Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mardi 30 septembre 2008

mardi 30 septembre 2008

Quand le gouvernement enfume l'automobiliste

Mise à jour importante : L'arrêté ministériel est paru au JO du 4 octobre : le « gilet jaune » est entré en vigueur, mais seulement le 5 octobre 2008. Voyez ce billet pour plus d'informations.


Décidément, la sécurité semble tout permettre, y compris le mensonge renforcé par des campagnes de publicité, et l'enfumage d'automobiliste (et de journaliste par la même occasion).

Vous vous souvenez de la campagne lancée en juin dernier, qui montrait un grand couturier revêtu de l'ignoble mais très pratique gilet réfléchissant ? La presse avait repris en chœur le couplet chanté par les communiqués de presse : « le gilet jaune et le triangle rouge sont obligatoires à compter du 1er juillet, mais, grand seigneur, le gouvernement n'appliquera les sanctions qu'à compter du 1er octobre.»

Exemple ici.

À ces mots, le juriste tique. Une obligation qui n'est pas sanctionnée (je ne dis pas forcément pénalement) n'est pas une obligation. Si je suis obligé d'avoir un gilet jaune, mais si je n'en ai pas, je n'ai pas d'amende, cela revient à la même situation que ne pas être obligé d'en avoir un.

Un juriste qui tique a la puce à l'oreille, et il aime chercher des poux dans la tête, à force de fréquenter la vermine, sans doute.

Et c'est en vain qu'il aurait cherché, quand l'été s'annonçait encore, le texte rendant obligatoire ledit gilet.

Car en effet, ce n'est que par un décret n°2008-754 du 30 juillet 2008 portant diverses dispositions de sécurité routière (art. 19), publié au JO le 1er août, que le gilet de haute visibilité (c'est la terminologie officielle) est entré dans le code de la route (art. R.416-19 du Code de la route), bien après être entré dans l'habitacle des automobiles françaises, avec entrée en vigueur au 1er octobre 2008 (art. 23).

Bref, contrairement à ce que vous a affirmé (à vos frais) la Sécurité Routière (organisme interministériel), le gilet réfléchissant n'est PAS obligatoire depuis le 1er juillet.

Et je crois même que j'ai mieux.

L'article R. 416-19 nouveau du Code de la route, qui entre en vigueur à minuit, est ainsi rédigé :

II.-Le conducteur doit revêtir un gilet de haute visibilité conforme à la réglementation lorsqu'il est amené à sortir d'un véhicule immobilisé sur la chaussée ou ses abords à la suite d'un arrêt d'urgence. En circulation, le conducteur doit disposer de ce gilet à portée de main.

(…)

IV.-Un arrêté du ministre chargé des transports fixe les caractéristiques de ces dispositifs et les conditions d'application des I et II du présent article. V.-Le fait, pour tout conducteur, de contrevenir à une ou plusieurs des dispositions du présent article ou à celles prises pour son application est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la 4e classe.

Or l'arrêté prévu par le IV n'a pas été pris à ce jour par le ministère des transports (ou alors merci de me le signaler, que je rectifie promptement). Dès lors, les caractéristiques des gilets à haute visibilité n'étant pas définies, les policiers sont dans l'impossibilité de vous verbaliser pour le défaut de gilet conforme à la réglementation, faute de réglementation à laquelle se conformer ! Bref, l'obligation du gilet n'entrera même pas en vigueur demain.

Voilà ce qui arrive quand on préfère faire de la com' que du droit. Je vous laisse pour ma part méditer sur le niveau d'infantilisation où en est arrivé l'État à l'égard de ses citoyens, qui en est à nous mentir plutôt qu'à nous informer sur l'état réel du droit en vigueur, et sur l'efficacité de la publication des normes au JO comme mécanisme de contrôle démocratique, en vous posant cette question : comment appeler une démocratie où l'État se comporte comme si le peuple était sous tutelle ?

Et pour les terre-à-terres, rappel de la réglementation qui entrera en vigueur… un jour :

— Vous êtes tenu d'avoir un gilet dans l'habitacle. Il n'a pas à être visible de l'extérieur, inutile de l'utiliser comme décoration de fauteuil. Vous êtes tenu de le revêtir dès lors que votre véhicule est immobilisé suite à un arrêt d'urgence, même en ville, même en plein jour, tant que vous restez à proximité du véhicule.

— Les cyclistes sont tenus de porter un tel gilet de nuit ou de jour si la visibilité n'est pas suffisante (brouillard, pluie) hors agglomération. Si je puis me permettre d'ajouter que je vous en recommande vivement le port en agglomération de nuit.

L'arrêt de la cour d'appel de Versailles dans l'affaire «La Rumeur»

Comme promis, voici l'arrêt de la 8e chambre de la cour d'appel de Versailles du 23 septembre 2008 relaxant le chanteur Mohamed Bourokba dit Hamé des faits de complicité de diffamation publique envers une administration publique.

