Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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lundi 26 mai 2008

lundi 26 mai 2008

Antieuropéisme ordinaire

J'inaugure une nouvelle rubrique “droit européen” pour des billets qui auraient en leur temps eu plus leur place sur Publius.

Mais mon désaccord avec la ligne éditoriale prise par le site, certes laissé entre les mains d'un seul rédacteur, mais qui à l'information sur l'Europe préfère des propos approximatifs mais résolument anti-européens me font quitter ce navire avec de profonds regrets.

Ceci étant réglé, ma phase dépressive post-référendum a cessé, et je me sens à nouveau d'humeur à bouffer du noniste.

L'idée de ce billet est née en lisant un billet sur le blog d'un assistant parlementaire, blog très intéressant pour avoir une vision du Sénat vu des coulisses, comme fait Authueil depuis l'Assemblée. Je connais et estime son auteur, et c'est pourquoi le voir sombrer aussi rapidement dans les lieux communs habituels de l'anti-européisme sans réflexion préalable me paraissait indigne de lui (je n'en dirai pas autant de la récupération qui en a été faite par les nonistes habituels, qui étaient tout à fait dans leur ligne).

Le billet relatait une séance publique de la Vénérable Assemblée sur le projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Ce projet de loi, pour lequel l'urgence a été déclarée, j'y reviendrai, vise, comme son intitulé alambiqué le laisse deviner, à transcrire en droit français des directives européennes.

C'est ici qu'une pause s'impose.

Le terme de droit européen connaît plusieurs acceptions. Au sens le plus large, il s'applique à tous les droits liés aux institutions européennes, dont l'Union Européenne (UE) fait partie sans en être l'intégralité. Ainsi, le Conseil de l'Europe, qui n'a rien à voir avec l'UE, est une source de droit européen, dont la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales, mais aussi de nombreuses conventions internationales dont la fameuse convention de 1963 sur la limitation des cas de double nationalité dont nous avons déjà parlé. On peut aussi y inclure d'autres organisations internationales comme l'Union Européenne de Radio-Télévision (UER) fondée en 1950 afin d'humilier la France chaque année en organisant le concours de l'Eurovision. Notons que dans ces derniers cas, la notion d'Europe est plus extensive que celle qui fait débat au niveau de l'Union Européenne. La Turquie fait partie du Conseil de l'Europe, de même que la Russie, et l'UER s'étend jusqu'en Israël, et inclut le Maroc (qui a participé à l'Eurovision en 1980 avec l'inoubliable chanson Bitaqat Khub interprétée par Samira Said (18e et avant-dernière place avec 7 points), l'Algérie, la Tunisie, le Liban, la Syrie, l'Égypte, et la Libye, ces six pays n'ayant encore jamais participé au concours.

Dans un sens plus étroit, le droit européen s'entend du droit de l'Union Européenne. Les juristes parlent de droit communautaire, souvenir du temps où l'UE était composée de diverses Communautés, celle du Charbon et de l'Acier, celle de l'Énergie Atomique (EURATOM) et la Communauté Économique Européenne (CEE), devenue Union Européenne en 1992.

C'est de ce droit que je vais vous entretenir dans cette catégorie de billets.

Le droit communautaire se divise en deux branches : le droit européen fondamental (ou primaire) et le droit européen dérivé.

Le droit européen fondamental est celui issu des Traités : principalement celui de Rome, mais en réalités plus nombreux : il y a eu deux traités signés à Rome le 27 mars 1957, celui créant la CEE, et celui créant EURATOM, ajoutons-y le Traité de Paris de 1951 créant la première des Communautés, celle du Charbon et de l'Acier (CECA), et tous les traités modificatifs (Traité de fusion, 1965 ; Acte Unique, 1986 ; Traité de Maastricht, 1992 ; Traité d'Amsterdam, 1997 ; Traité de Nice, 2001 ; Traité de Rome, 2004, qui n'entrera pas en vigueur ; Traité de Lisbonne, 2007). Le droit européen fondamental est donc le droit du fonctionnement de l'Union Européenne, qui fera l'objet de nombreux billets. Il fixe les compétences de l'Union, ses organes (la Commission, organe permanent qui représente l'Union face aux États membres, le Conseil Européen, organe législatif, composé des chef de gouvernement des États membres, le parlement européen, qui représente les citoyens de l'Union dans le processus législatif, la Cour de justice des Communautés européenne qui tranche les conflits nécessitant une interprétation du droit européen, entre autres).

