Par Jean-Michel Malatrasi, magistrat, ancien juge d'instruction, ancien président de cour d'assises, et président du tribunal de grande instance de Digne.
Je reviens volontairement à l’affaire de Sarreguemines, dont l’actualité s’estompe (heureusement...), car elle revêt à mon sens une portée vraiment symbolique : il s’agit en effet d’une mise en cause, non plus uniquement de la responsabilité du juge, mais de l’essence même de sa mission, (à savoir l’application des règles générales fondées sur la loi, à la situation particulière d’une infraction ou d’un litige) : il est désormais acquis que le contenu même d’une décision de justice, pénale ou civile, peut être publiquement incriminé, mais non point en fonction des faits objectifs et de leur cadre légal, ni même au regard de notions morales : la décision est critiquée uniquement selon l’intensité de l’émoi collectif qu’un événement médiatiquement rapporté aura causé dans l’opinion : dans un tel contexte, est forcément regardé comme « injuste » tout ce qui choque l’émotion du moment , et comme « juste » toute réaction à chaud visant, en apparence au moins, à « réparer » « les conséquences du drame » et à « éviter qu’un tel fait divers ne se reproduise ! »
A ce stade, l’existence même de la décision de justice, avec la procédure qui y conduit est gênante ! Peu importent les éléments du dossier qui ont emporté la conviction, peu importe le travail de fond complexe ( et toujours collectif d’ailleurs ), des enquêteurs, experts, éducateurs , greffiers, avocats, magistrats ou jurés. Ce qui est recherché, ce n’est plus d’assurer la pérennité d’une justice impartiale, dans un état de droit . C ‘est l’émergence d’une im “média” teté judiciaire, une justice virtuelle confiée à l’arbitrage soudain de l’opinion, au vu des bribes d’information toujours parcellaires, sinon partiales, qui émergent au hasard des infos.
Rien d’étonnant alors que chacun d’entre nous se trouve désormais placé dans une situation Kafkaïenne, proprement inextricable : que le mineur récidiviste et justement condamné, soit incarcéré et se suicide, et c’est bien la responsabilité du magistrat qui est en cause (et peut-on contester que le décès d’un jeune en prison soit, en effet, toujours « injuste » ?) ou bien que, finalement laissé en liberté, il atteinte à la vie d’un tiers, et c’est encore le juge qui, par sa mauvaise appréciation, l’aura laissé dans la nature, qui devra « payer » ! (...et chacun conviendra que l’agression violente d’une victime par un récidiviste est en effet et à chaque fois “scandaleuse” ).
Dans les deux cas, d’ailleurs, la recherche “du” responsable solitaire, (version outreau) ne suffit plus désormais : ce sont “ les juges” ou le “système judiciaire” ( toujours et par définition corporatiste), incapables de suivre, voire d’anticiper les émois et les retournements de l'opinion d'un moment, qui, par leur résistance aux réformes ( sans qu’on sache très bien lesquelles d'ailleurs...) génèrent des "dysfonctionnements" : il en existe, bien sûr, et il faut y réfléchir sans cesse ! mais ceux-ci se révèlent curieusement bien plus nombreux lorsque s’élèvent, de la part du monde judiciaire, des protestations visibles...
Rien d’étonnant non plus, et très symbolique aussi, l’accroissement significatif du personnel des services de communication, notamment au ministère de la justice, tandis que baisse inexorablement le recrutement à l’école de la Magistrature...
C’est pourquoi, dès lors qu’il n’existe plus, au sommet de l’administration judiciaire, de recul suffisant à l’égard de cette prééminence absolue donnée au "temps médiatique" sur le "temps judiciaire" ce sont tous les défenseurs de l’état de droit, et pas seulement les juges, mais aussi les avocats, universitaires, et même les journalistes spécialisés (qui réfléchissent à la portée éthique de leur métier), qui doivent se mobiliser pour éviter une dérive aussi préoccupante de nos institutions.
Car, il ne faut pas s'y tromper : le "malaise" de la justice ne vient pas seulement de la pénurie des moyens : il a pour origine la "délégitimisation" insidieuse mais croissante, de l'autorité judiciaire dans la conscience collective ! Et lorsqu'une autorité constitutionnelle n'est plus considérée comme suffisamment légitime, ni l'indépendance, ni la cohérence du système de séparation des pouvoirs en démocratie ne sont plus garantis : il est vraiment temps d'en prendre conscience !