J'emprunte mon titre à Malraux qui ne m'en voudra pas, s'agissant de rendre hommage à un gaulliste historique s'il en est, hommage qui exceptionnellement sera teinté d'un voile de déception. Je pense à Monsieur Pierre Mazeaud, invité ce matin sur France Inter de Nicolas Demorand.
Pierre Mazeaud est une figure de la Ve république. Issu d'une famille de grands juristes (Henri, Léon, Jean, et le petit dernier Denis qui montre que la race est loin de décliner), il a été magistrat, député de 1968 à 1973 et de 1988 à 1998, secrétaire d'État sous Pompidou et Giscard, Conseiller d'État, président du Conseil constitutionnel. À côté de tout cela, le fait qu'il ait atteint le sommet de l'Everest le 15 octobre 1978 apparaît naturel.
Actuellement, Pierre Mazeaud est chargé de mission par le président de la République (mais qui ne l'est pas, ces temps-ci ?) et à la tête d'une commission qui réfléchit sur les problèmes posés par la dualité de juridiction (administrative / judiciaire) dans le contentieux des étrangers et les moyens d'y remédier si ces problèmes sont réels.
Une brève explication s'impose. L'article 66 de la Constitution donne à l'autorité judiciaire[1] le rôle de défense des libertés individuelles. Le Conseil constitutionnel, interprète de la Constitution, en a déduit que le contentieux de la privation de liberté d'un étranger faisant l'objet d'une mesure administrative d'éloignement forcé appartenait au juge judiciaire exclusivement. Ainsi, quand un étranger frappé d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF) ou d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF) est placé dans un centre de rétention, il doit être présenté à un juge judiciaire, le juge des libertés et de la détention (JLD), qui décidera s'il y a lieu de le maintenir ou pas en rétention (sachant que la loi a restreint autant que possible sa liberté sur le sujet : notamment la liberté est l'exception et la privation de liberté le principe. Si vous ne me croyez pas, lisez l'article L.552-4 du CESEDA). Le JLD décide uniquement du maintien ou non en rétention. La validité de la décision d'éloignement est jugée quant à elle par le tribunal administratif (TA).
Cela a des conséquences pratiques néfastes, c'est certain.
Pour l'État, un surcoût : l'étranger doit être présenté à deux juges, parfois fort éloignés[2], en un laps de temps très court, et doit donc être escorté sur place.
Pour l'étranger, une perte de garantie de ses droits. En effet, la dualité des autorités fait qu'une arrestation complètement illégale (contrôle au faciès, pas de notification des droits, durée de la garde à vue dépassée) entraînera la fin de la rétention administrative qui en découle, et la remise en liberté de l'étranger MAIS curieusement sera sans incidence sur l'arrêté de reconduite à la frontière pris également dans la foulée, car c'est une décision purement administrative et distincte du placement en rétention qui seule porte atteinte à la liberté. L'argument tiré de la nullité de l'arrestation est irrecevable devant le TA.
À la suite des brillants travaux de la commission des lois sur le projet de révision constitutionnelle dont je me suis gaussé j'ai parlé ici, Pierre Mazeaud, dans Le Monde, rappelle à l'ordre son « ami »[3] Jean-Luc Warsmann, membre de sa commission, qui a voulu anticiper sur les résultats de ces travaux.
Pour enfoncer le clou, Pierre Mazeaud était donc reçu ce matin sur France Inter. Il va de soi que je guettais fébrilement l'avis du vieux sage, qui a atteint un stade de sa vie où il n'a plus rien à craindre de personne, ce qui lui assure la plus grande des libertés, lui qui n'a jamais eu le goût du licol.
Nicolas Demorand a profité de la présence d'un tel expert des institutions, membre de la Commission Balladur à l'origine de la loi dont discute actuellement l'assemblée, pour parler de cette réforme des institutions. J'étais aux anges, ma tartine à la main.
Et voilà que fut abordée la question de l'exception d'inconstitutionnalité, qui me tient à cœur. Fidèle à la conception gaulliste de la République, Pierre Mazeaud y est opposé. Je ne lui en tiens pas rigueur, la divergence d'opinion n'a jamais été un obstacle à mon estime. C'est l'usage d'arguments de bas niveau qui l'est. Et las, c'est précisément ce que j'ouïs.
