De retour d'outre Pyrénées, je ramène dans ma besace quelques nouvelles locales, juridiques comme il se doit.
Le droit comparé est une matière riche d'enseignement, et en outre, s'agissant d'un pays qui n'est pas le nôtre, l'aspect passionnel disparaît : mépriser les juges étrangers est vain, puisqu'aucun d'eux ne viendra prendre la parole pour les défendre et être agonit d'accusation de corporatisme, et les jalouser reviendrait à dire que notre pays serait moins bien qu'un de ses voisins, et cette attitude est contraire au génie français.
Les points communs entre le législateur français et espagnol sont frappants. Si notre voisin semble avoir une production législative largement inférieure, il s'agit en grande partie d'une illusion : chaque région autonome (l'Espagne en compte 17) a son propre parlement et produit sa propre législation : si l'Espagne se présente comme un État unitaire, elle est à la limite de l'État fédéral. Certaines régions ont même leur langue officielle à côté de l'espagnol, qui s'appelle espagnol partout dans le monde sauf en Espagne où il est le castillan.
Ainsi il a lui aussi ses obsessions, sa Némésis absolue. Si en France il s'agit du pédophile, en Espagne, il s'agit du mari violent. Une loi a été votée en 2004 qui a durci les peines encourues et créé une juridiction spécialisée, le tribunal des violences contre la femme. Imaginez qu'en France on ait, à côté du tribunal de police, du tribunal correctionnel et de la coru d'assises, un tribunal des violences conjugales. C'est ce qu'a fait l'Espagne. Et que s'est-il passé ? Rien. Les violences conjugales n'ont pas sensiblement baissé. Beccaria n'est pas plus lu de l'autre côté des Pyrénées que de ce côté-ci, et le mythe de la dissuasion par la terreur à la peau dure.
Un fait divers dramatique a relancé le débat. Un homme qui manifestement maltraitait sa compagne ou son épouse (il s'agissait de son épouse) a été pris à parti par un passant, professeur d'université et journaliste, âgé de la cinquantaine, Jesús Neira, qui lui a vertement reproché son comportement et a menacé d'appeler la police. Las, le mari désobligeant était un toxicomane diabétique en crise soit de manque soit hypoglycémie et a violemment frappé le professeur à la tête. Le professeur est dans le coma depuis une semaine et son état est critique. L'épouse n'a pas voulu porter plainte, niant qu'elle ait été battue malgré les images de vidéosurveillance. cette absence de plainte a fait que l'agresseur a été laissé en liberté, ce qui a profondément ému l'opinion publique. La réaction ne s'est pas faite attendre : les faits ont été requalifiés en tentative de meurtre, qualification qui ne tient pas la route mais a permis la délocalisation de l'affaire à Madrid où le mari malfaisant a été promptement incarcéré. Le législateur ne pouvait pas être en reste et a annoncé, vous l'avez deviné, une nouvelle loi. À ceci près qu'à peine cette annonce faite, il a fallu faire machine arrière, face au constat que dans le cadre de la Constitution espagnole, on était déjà pas loin du maximum répressif. Et en Espagne, on ne touche pas à la Constitution avec la facilité française. Bref, c'est l'impasse, mais personne ne semble s'interroger sur l'efficacité de la simple aggravation des peines. En attendant, le législateur espagnol a changé son fusil d'épaule et va s'attaquer au Code civil, notamment en empêchant le mari violent d'hériter de son épouse même si sa violence n'est pas à l'origine du décès. Je vous laisse supputer l'effet dissuasif de la mesure.
Autre affaire où la justice espagnole est en effet confrontée à un casse-tête juridiquement passionnant et lourd de conséquences. Elle démontre s'il en était encore besoin que l'art du juriste consiste à anticiper à long terme les conséquences des règles de droit. À long terme s'entendant au-delà de la prochaine échéance électorale.
L'Espagne a adopté un nouveau Code pénal en 1995, remplaçant le Code pénal franquiste de 1944 largement réformé en 1973. Le Code pénal espagnol prévoyait, pour simplifier, tout un jeu de circonstances aggravantes et un cumul de peines qui aboutit au prononcé de peines démesurées. Ainsi, les deux principaux responsables des attentats de Madrid ont été condamnés chacun à plus de 40.000 ans de prison. Comme je le disais moqueur à un ami avocat espagnol, le juge a été très sévère, ces crimes méritaient 30.000 ans tout au plus.