Oui, complicité, car il est l'auteur du texte litigieux. L'auteur principal de la diffamation est celui qui en a assuré la publicité, soit le président d'EMI France, Emmanuel De Buretel de Chassey (non, ce n'est pas son nom de rappeur, c'est son vrai nom).

Je passe sur le rappel de la procédure : la cour rappelle que le tribunal correctionnel de Paris a relaxé une première fois le chanteur, que la cour d'appel de paris a confirmé ce jugement, que la cour de cassation a cassé cet arrêt dans une décision déjà commentée ici.

Souvenons-nous, car cela a son importance ici, que la diffamation est l'imputation de faits de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération, par opposition à l'injure qui est une expression outrageante n'imputant aucun fait.

Voici la motivation sur les trois passages retenus par le parquet.

— Sur le premier passage :

« Les rapports du Ministère de l'Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu'aucun des assassins n'ait été inquiété.»

Considérant que le Parquet de Paris, à l’origine de la poursuite, estime que cette affirmation est gravement diffamatoire dans la mesure où il s’agit de l’imputation de faits précis de nature à faire l’objet d’un débat et qui portent atteinte à l’honneur et à la considération de la police nationale en ce qu’ils insinuent l’existence de comportements contraires à la loi de la part des services de police;

Considérant que ce propos est situé en début de deuxième partie du texte intitulé “insécurité.- sous la plume d’un barbare” ; qu’il y a lieu de le replacer dans le contexte d’une campagne présidentielle très axée sur le sentiment d’insécurité particulièrement développé dans les banlieues dont les populations, loin d’être à l’origine de ce sentiment, seraient au contraire victimes d’une grande insécurité physique et morale en même temps que d’une précarité matérielle ;

Considérant que s’égrène alors une diatribe dénonçant le silence observé parles grands témoins qui devaient avoir vocation à mettre en évidence le paradoxe exposé plus haut ;

Considérant ainsi que le passage litigieux ne peut être appréhendé et compris que s’il est replacé dans le contexte général de l’écrit fustigeant l’ensemble des forces politiques et des acteurs sociaux, responsables d’avoir, depuis vingt ou trente ans, laissé les populations défavorisées s’enfoncer dans le misérabilisme de l’insécurité;

Considérant que dans un tel contexte, le passage relevé apparaît particulièrement imprécis à la fois dans l’espace et dans le temps, et ne saurait être rattaché, fut-ce indirectement, à des épisodes précis d’affrontements tels que des ratonnades ; qu’il y a d'ailleurs lieu de relever que le texte n’impute pas aux services de police des centaines de meurtres de jeunes de banlieues, mais des centaines de “nos frères abattus”, cette traduction inapropriée étant de nature à dénaturer le sens et la portée du passage incriminé;

Considérant qu’il ya lieu de constater que [Hamé] se garde bien, tout au long de la chronique, de se référer à des événements déterminés ou des situations précises ;

Considérant que le phénomène d’insécurité policière ainsi que décrit, situé dans un contexte très ciblé, ne peut s’interpréter comme une dénonciation des services de police destinée à permettre au lecteur de se remémorer voire d’imaginer des agressions préméditées ayant entraîné la mort de centaines de jeunes victimes avec la soutien actif de la hiérarchie policière œuvrant pour que de telles exactions demeurent inconnues ou impunies ;

Considérant que les propos incriminés ainsi replacés dans leur contexte ne constituent qu’une critique violente et générale des comportements abusifs susceptibles d’être reprochés sur une période d’un demi-siècle aux “forces de police” à l’occasion d’événements pris dans leur globalité, qu’ils soient passés à l’histoire ou relèvent de l’actualité; qu’il y a lieu sur ce premier passage de confirmer le jugement entrepris.

Explications : l'arrêt de la cour d'appel de Paris ayant été cassé, la cour d'appel de Versailles juge l'appel du jugement du tribunal correctionnel de Paris. D'où cette conclusion.

La cour estime que la phrase citée en introduction doit, pour être comprise, lue à la lumière du paragraphe où elle se situe. Paragraphe qui est une diatribe critique à l'égard de la police, mais de manière générale et sur plusieurs décennies, sans se référer à aucun événement précis. Dès lors, faute de faits précis, on n'est pas dans le domaine de la diffamation, mais de la critique qui n'est pas interdite.

— Sur le deuxième passage

« La réalité est que vivre aujourd'hui dans nos quartiers, c’est avoir plus de chance de vivre des situations d’abandon économique, de fragilisation psychologique, de discrimination à l’embauche, de précarité du logement, d’humiliations policières régulières...».

Vous vous en doutez, c'est ce dernier passage qui froisse la robe du procureur. Voyons ce qu'en dit la cour.