Le droit européen dérivé est l'innovation majeure du droit communautaire, et la raison de son succès, dû à son efficacité.

La réalisation des objectifs de l'Union (liberté de circulation des personnes, des biens et des services, création d'un espace de libre concurrence dans les limites de l'Union) suppose une harmonisation du droit dans les 27 États membres dans les domaines où l'Union est compétente. Une différence de droit crée forcément une distorsion de la concurrence.

L'Union Européenne a donc le pouvoir d'édicter des normes selon un processus distinct de la négociation de traités (processus très long et difficile), normes qui s'imposent aux États membres. Ces normes peuvent prendre deux formes : soit un règlement européen, qui est directement applicable dès sa publication au journal officiel des communautés européennes (JOCE, bientôt le Journal officiel de l'Union Européenne), soit une directive, qui donne des instructions précises sur le droit à mettre en vigueur et une date limite à laquelle les États membres devront avoir transposé ces normes en leur droit interne selon leur processus législatif normal. Les Traités précisent les cas dans lesquels l'Union peut agir par voie de règlement et ceux où elle doit utiliser des directives. On peut résumer en disant que la directive est le principe.

La directive doit, pour entrer en vigueur, être transposée en droit interne. En France, cela peut se faire par décret, ou par une loi si la directive porte sur des domaines auxquels l'article 34 de notre Constitution donne pouvoir à la seule loi.

L'opération de transposition législative limite la liberté du parlement. Il ne peut modifier le sens de la directive, ni a fortiori adopter des normes inverses (sous peine de censure par le Conseil constitutionnel). Néanmoins, il garde une marge de manœuvre, qui pour être étroite n'en existe pas moins.

Des lois devenues fort célèbres sont issues de directives : la LCEN (Directive n° 2000/31/CE du Parlement et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur), la loi DADVSI (Directive européenne 2001/29/CE sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information).

Un État membre qui ne transposerait pas la directive dans le délai imparti par celle-ci commettrait ce que le droit européen appelle un manquement. La Commission, l'organe permanent représentant l'Union, peut poursuivre l'État devant la cour de justice pour lui voir infliger une amende (les montants se comptent en dizaines de millions d'euros), et plusieurs fois s'il tarde à transposer. Les recours en manquement constituent 95% de l'activité de la Cour (en 2007 : 212 recours contre 9 recours en annulation d'un acte de l'UE qui serait contraire à son droit fondamental).

Précisément, la France s'est faite une spécialité de laisser passer les dates de transposition, et de transcrire dans l'urgence, sous la menace d'une action en manquement, voire après une condamnation. Elle est dans le tiercé de tête des pays les plus poursuivis en manquement avec la Grèce et l'Italie (suivie par l'Allemagne et le Luxembourg). Je dois toutefois reconnaître qu'elle fait des efforts visibles ces dernières années, ses recours en manquement oscillant entre 20 et 25 par an de 2000 à 2004 à 11 en 2005, 9 en 2006 et 14 en 2007.

Ce qui nous ramène au blues de notre conseiller parlementaire sénatorial.

La loi qui était soumise à la chambre haute est la transposition non pas d'une directive, non pas de deux directives, mais de cinq directives portant sur la lutte contre les discriminations[1], certaines pointant un retard de cinq ans (qui a parlé d'écart entre les paroles et les actes ?).

La France est donc en retard, et sous la menace de procédures en manquement. Ce qui à quelques semaines de la présidence française de l'Union ferait très mauvais effet. D'où déclaration d'urgence, et impatience du Gouvernement.

Résultat : le travail du Sénat sur la définition de la discrimination a été détricoté en Commission mixte paritaire, et au sénateur rapporteur, madame Muguette Dini, qui le regrettait, le gouvernement, par la bouche délicate du Secrétaire d'État à la famille, madame Nadine Morano a répondu que « La Commission européenne nous a demandé très explicitement de reprendre sa définition des discriminations. Si le Parlement retient une autre définition la Commission n'hésitera pas à saisir la Cour de Justice européenne(...). »

Conclusion de notre assistant bougon :

Toujours la même logique, la Commission a dit que...et si on ne file pas droit, c'est pan sur le bec devant la Cour de Justice. C'est beau la discussion en Europe.