Ces peines ne veulent ainsi pas dire grand chose puisque la loi espagnole prévoyait en 1973 un maximum de 20 années de prison effective (en fait, 30 ans, mais chaque journée travaillée comptait pour deux journées, ce qui a aboutit rapidement à une exécution des deux tiers du maximum légal pour tous les prisonniers face à l'impossibilité de leur fournir à tous du travail).
Curieusement en apparence, l'Espagne démocratique a décidé d'être bien plus sévère que l'Espagne franquiste, en portant à 30 ans, puis à quarante le maximum effectif. Des voix s'élèvent, y compris du pouvoir judiciaire qui en Espagne est un véritable pouvoir à part entière avec ses instances représentatives, pour réclamer la possibilité de prononcer une peine de réclusion perpétuelle. Pour le moment, on en est à quarante ans. Je dis que cette curiosité n'est qu'apparente, car cette aggravation des peines a été décidée en réaction aux crimes de l'ETA, qui est devenue bien plus sanguinaire la démocratie revenue, mais en ce qui me concerne, la profonde, l'abyssale lâcheté des ETArras n'est plus à démontrer. Ajoutons que ces criminels n'expriment pas le moindre remord, et le risque de récidive est considérable.
Là où cela devient particulièrement intéressant, c'est que cette modification du maximum légal n'est pas due à une intervention du législateur, trop occupé avec les femmes battues, mais au juge : c'est un arrêt du Tribunal Suprême Espagnol concernant l'ETArra français Henri Parot du 28 février 2006 qui a changé le système de computation des peines, mettant fin à leur confusion et exigeant qu'elles s'exécutassent à la suite les unes des autres en ordre de gravité, dans la limite du maximum légal de 30 ans de l'époque, porté à 40 ans par le nouveau code pénal de 1995, mais inapplicable à Parot, condamné en 1987 pour 26 assassinats et 186 tentatives d'assassinat. En Espagne, on parle de jurisprudence Parot (doctrina Parot). Alors qu'il aurait dû sortir en 2007, sa peine a été prolongée jusqu'en 2017.
Le problème est qu'ici, on se situe au niveau de l'exécution de la peine. Or la fixation de la date de fin de peine fait l'objet d'un jugement postérieur à la condamnation.
Or certains condamnés ont échappé à la jurisprudence Parot car leur peine a été fixée par un jugement définitif antérieur. C'est le cas de l'ETArra Iñaki de la Juana Chaos, qui a été condamné à 3000 ans de prison “seulement” pour 25 assassinats dont l'attentat du 14 juillet 1986 à Madrid, place de la République dominicaine, contre un convoi de la Garde Civile espagnole (14 morts, 46 blessés).
Sa peine a été fixée définitivement à 18 années. L'autorité de la chose jugée s'oppose à ce que sa peine soit rallongée conformément à la jurisprudence Parot.
De la Juana Chaos est donc sorti libre, au grand dam des politiques espagnols.
La même mésaventure arrive avec José Rodríguez Salvador, condamné à 311 ans et 8 mois (sic) de prison pour 17 viols dont une dizaine commis suite à une évasion lors d'une permission de sortie. Le tribunal de Barcelone a fixé sa date de sortie au 22 septembre 2007, sans que cette décision ne fasse l'objet d'un appel, alors même qu'elle était contraire à la jurisprudence Parot.
Le législateur, au début bien content que le Tribunal Suprême fasse le sale travail, dit désormais pis que pendre des juges qui refusent d'appliquer un changement de jurisprudence à des décisions définitives, quand bien même une telle décision serait immanquablement sanctionnée par la cour européenne des droits de l'homme.
Et que se propose-t-il de voter, je vous le demande, pour contourner ces décisions ?
je vous le donne dans le mille.
La rétention de sûreté.
C'est fou comme je n'arrive pas à me sentir dépaysé en Espagne.
Enfin, pour terminer, un coup de chapeau mérité.
Juan Del Olmo est le juge d'instruction qui a instruit les attentats de Madrid. C'est un des juges antiterroristes les plus compétents en matière de terrorisme islamiste. Il a été chargé d'une mission de collaboration avec les autorités françaises. Pour cela, il devait toucher une indemnité de 17.156,54 euros, destinée à couvrir ses frais de résidence et à le rémunérer, le déplacement d'un juge à l'étranger entraînant suspension de son traitement selon la loi espagnole.
Il a demandé à ce que cette indemnité soit réduite à 5.172,6 euros, et à ce que la différence soit versée aux familles des victimes.
J'ôte ma toque devant ce geste, Señoría.
PS : Oui, le titre est un clin d'œil à Notre dame de Paris.