Audience dite de «35bis», dans un tribunal de la région parisienne. Les « 35bis », du numéro de l'article de l'ancienne ordonnance du 2 novembre 1945, devenue le Code de l'Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d'Asile (CESEDA) qui prévoyait cette audience. Aujourd'hui, on devrait dire « L.552-1 », mais vous savez ce que c'est, les juristes aiment leurs petites habitudes, déjà qu'on se fait violence pour ne pas parler latin.
Les 35bis, ce sont les audiences devant le juge des libertés et de la détention où le juge examine la nécessité de maintenir ou non en rétention un étranger frappé d'un arrêté de reconduite à la frontière. La décision de placement en Centre de Rétention est prise par le préfet, mais ne vaut que 48 heures. Au-delà, le maintien en Centre de Rétention Administrative (CRA) doit être ordonné par un juge, pour une durée maximale de quinze jours. La préfecture demande toujours quinze jours, arguant d'une réservation sur un vol prévu pour le quinzième jour, comme par hasard. Les représentants des préfectures ne font même pas semblant avec nous, ils reconnaissent cyniquement qu'ils n'ont effectué encore aucune démarche, mais qu'il faut bien motiver la demande de placement en rétention pour obtenir le maximum légal, certains juges un peu trop sourcilleux prenant au pied de la lettre la loi qui prévoit « qu'un étranger ne peut être placé ou maintenu en rétention que pour le temps strictement nécessaire à son départ. L'administration doit exercer toute diligence à cet effet. » (art. L.554-1 du CESEDA) Figurez-vous (vous allez rire) qu'ils pensent que cela signifie que la rétention de l'étranger doit être limitée au temps strictement nécessaire à son départ, et que l'administration doit exercer toute diligence à cet effet. Il y en a même, du Syndicat de la Magistrature, assurément, qui osent demander que l'administration justifie de ces diligences, sous prétexte que la loi l'exigerait. Vraiment, il était temps de réformer le Conseil Supérieur de la Magistrature pour pouvoir sanctionner ces petits pois rebelles.
J'attends dans la salle d'audience le tour de mon client et assiste à quelques dossiers pour “sentir” le juge et voir comment plaide l'avocat de la préfecture. Quelques munitions de plus dans ma besace, ce n'est jamais de trop.
Les étrangers entrent un par un, l'audience est publique, il y a pas mal de monde aujourd'hui. C'est le début de l'audience, pensè-je, ils attendent tous un ami, un frère, un fiancé.
Le troisième étranger du jour entre. Je n'y prête pas attention au début, je relis mes notes, mon client est en cinquième position, et je me suis fait une idée du juge et de mon contradicteur.
C'est une voix d'enfant, d'une petite fille assise derrière moi, qui me tire de ma réflexion.
— « Papy ! » s'exclame-t-elle joyeusement.
Je lève les yeux. Un homme âgé, l'épuisement se lisant sur son visage, vient d'entrer. Je l'avais remarqué dans le local voisin où les étrangers attendent leur tour. Il avait tenté de s'allonger, avant de se faire engueuler par l'escorte. Il avait tenté d'expliquer qu'il avait des problème de cœur et devait se reposer, rien n'y a fait : pas assez de place, il faut laisser ceux qui arrivent s'asseoir. Il y a vingt et un dossiers aujourd'hui. Il a passé presque trois heures assis sur un banc en attendant son tour.
Son avocat a la mine défaite. Il explique que son client est de nationalité algérienne. Il est en France depuis dix ans, preuves à l'appui. Il a six enfants, tous en situation régulière, sauf deux, qui sont Français. Il a neuf petits-enfants, tous Français, dont la petite fille derrière moi qui, rappelée à l'ordre par sa mère, ne cesse de murmurer le plus fort possible « Papy ! Papy ! », désolée que son grand-père ne l'ait pas vu pour répondre à ses signes de main.
Le juge jette un regard mi-étonné mi-réprobateur à l'avocat de la préfecture, dont les yeux ne quittent pas le dossier devant lui.
