Lors de l'émission Du Grain À Moudre d'hier, Caroline Fourest a cité, comme preuve de la progression du communautarisme, une décision du tribunal de Lille ayant décidé qu'un musulman devrait être inhumé selon les rites musulmans alors qu'il avait déclaré vouloir être incinéré (ce que la religion musulmane ne permet point, pas plus que la chrétienne d'ailleurs je rectifie, elle le permet, mais ne l'encourage point, merci Vertex). C'est à la 14e minute de l'émission.
Je n'ai pu sur le coup apporter de contradiction, ne connaissant pas l'affaire. Elle me paraissait toutefois douteuse telle qu'elle était présentée. J'ai demandé à Caroline Fourest si elle en connaissait les références, et elle m'a juste indiqué que la décision finale avait été prise par la cour d'appel de Paris.
Une recherche m'a permis de retrouver mention de la décision, qui émane du premier président de la cour d'appel de Paris, le 3 juin 2005. Il s'agit de l'affaire Bergham.
Les faits ne sont pas exactement ceux présentés par Caroline Fourest sur un détail qui change tout, et elle en oublie un autre qui change tout aussi. Bref, comment, par des omissions que je pense faites de bonne foi (les détails qui comptent dans les décisions échappent souvent aux non juristes), faire d'une décision banale une attaque sournoise contre la République et une reddition des juges.
Les faits étaient les suivants. Un algérien de 55 ans meurt le 13 mai 2005 des suites d'un cancer. Contrairement à ce qu'avance Caroline Fourest, il ne laisse aucune trace de ses dernières volontés quant au sort de sa dépouille. Là est le nœud du problème : si cela avait été le cas, il n'y aurait eu aucune difficulté pour procéder à l'incinération, comme nous allons le voir.
Un conflit apparaît donc pour l'organisation des funérailles, entre ses trois enfants d'une part, qui disent qu'il voulait être incinéré car il avait apostasié, et sa veuve, qui toutefois l'avait quitté neuf mois plus tôt, qui disait qu'il n'en était rien et était resté musulman, sans être particulièrement dévot ni pratiquant, mais entendant être inhumé selon le rite musulman.
La loi prévoit ce cas de figure, plus fréquent qu'on ne le croit, surtout depuis la loi de 1905.
Une loi du 15 novembre 1887 prévoit dans son article 3 que :
Tout majeur ou mineur émancipé, en état de tester[1], peut régler les conditions de ses funérailles, notamment en ce qui concerne le caractère civil ou religieux à leur donner et le mode de sa sépulture.
Il peut charger une ou plusieurs personnes de veiller à l'exécution de ses dispositions.
Sa volonté, exprimée dans un testament ou dans une déclaration faite en forme testamentaire, soit par devant notaire, soit sous signature privée, a la même force qu'une disposition testamentaire relative aux biens, elle est soumise aux mêmes règles quant aux conditions de la révocation.
Ajoutons que le fait de ne pas respecter ces dernières volontés est un délit pénal puni de 6 mois d'emprisonnement et 7500 euros d'amende : art. 433-21-1 du code pénal.
Vous voyez donc que si le défunt avait exprimé sa volonté, il n'y aurait eu aucune difficulté. Mais voilà : il ne l'avait pas fait par écrit, et ceux ayant reçu ses confidences divergeaient sur le contenu de celles-ci.
En cas de litige, vu l'urgence à décider, la nature n'attendant pas pour prendre son dû, une procédure particulière est prévue à l'article 1061-1 du Code de procédure civile (CPC) :
En matière de contestation sur les conditions des funérailles, le tribunal d'instance est saisi à la requête de la partie la plus diligente selon un des modes prévus à l'article 829.
Il statue dans les vingt-quatre heures.
Appel peut être interjeté dans les vingt-quatre heures de la décision devant le premier président de la cour d'appel. Celui-ci ou son délégué est saisi sans forme et doit statuer immédiatement. Les parties ne sont pas tenues de constituer avoué.
La décision exécutoire sur minute est notifiée au maire chargé de l'exécution.
C'est à cette procédure que la famille va recourir, en se tournant vers les tribunaux de la République qui vont appliquer la loi de la République. Les trois enfants saisissent dont le tribunal d'instance de Lille qui leur donne raison le vendredi 21 mai 2005. La veuve souhaitant faire appel, elle se rend le lendemain à la cour d'appel de Douai. Fatalitas : on est samedi, tout est fermé. Elle y retourne le lundi, mais le premier président, statuant immédiatement, la déclare irrecevable pour appel tardif (on dit qu'elle est forclose). Ne se décourageant pas, la veuve va former un pourvoi en cassation.Je ne sais pas quel argument elle a soulevé mais la cour va trancher par un arrêt du 1er juin 2005 sur un moyen soulevé d'office (c'est-à-dire par elle-même) que la loi prévoyant que l'appel se fait sans forme et puisqu'il est établi que la veuve s'était présentée à la cour le samedi à 14h15, cette démarche est un appel sans forme et donc que le délai avait été respecté. Ah, merveilleux pragmatisme du droit qui fait que se heurter à une porte close devient une déclaration d'appel valable.
