse a été dissimulée à cet endroit.
Précisons que la jurisprudence exclut du domaine de la perquisition la palpation de sécurité, qui consiste à s'assurer que l'individu n'est porteur d'aucun objet dangereux pour lui même ou pour autrui. Mais la palpation de sécurité exclut que le slip du palpé se trouve au niveau de ses chevilles (sauf s'il est porteur d'un baggy).
Le journaliste s’exécute puis se rhabille, mais on lui a retiré ses lacets, sa ceinture, la batterie de son portable. Et tous ses papiers et effets.
Soit les objets susceptibles d'être dangereux pour lui même ou pour autrui.
Deux heures passent au cours desquelles il est à nouveau fouillé des fois qu'une arme de poing ait poussé à cet endroit là.
«Je signale alors que j’ai déjà été fouillé d’une manière un peu humiliante deux heures plus tôt et je refuse de baisser mon slip à nouveau. Bien que comprenant l’absurdité de la situation et mon énervement, ils me répondent que c’est la procédure et qu’ils doivent appeler la juge devant mon refus. Celle-ci leur répond que soit je respecte la procédure et dans ce cas-là elle m’auditionnera et je serai libéré; soit j’assume mes actes».
Si cela est avéré, je crains que le juge ne se soit trompé. La procédure n'impose nullement cette inspection poussée et qui plus est itérée, et donc ne prévoit nulle sanction en cas de non respect. Assumer ses actes ne pouvait donc qu'être la menace de poireauter au dépôt les 24 heures de rétention au maximum avant de devoir être remis en liberté ; mais ce délai n'a jamais été prévu pour être une sanction en cas de soumission insuffisante ni une marge de manœuvre laissée à l'appréciation du juge. La procédure prévoit même que le juge doit entendre « immédiatement » la personne amenée devant lui sauf impossibilité. La volonté de garder son slip au même niveau que sa dignité (qui se porte haut) ne caractérise pas à mon sens une telle impossibilité. D'autant plus que la diffamation n'est punie que d'une peine d'amende : la détention provisoire est donc impossible. Le juge n'avait pas d'autre choix que de remettre M. de Flilippis en liberté à l'issue de l'interrogatoire qui devait avoir lieu dès que possible.
10 h 40. Dans le bureau de la juge, les gendarmes lui retirent les menottes.
Art. D.283-4 du code de procédure pénale.
La juge, qui «au départ», selon Vittorio de Filipis, «a l’air un peu gêné», lui signifie qu’elle l’a convoqué parce qu’elle a déjà procédé à de nombreuses convocations par courrier dans le cadre de l’affaire Niel et qu’il a toujours été «injoignable».
Le journaliste lui répond alors que, comme pour chacune des affaires qui concernent des articles écrits par des journalistes de Libération, il transmet les courriers aux avocats du journal. Et il demande alors à parler à ceux-ci. «La juge me demande leur adresse, puis me lit une liste d’adresses d’avocats dans laquelle j’identifie celles de nos avocats».
Puis Vittorio de Filippis refuse de répondre à toute autre question. La juge s’énerve, hausse le ton. Mais, en l’absence de ses avocats, le journaliste refuse tout échange verbal avec elle.
Way to go.
Le juge a dû lui proposer l'assistance d'un avocat commis d'office, c'est obligatoire. Mais si le déféré demande à être assisté d'un avocat, celui-ci doit être convoqué et attendu le temps nécessaire à sa venue. C'est aussi obligatoire.
La juge lui fait signer le procès-verbal de l’entretien et lui notifie sa mise en examen pour «diffamation». Elle lui demande s’il sera joignable d’ici à la fin du mois de décembre.
Ça sent le mandat d'amener le soir de Noël… (Just kiddin').
Ensuite, les deux gendarmes reconduisent Vittorio de Filipis à travers les méandres des couloirs du TGI — «mais cette fois je ne suis plus menotté». Ils lui rendent ses papiers et ses effets. Et le libèrent.
Bien obligés, il faut dire.
Ce genre de traitement, aux limites de la légalité et parfois au-delà, nos clients les subissent tous les jours. Nous protestons, sans relâche. Nous rappelons que la loi ne prévoit pas un tel traitement, que l'article 803 du code de procédure pénale rappelle que le principe est : pas de menottage, sauf pour entraver une personne dangereuse ou prévenir un risque d'évasion (devinez quoi ? Tous présentent un risque d'évasion), que rien ne permet aux policiers de soumettre des gardés à vue à ce genre d'humiliation indigne.
Sans le moindre effet.
Cette affaire, frappant un journaliste, uniquement parce qu'il a été pendant six mois directeur de la publication d'un quotidien ayant publié un article qui a déplu et qui si ça se trouve n'était même pas diffamatoire, et qui s'il l'était l'expose au pire à une amende de 12.000 euros, va attirer un temps l'attention des médias sur ce scandale quotidien qui ne provoque qu'indifférence parce que d'habitude, le monsieur qui tousse avec son slip autour des chevilles, il s'appelle Mohamed, ou il a une sale tête.
À quelque chose malheur est bon : cela rappelle que ces lois qu'on ne trouve jamais assez dures quand elles frappent autrui, elles s'appliquent à tout le monde. Et un jour, elles peuvent aussi s'appliquer à vous. Vous verrez comme elles vous protègent, ce jour là.