Par Anatole Turnaround, magistrat.
Ils ne veulent plus.
Les policiers. Et les gendarmes.
Ils ne veulent plus amener les prisonniers au tribunal.
C’est pas leur coeur de métier, ils disent. Et leur coeur de métier, ils veulent se recentrer dessus.
Arrêter le gamin de quatorze ans qui vend du shit et mettre une garde à vue de plus dans les statistiques, oui. Mais amener le gardé à vue de quatorze ans devant le substitut de permanence pour la prolongation de garde à vue, ils ne veulent plus. Ca prend trop de temps.
Arrêter le sans-papiers et avoir une chance d’inscrire une reconduite à la frontière de plus dans les stats, oui. Mais le conduire devant le juge des libertés pour l’éventuelle prolongation de sa rétention avant l’avion pour l’Afrique, veulent plus. Trop cher en temps de fonctionnaire.
Amener le détenu provisoire devant le juge des liberté pour statuer sur la prolongation de la détention. Ca va plus être possible, M’sieudames les juges, désolés. C’est que, voyez-vous, nous n’acceptons plus les charges indues. Indues, oui c’est comme ça qu’ils disent. Ils disent aussi abusives.
C’est pour 2009. Le parlement en débat en ce moment. Il s’agit de décharger les policiers et les gendarmes, qui seront bientôt tous rattachés au même ministère de l’intérieur, de la mission d’escorter les personnes arrêtées ou détenues jusqu’au palais de justice afin qu’un magistrat examine leur situation dans les cas où la loi le prévoit.
Evidemment, voilà une nouveauté qui n’apparaîtra pas à visage découvert. Un pays évolué et démocratique comme la France ne peut pas, ouvertement, modifier le code de procédure pénale ou le code des étrangers, pour supprimer les rencontres obligatoires entre les personnes arrêtées et les juges. Ces rencontre sont prévues pour permettre un contrôle de la contrainte publique et protéger les libertés individuelles en cas de dérapage. Non, impossible pour la France d’afficher une régression de l’état de droit, surtout au moment où nos voisins nous regardent faire, en cette matière, avec un oeil de plus en plus critique.
Une habile solution a donc été trouvée.
On ne touche pas la loi, mais on facture les escortes aux juges. "Qui commande paie", ils disent. Si le juge veut voir le prisonnier, son tribunal devra payer. Et les tribunaux sont pauvres. Jusqu’à maintenant, le coût d’une escorte (deux policiers où gendarmes et un véhicule pendant quelques heures) était assumé par le ministère de l’intérieur (pour la police), ou le ministère de la défense (pour ces militaires que sont les gendarmes). Gros budgets (32 milliards d'euros pour la défense, 16,23 milliards pour l’intérieur), pas de problème pour payer. Alors évidemment, la justice qui est beaucoup moins riche (6,66 milliards), va avoir du mal à absorber. Et c’est là qu’est le stratagème: on ne supprime pas, mais on met à la charge de quelqu’un qui ne pourra pas payer, et ça va disparaître tout seul.
Comment-comment, Anatole, mais vous nous contez des sornettes ! Si les gardés à vue, retenus administratifs, détenus provisoires et autres justiciables entravés n’étaient pas présentés à leur juge conformément à la loi, leurs avocats feraient annuler les procédures et tout le monde serait remis dehors ! Jamais nos gouvernants n’accepteront une telle chose.
Si-si ! Ils peuvent le faire, grâce à une deuxième astuce. On fera toujours les audiences, mais sans le prisonnier.
Par vi-sio-con-fé-rence. Magie des électrons, merveille de la modernitude. Vous aimerez forcément cette belle idée d'un député chargé de trouver comment libérer les forces l'ordre des corvées judiciaires indues.
Je donne un exemple. Une personne soupçonnée de meurtre est détenue depuis un an et le juge d’instruction demande une prolongation de la détention pour achever son enquête. Le JLD va décider après avoir entendu les parties.
Aujourd’hui, le mis en examen est extrait de sa cellule, à la demande du juge des libertés, par une escorte de deux policiers (si la prison est en ville) ou deux gendarmes (si la prison est à la campagne) qui vont le chercher avec leur voiture, le conduisent au palais, attendent pendant qu’il rencontre son avocat avant l’audience, l’accompagnent à l’audience et repartent avec lui à l’issue.
Demain, le détenu sera extrait de sa cellule pour être conduit dans une autre pièce de la prison. On l’installera en face d’une énorme armoire sécurisée comprenant un ordinateur, un écran, un micro et une caméra, qui lui permettront de débattre de son cas avec le procureur, le juge et la greffière qui seront, eux, au palais de justice face à un autre écran, une autre caméra et un autre micro. L’avocat aura le choix d’aller soit à la maison d’arrêt, soit au tribunal. Dans ce cas, il pourra s’entretenir avec son client par visioconférence, avant les débats. Je vous laisse imaginer le sentiment de confidentialité qu’éprouvera le client lorsqu’il devra s’adresser à son défenseur par le truchement du matériel vidéo et informatique de la prison, puis du matériel du palais de justice, sans savoir qui pourrait l'écouter ou l'enregistrer ...
Ca sera obligatoire pour l’intéressé, qui n’aura pas son mot à dire. Obligatoire aussi pour l’avocat, évidemment. Et pour le juge ? Oui, le juge qui trouverait important, pour le dossier, pour la vérité, pour le symbole, de garder le contact humain avec l’homme dont le sort est entre ses a mains ? Un juge qui voudrait voir, entendre, sentir et ressentir? Qui penserait que sa justice doit être incarnée dans un visage de chair et non de cristaux liquides ?
Et bien ce juge là se fera engueuler.
Certes, dans les textes, il a le choix. Mais dans la réalité, le président et le procureur du tribunal lui reprocheront son étrange croyance que rencontrer le prisonnier en chair et en os ajoute quelque chose à un dialogue par web-cam. On lui reprochera surtout les factures d’escorte adressées au tribunal par Messieurs les policiers et gendarmes.
Et on lui reprochera de faire perdre du temps aux mêmes policiers et gendarmes, qui voulaient se recentrer sur leur coeur de métier, qui passe quand même avant le coeur du métier du juge.
Moins d'argent, donc moins d'écoute et moins d'humanité ? Moins de justice et plus de police?
Chacun son coeur de métier.