La Cour casse la décision de la cour d'appel de Douai et renvoie pour qu'il soit statué à nouveau (la cour de cassation ne juge qu'en droit, elle ne juge as les faits) devant le premier président de la cour d'appel de Paris.
Ce magistrat va renverser la décision du tribunal d'instance le 3 juin 2005 et, à défaut d'accord des parties, va considérer, je cite, qu'il convenait de rechercher par tous moyens quelles avaient été les intentions du défunt et, à défaut, de désigner la personne la mieux qualifiée pour décider des modalités des funérailles, avant de constater, d'abord, que Amar Bergham, s'il n'était pas un pratiquant régulier, était de tradition musulmane, qu'il avait manifesté le vœu d'être inhumé, et que rien ne permettait d'affirmer qu'il eût entendu rompre tous liens avec cette tradition ; et en conséquence va charger la veuve d'organiser les funérailles.
À leur tour, les trois enfants vont former un pourvoi en cassation, qui sera rejeté le 15 juin 2005, mettant un terme définitif à ce litige.
Les enfants reprocheront au premier président d'avoir désigné la veuve comme personne qualifiée alors qu'elle vivait séparée du défunt au moment du décès, affirmant qu'eux étaient restés des proches et savaient mieux ce que voulait le défunt. L'argument avait porté devant le tribunal d'instance de Lille, mais par la suite, il a pu être établi de manière certaine que le défunt voulait être inhumé. Les enfants ont alors changé leur fusil d'épaule et argué qu'il ne précisait pas s'il voulait être inhumé religieusement ou non. Las, après avoir affirmé haut et fort que leur père voulait être incinéré, ils avaient perdu quelque crédibilité aux yeux du juge qui a décidé souverainement que la veuve était la plus à même de décider. D'autant que le choix de l'inhumation étant à présent clairement connu, la seule différence était que le défunt allait être enterré dans le carré musulman du cimetière, dans un linceul blanc, la tête tournée vers la Mecque.
Je passe sur des complications annexes, la loi prévoyant des délais maximums pour procéder à des funérailles, l'incinération allait avoir lieu, mais le maire de Lille a pris un arrêté de suspension d'incinération avec l'aurotisation du parquet pour laisser le temps à la justice de trancher.
Dernier point : Caroline Fourest mentionne l'intervention de la Ligue Islamique du Nord qui aurait demandé qu'une autorité religieuse musulmane décide si le défunt était ou non apostat (sans préciser quels moyens ils auraient employé pour sonder s volonté post mortem). Elle oublie de mentionner que cette intervention (on appelle intervention le fait pour une personne de devenir partie à un procès en cours d'instance) a été jugée irrecevable, l'action en question ne concernant que la famille proche, et une autorité religieuse n'ayant aucune qualité à donner un avis à cette fin, dans le plus pur respect du principe de la laïcité. Vous noterez que le nom de la Ligue n'apparaît nulle part dans les décisions que je lie, et un article de l'époque du Figaro précise qu'Amar Lasfar, effectivement présent à l'audience, « n'a pas pu s'exprimer ». Vous voyez que loin de capituler, la République, en la personne de ces juges, a parfaitement résisté et repoussé l'assaut.
Loin de moi l'idée de nier qu'il y a une tentation par des communautés religieuses radicales d'imposer leurs règles de foi et leurs valeurs religieuses à la société en instrumentalisant le droit. L'islam radical n'est pas le seul (on peut aussi penser aux sectes). Mais la République ne cède pas. Les juges tiennent bon.
Croyant bien faire, ceux que cette situation préoccupe sonnent le tocsin à la moindre alerte, quitte à faire de décisions de justices banales des tumeurs malignes. Difficile de leur reprocher, quand faire peur attire les micros comme le miel attire les mouches, et ne prend que quelques minutes quand rassurer prend des heures.
Mais il est tout aussi difficile de les approuver. Quitte à parler comme un Tolkien, le combat des Lumières contre l'obscurantisme ne se doit pas se jouer avec les mêmes armes.
Notes
[1] Tester, en langage juridique, signifie rédiger son testament.