Par Lulu, juge d'instruction et nouveau colocataire à plein temps de ce blog.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour ça.
Parce que je suis devenue magistrate pour juger, au nom du peuple français, y compris si cela signifie condamner et envoyer quelqu'un en prison, pas pour entasser six détenus dans une cellule de 14 mètres carrés, où ils devront faire leurs besoins devant les autres.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour répondre aux attentes schizophréniques des citoyens, qui veulent plus de sécurité donc plus de détention provisoire, mais pas d'innocents en prison donc moins de détention provisoire.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour dire aux mis en examen détenus dans des dossiers criminels qu'avec un peu de chance et pas d'imprévus, ils seront jugés par la Cour d'Assises dans deux ans. Ou trois.
Parce que je suis devenue juge pour accueillir les justiciables dans des conditions correctes, pas dans des salles d'audience où il pleut les jours de mauvais temps.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour dire aux experts qui travaillent soirs et week-end pour déposer leurs rapports à temps qu'ils ne seront pas payés avant l'année prochaine, le budget frais de justice étant épuisé.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour jouer les medium; parce que je ne suis pas capable de deviner si ce justiciable va se suicider ou si ce condamné au comportement apparemment modèle va récidiver.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour m'entendre dire le lundi que j'incarcère trop, le mardi pas assez, le mercredi trop... et ainsi de suite en fonction du fait divers du jour et des tendances de l'horoscope.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour faire le dos rond, en espérant que la prochaine fois encore, la tempête médiatique s'abattra sur le collègue du bureau d'à côté.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour que les décisions des juridictions pour mineurs ne soient pas exécutées, faute d'éducateurs pour prendre en charge les enfants.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour refuser de facto aux avocats les copies de dossiers auxquelles ils ont droit, parce qu'il n'y a pas de personnels en nombre suffisant pour faire ces copies.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour mener les audiences correctionnelles à marche forcée afin que le dernier dossier soit examiné avant 22 heures.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour indiquer aux gens, victimes ou prévenus, que faute de fonctionnaires de greffe, les jugements les concernant ne seront pas frappés et signés avant 3 mois (si tout va bien).
Parce que je suis devenue juge pour rendre les décisions que je crois justes, pas pour rendre les décisions les plus susceptibles de me protéger si les choses devaient mal tourner.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour que les peines que je prononce ne soient pas exécutées.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour m'entendre dire par un justiciable qu'il n'a pas d'avocat, car il ne peut en payer un et parce qu'il est "trop riche" pour prétendre à l'aide juridictionnelle même partielle.
Parce que je m'angoisse en me demandant si le texte que j'applique est bien le bon, ayant du mal à suivre la valse des textes législatifs et réglementaires.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour dire aux gens qui veulent divorcer qu'ils peuvent prendre date pour dans 6 mois (si tout va bien).
Parce que je suis devenue juge en acceptant d'assumer mes responsabilités, pas pour être moins bien traitée que n'importe quel citoyen si la société veut me demander compte de la façon dont j'ai travaillé.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour m'entendre dire par les services enquêteurs qu'ils ne pourront pousser plus loin cette enquête sur ce gros trafic de stupéfiants, car il n'y pas plus d'argent pour payer les déplacements des enquêteurs.
Parce que je suis devenue juge pour aménager les peines, dans l'intérêt de la société et du condamné, pas pour remettre dehors des gens mal préparés à la liberté au prétexte qu'il faut désengorger les prisons surpeuplées.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour être aimée, mais que je souhaite au moins être respectée, y compris par ceux qui sont chargés de veiller au devenir de l'institution judiciaire.
Parce que je ne suis pas devenue juge pour servir de bouc émissaire à nos politiques, qui préfèrent se défausser sur nous des conséquences dramatiques du budget de misère qu'ils nous votent chaque année.
Parce que j'aime passionnément ce métier.
Et parce que j'en ai assez.