Le plus tragi-comique dans cette affaire, c'est que dans la soi-disant réforme des institutions ils prétendent vouloir revaloriser le pouvoir du Parlement; ce serait risible si ce n'était pas si grave.

Comme le démontre encore une fois cet exemple, le Gouvernement français prend ses ordres auprès de la Commission européenne et le Parlement est prié d'enregistrer ces ordres sans avoir rien à redire (cf déclaration de Morano), le débat parlementaire devient alors une farce et le pire c'est que personne ne semble s'en émouvoir

(Applaudissements sur les blogs eurosceptiques).

Pour ma part, je ne peux que donner raison au Gouvernement. Si sortir l'argument du diktat de Bruxelles suffit à mettre au pas une assemblée parlementaire qui gobe la couleuvre en allant maugréer sur la vilaine Commission, il aurait tort de s'en priver, c'est plus efficace que le 49,3 qui de plus n'est pas invocable devant le Sénat.

Cher Assistant, le gouvernement se paye votre fiole. Cela fait cinq ans qu'il aurait dû soumettre au parlement la question, et lui laisser le temps d'envisager une transposition qu'il estimerait conforme à notre tradition juridique sans pour autant violer l'esprit de la directive. Comme le rappelle le rapporteur du sénat,

l’avis de la Commission européenne n’est pas celui de la Cour de justice des communautés européennes. La Commission européenne peut tout à fait soutenir une thèse, la France en plaider une autre et la Cour de justice trancher en faveur de la France.

Or, en l’espèce, je crois vraiment que la position de la Commission européenne n’est pas très respectueuse du traité européen et que le droit est plutôt de notre côté.

L’article 249 de ce traité dispose, en effet : « la directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens ».

Je ne partage pas son avis sur le fond du projet (notamment son opposition modèle anglo-saxon communautariste / modèle latin du vivre ensemble qui prêterait à sourire n'était une actualité lamentable et une histoire récente tragique sur le thème du vivre ensemble), mais là, elle a raison. Le Parlement a une marge de manœuvre, la transposition d'une directive n'a jamais été un copier-coller du texte technique et redondant d'une directive ; et celui qui s'emploie à l'en priver est le Gouvernement, l'œil sur son semestre de présidence de l'Union, et certainement pas la Commission, qui a patienté 5 ans sans rien dire, faut-il le rappeler.

Les lois de transposition de directives dans la panique sont immanquablement de mauvaises lois, au texte touffu et lourd. L'article 6 de la LCEN en est une parfaite illustration. Et il suffit de comparer les lois belges de transposition des mêmes directives pour constater qu'elles ne sont pas des reprises in extenso des directives, et donc que les parlements du Plat Pays ont bien eu un rôle à jouer dans la version finale du texte.

L'épouvantail bruxellois a bon dos. Il sert d'alibi depuis tellement longtemps que plus personne, même au parlement, ne prend la peine de vérifier si on ne lui fait pas prendre des vessies pour des lanternes. Alors que nous avons fait payer cher à l'Europe les conséquences de cette défausse, qui a fait le lit de l'extrême droite et de l'extrême gauche lors du référendum de 2005.

D'où l'ouverture de cette rubrique, pour vous expliquer ce qu'est VRAIMENT le droit européen, et ce qu'il dit réellement.

Bientôt, je vous parlerai de la Némésis des droits sociaux à en croire les habituels prophète de l'apocalypse néo-libérale : les arrêts Laval, Viking et Rüffert de la CJCE. Préparez vous à entendre des baudruches se dégonfler.

Notes

[1] Directive 2000/43 du 29 juin 2000 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique, directive 2000/78 du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, directive 2002/73 du 23 septembre 2002 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail ; directive 2004/113 du 13 décembre 2004 mettant en oeuvre le principe de l'égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans l'accès à des biens et services et la fourniture de biens et services ; directive 2006/54 du 5 juillet 2006 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail, et encore cette dernière n'est-elle que partiellement transposée.

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