Considérant que ce passage se situe dans le droit fil du précédent en dressant un inventaire des facteurs aggravant le phénomène d’insécurité dans les quartiers de banlieue, au nombre desquels les humiliations policières régulières, étant observé que la citation à l’origine de la poursuite tronque l’énumération, au risque de modifier l’équilibre du texte ;

Considérant que la généralité des constats dressés ainsi que l’évocation d’humiliations policières régulières dans leur ensemble en tant que phénomène de société ne sont pas constitutifs du délit de diffamation car incompatibles avec l’articulation de faits précis telle qu’exigée par une jurisprudence ancienne et constante ; que la diatribe de l’auteur se situe dans le cadre d’une analyse très critique de dix vecteurs d’insécurité sociale transformant les responsables de la délinquance en victimes au quotidien ; qu’il y a d’ailleurs lieu de remarquer que le style pamphlétaire adopté par [Hamé] induit également, de par ses excès, une absence d’imputation de faits précis, une spécialiste en analyse linguistique énonçant que le narrateur “reste dans le champ du débat d’idées générales, dans une rhétorique d’indignation”;

Si je peux traduire moins élégamment : Hamé parle mais ne dit rien.

Considérant en conséquence que ce passage est manifestement insusceptible de constituer l’imputation de faits précis au sens de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, l’assertion litigieuse se limitant à traduire une opinion portant sur un sujet largement débattu.

Exprimer une opinion, fût-elle fausse d'ailleurs, n'est pas en soi un délit, liberté d'expression oblige, à quelques exceptions près (révisionnisme, apologie de crimes de guerre). Ici, Hamé ne faisait qu'exprimer une énième variante de : « c'est la faute de la société » comme source du malaise des banlieues. Les “humiliations policières régulières” n'imputent aucun fait précis mais font partie d'une énumération des sources des tensions qui parfois explosent, ici le comportement de la police.

Troisième et dernier passage :

« La Justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colosse slogan médiatique “touche pas à mon pote !”»

Considérant que ce passage constitue en fait une note par rapport à un autre situé dans la première partie du texte ; que d’ailleurs, là encore, la partie civile [erreur de plume : il n'y a pas de partie civile ; il s'agit du parquet] ne poursuit comme diffamatoire qu’une partie de la note, au risque de rendre le message envoyé difficilement compréhensible dans la mesure où il s’agit presqu’exclusivement de fustiger le rôle de certaines organisations, telle SOS RACISME, destinées à récupérer et saper les tentatives d’organisation politique de la jeunesse des cités au milieu des années 80 ;

Considérant que, replacé dans ce contexte externe, le terme “assassiné”, censé porter atteinte à l’honneur et à la considération de la police, n’impute pas davantage d’événement ou de fait précis localisé dans l’espace ou dans le temps ; que le caractère global de la mise en cause ne permet pas d'individualiser des abus condamnables, les « humiliations policières régulières» étant évoquées parmi d'autres facteurs d'exclusion ;

Considérant qu'à défaut d'une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve ou d'un débat contradictoire, il ne peut s'agir que d'un propos injurieux, une requalification n'étant pas possible au regard des dispositions de la loi de la presse.

Et la cour de confirmer le jugement de relaxe du 17 décembre 2004.

J'avoue ne pas très bien comprendre ce passage, notamment l'avant-dernier paragraphe, où l'on voit rejaillir les “humiliations policières régulières” qui font partie du deuxième passage. On ne se relit jamais assez, surtout quand on rédige un arrêt qui va aller devant la chambre criminelle de la cour de cassation… Toujours est-il que le sens de l'argumentation de la cour est clair : ce dernier propos, parlant de jeunes assassinés par la police n'est pas une diffamation, faute de l'imputation d'assassinats déterminés pouvant faire l'objet d'un débat, mais, vu son caractère général et flou, était susceptible d'être une injure. Or la requalification est impossible en droit de la presse, et l'infraction est prescrite depuis longtemps, elle ne peut plus être poursuivie.

En conclusion, la cour d'appel de Versailles est loin de donner un diplôme d'honorabilité au texte rédigé par Hamé. Le vocabulaire choisi (“diatribe”, qui est un écrit ou discours dans lequel on attaque, sur un ton violent et souvent injurieux, quelqu'un ou quelque chose) et la citation de l'expertise produite en défense laissent entendre que la cour a plutôt estimé être en présence d'une logorrhée verbeuse et vide, ce qui n'est pas un délit, surtout dans le rap.

Mes logiciels, comme mes clients, sont libres. Ce blog est délibéré sous Firefox et promulgué par Dotclear.

Tous les billets de ce blog sont la propriété exclusive du maître de ces lieux. Toute reproduction (hormis une brève citation en précisant la source et l'auteur) sans l'autorisation expresse de leur auteur est interdite. Toutefois, dans le cas de reproduction à des fins pédagogiques (formation professionnelle ou enseignement), la reproduction de l'intégralité d'un billet est autorisée d'emblée, à condition bien sûr d'en préciser la source.

Vous avez trouvé ce blog grâce à

Blog hébergé par Clever-cloud.com, la force du Chouchen, la résistance du granit, la flexibilité du korrigan.

Domaine par Gandi.net, cherchez pas, y'a pas mieux.

Calendrier

« septembre 2008 »
lun.mar.mer.jeu.ven.sam.dim.
1234567
891011121314
15161718192021
22232425262728
2930

Contact