Un confrère, assis non loin de moi, me regarde avec un petit sourire en coin, que je lui rends. Nous nous sommes compris. Cet arrêté de reconduite est d'une illégalité évidente. Un Algérien avec dix années de présence en France a droit à un titre de séjour (Accord Franco-Algérien du 27 décembre 1968, art. 6,1°[1]), et même si la préfecture conteste les preuves de présence, 15 membres de sa famille proche en situation régulière en France lui assurent en tout état de cause la protection de la Convention Européenne des Droits de l'Homme. Bref du pain béni.
Sauf que…
Son avocat explique que l'arrêté de reconduite à la frontière a été pris antérieurement au placement en rétention. Son client n'a pas jugé utile de consulter un avocat et a laissé s'écouler le délai de 48 heures pour former un recours (écrit en Français et motivé en droit) devant le tribunal administratif. L'avocat de la préfecture confirme, toujours sans lever les yeux du dossier, que l'arrêté est définitif, et que dans ces conditions, il demande le maintien en rétention, la préfecture ayant réservé un billet pour le vol Paris-Alger de dans quinze jours.
Mon confrère assis non loin de moi ne sourit plus. Moi non plus. Le délai de recours ayant expiré, l'arrêté, tout illégal qu'il soit, est définitif et ne peut plus être attaqué, en tout cas pas dans des délais utiles.
« Le passeport est-il au dossier ? » demande le juge, qui ne cache pas son malaise.
— Non, répond l'avocat de la préfecture, décidément passionné par son dossier, car il ne relève toujours pas les yeux.
— Mon client n'a pas fait renouveler son ancien passeport, et se l'est fait voler lors du cambriolage de son studio il y a deux ans. J'ai une copie de la plainte.
— L'article L.552-4 du CESEDA prévoit que l'assignation à résidence ne peut être prononcée que si le passeport a été remis en original aux services de police, réplique l'avocat de la préfecture, toujours les yeux dans son dossier. Une plainte ne peut suppléer à cette absence.
Le juge regarde sa copie du dossier. « Maître ? » demande-t-il enfin à l'avocat de notre Algérien.
— Je m'en rapporte.
Après quelques secondes de réflexion, le juge explique que dans ces conditions, il n'a pas d'autre choix que de faire droit à la demande de la préfecture. L'arrêté de reconduite est définitif, il n'y a pas de passeport. La rétention est prolongée pour quinze jours. Seul petit geste que peut faire le juge, il demande que l'escorte remette les menottes en dehors de la salle d'audience. La fillette derrière moi a fini par attirer l'attention.
Long moment de malaise, le temps que le greffier imprime le procès verbal d'interrogatoire, l'ordonnance de prolongation, la notification de l'ordonnance et des voies de recours, et fasse signer tout cela à l'étranger.
Puis celui-ci se lève et se dirige vers la sortie ; avant de franchir la porte, il se tourne vers le fond de la salle et fait un petit signe à sa famille présente.
Je sors derrière lui, il faut que je me reconcentre sur mon dossier, et là, j'ai un peu de mal.
Au fond de la salle, j'entends la voix de la fillette qui dit « Ne pleure pas, maman : il nous a vu, tu sais. »
À ceux qui m'accuseront de faire du pathos sur cette histoire, deux mots. J'y étais, à cette audience. Rien n'est inventé. La fillette, elle était juste derrière moi. J'en ai été malade toute la journée. Le pathos, tous ceux qui étaient dans la salle se le sont pris dans la figure. Moi le premier. Je ne fais que rendre compte.
Et à ceux qui se demandent si la place d'un malade du cœur est en Centre de Rétention, je leur répondrai : mais que voulez-vous qu'il leur arrive ?
Deuxième apostille : ce billet a été rédigé avant l'annonce de l'incendie du CRA de Vincennes. Cette histoire est trop ancienne pour que la personne dont je parle ait pu être encore dans le centre lors de cet incendie.