Par Dadouche
20 h 55 : je m'installe devant ma télé.
Le programme est alléchant : Rachida Dati dans "A vous de juger". Arlette Chabot nous annonce "la ministre dont on parle le plus", celle dont "les dossiers soulèvent des polémiques".
Une remarque tout de même en passant à l'intention de France 2 : au tribunal, quand une femme "dans un état intéressant" se présente à la barre, on lui propose au moins une chaise. Enfin moi, ce que j'en dis....
S'ensuit une vingtaine de minutes sur "la femme et son oeuvre", avec des questions insistantes (et parfaitement déplacées) sur son état.
Enfin, on aborde les choses sérieuses. Et là, c'est l'illumination.
Je crois que j'ai enfin compris le malentendu.
Nous, magistrats, bêtement, quand on entend "Garde des Sceaux", on pense rédaction de projets de loi et de décrets, politique pénale, réflexion sur les équilibres de la procédure, budget, fonctionnement des juridictions, dialogue avec le personnel judiciaire et les auxiliaires de justice. On pense utile quoi.
Le ministre place Vendôme, au conseil des Ministres et au Parlement à faire son job et nous dans nos tribunaux à essayer de faire le nôtre, et les sauvageons seront bien gardés.
Mais quand la Garde des Sceaux décrit sa fonction, elle donne la fiche de poste d'une VRP de la compassion, de la championne des victimes, de la terreur des malfaisants, de la reine du terrain : protéger les Français, sanctionner les multirécidivistes, rapprocher les Français de leur justice. C'est Rachida d'Arc, qui a entendu les voix de Nicolas Sarkozy.
"Ma place est sur le terrain".
La ministre cite quelques déplacement essentiels à sa fonction : la rencontre au centre hospitalier de Bordeaux avec une enfant violée qui a perdu sa mère et que la Justice est là pour protéger, la visite à la maison des adolescents, une visite (quand même) à la cour d'appel de Douai. En tout 120 déplacements depuis 18 mois.
Ce qu'elle aimerait qu'on dise d'elle ? "Elle a renforcé la justice, elle nous a protégés, elle a sanctionné les délinquants".
En fait, la Garde des Sceaux n'est pas ministre de la Justice. Elle EST la Justice. ELLE protège, ELLE sanctionne, ELLE assume.
Bon, entendons nous bien, quand elle protège, c'est du lourd. On ne parle pas de violence routière, de vols à l'arraché ou de petit trafic de shit. Non, son créneau, ce sont les pédophiles dangereux, les meurtriers en série, les vrais monstres.
D'ailleurs, elle voit des criminels partout, puisqu'elle nous ressert son antienne sur "les seuls mineurs incarcérés sont ceux qui ont commis des actes criminels". Il faut croire que le ressort où j'exerce est peuplé de mineurs qui ont violé, tué ou braqué, puisqu'il y en a en permanence à la maison d'arrêt. Curieux, moi j'ai plutôt prononcé des condamnations pour des vols aggravés, des violences, des extorsions, des mises en danger de la vie d'autrui ou des incendies.
Passons, relever toutes les erreurs ou approximations prendrait trop de temps.
Quelques perles tout de même : les mineurs en CEF sont alcooliques depuis l'âge de 11 ans (celle là est en récidive), la moitié des magistrats se sont mis en grève en 2000, "les mineurs ne vont en prison que pour des affaires criminelles, c'est le code qui le dit".
Il y a eu des fulgurances.... à la conclusion décevante : si la délinquance des mineurs continue à augmenter malgré la fermeté mise en oeuvre depuis 18 mois, contrairement à la délinquance des majeurs qui est en net recul grâce aux peines planchers, c'est parce que le texte n'est pas adapté, trop vieillot, fait pour les enfants de la guerre et non pour ceux de 2008. Ca ne peut évidement pas être (comme Elisabeth Guigou a osé le prétendre avec indécence en parlant de son fils adolescent alors qu'on lui parlait des criminels qui peuplent les prisons et les centres éducatifs) parce que pour les mineurs ce qui marche le mieux c'est l'éducatif (qui n'exclut pas l'autorité et la fermeté), et que ça marche encore mieux quand il y a des éducateurs pour faire de l'éducatif.
Soyons justes, une annonce intéressante tout de même : un code de la justice des mineurs. Ca ne sera pas du luxe d'avoir tout dans le même texte. Après, faut voir le contenu...
Et puis, elle a parlé de nous, les magistrats.
Bien forcée, puisque les deux principaux syndicats annoncent des actions la semaine prochaine à cause notamment des multiples atteintes à l'autorité judiciaire.
Alors là, les conseillers en com' ont bien travaillé.
Le congrès de l'USM (première organisation syndicale des magistrats, qui revendique 2000 adhérents et près de 65% des voix aux élection professionnelles), auquel tous les Gardes des Sceaux se sont rendus depuis des décennies, devient "une réunion de 90 magistrats à Clermont-Ferrand". Et elle, elle a préféré aller sur le terrain qu'assister à une réunion dans une cabine téléphonique. On voudrait juste savoir sur quel terrain elle était le 10 octobre dans l'après midi.
On évoque une certaine brutalité ? Elle répond exigence.
La carte judiciaire ? Ce sont les magistrats eux mêmes qui l'ont proposée. Traduction : des commissions alibi ont été réunies en urgence pendant l'été pour faire semblant de consulter alors que le projet était prêt depuis longtemps.
Le Procureur de Boulogne sur Mer a obtenu une mutation qu'il sollicitait depuis plusieurs années après un avis de non lieu à sanction rendu par le CSM ? En langue ministérielle ça se dit : "J'ai pris mes responsabilités, j'ai demandé au magistrat de quitter ses fonctions".
Sans parler du message subliminal qui suit : pour le Juge Burgaud, s'il n'y a rien, ça ne sera pas ma faute mais celle du CSM.
A la fin, j'ai fatigué. A 22 heures, j'ai éteint.
Pas envie de me taper Tapie en prime.
Le Bilan
Sur 1h10 d'émission, plus de 20 minutes sur "sa vie-son oeuvre-ses origines".
Des mots clés : victimes, mutirécidivistes, terrain, criminels.
Des mots absents (notamment dans la bouche d'Arlette Chabot) : budget, rapport de la CEPEJ, respect de l'autorité judiciaire.
Une empoignade avec Elisabeth Guigou sur le thème "mes chiffres sont meilleurs que les tiens et toi aussi t'en as bavé".
Un nom : Nicolas Sarkozy.
Moi j'aime bien la télé de service public.