Voici le corpus delicti. Attention, MP3 avec des vrais morceaux d'attaque ad hominem dedans.
Ah, le corporatisme des professeurs de droit, ces hiboux poussiéreux qui jamais ne sont sortis de leur faculté depuis mai 1968. Que c'est commode de moquer les hauteurs de l'intelligence : d'en bas, tout à l'air si petit. Et qu'importe si la plupart d'entre eux sont aussi avocats : le politique emprunte ceci au journaliste que l'honnêteté intellectuelle doit savoir s'effacer devant un bon mot.
Ah, Pierre ! Que ma tartine m'a paru fade après que tu m'as servi un tel brouet.
Répondons au seul argument dont il nous est fait don : l'insécurité juridique. L'annulation d'une loi dix ans après serait une telle insécurité juridique que le remède serait pire que le mal. Pardon, cher Pierre, mais sur ce coup, le praticien se gausse.
Précision de vocabulaire : on appelle en droit une exception un argument (on dit un moyen) qui vise à ce que le juge rejette la prétention adverse. Elle est une défense, et s'oppose à l'attaque, qu'on appelle l'action. Quand on dit que le juge de l'action est juge de l'exception, cela signifie que le juge qui est compétent pour statuer sur une demande peut statuer sur tous les moyens de défense qui vise au rejet de cette demande.
L'exception d'inconstitutionnalité vise à permettre à un justiciable de soulever comme argument que la loi qu'on essaye de lui appliquer serait contraire à la Constitution, et donc… illégale. Pensez donc : permettre au peuple souverain de contester devant ses juges le travail législatif de ses représentants : vous n'y pensez pas, on se croirait en démocratie.
L'argument de l'insécurité juridique ne tient pas, car cela fait longtemps qu'on pratique une telle exception au niveau inférieur de l'ordonnancement juridique, c'est à dire des décrets et décisions administratives individuelles : l'exception d'illégalité devant le juge administratif remonte aux arrêts Sieur Avézard (24 janvier 1902) et Poulin (29 mai 1908).
Tout administré peut attaquer devant le juge administratif tout acte de l'administration, qu'il soit individuel (décision d'annulation du permis de conduire par décès du douzième point) ou général (décret du gouvernement). Il agit donc, si vous avez suivi, par voie d'action. Ce recours est enfermé dans un délai de deux mois à compter de sa notification à l'intéressé si c'est une décision individuelle, de sa publication (J.O., registre des actes administratifs d'une préfecture, etc.) si c'est un acte général. Après ce délai, l'action est irrecevable (Bon, il y a des ruses pour rouvrir le délai, mais passons).
Cependant, un administré qui se voit appliquer un tel acte après expiration du délai de recours peut en contester la légalité par voie d'exception : en effet, comme il n'est pas possible de soulever une exception tant qu'un juge n'est pas saisi, l'exception n'est enfermée dans aucun délai : l'exception est perpétuelle, ce que les juristes qui ont fait leurs humanités disent Quæ temporalia sunt ad agendum perpetua sunt ad excipiendum : si l'action est temporaire, l'exception est perpétuelle.
Par exemple, un automobiliste qui conteste aujourd'hui devant le tribunal administratif la légalité du retrait de ses points peut soulever l'illégalité de l'article R.223-1 du Code de la route, issu du décret n°2003-642 du 11 juillet 2003.
Bref, cela fait plus d'un siècle qu'on annule des actes de l'administration illégaux, sans que la sécurité juridique soit agonisante dans notre pays, car le juge a construit une jurisprudence subtile pour arbitrer entre la sanction de l'illégalité et le respect des situations individuelles acquises, au nom de la sécurité juridique, justement : ainsi, l'exception d'illégalité est largement ouverte pour attaquer un règlement, et plus restreinte pour une mesure individuelle : autorisation, nomination, etc.
Je n'entrerai pas dans les détails qui font les délices des étudiants de deuxième année (Ah, la théorie des actes complexes…), mais je précise qu'on sait distinguer entre une illégalité totale de l'acte et une illégalité résultant de l'application concrète à un cas précis, et je conclurai ce point en disant qu'on sait faire, en ajoutant que la sécurité juridique a bon dos quand on l'invoque pour couvrir une loi contraire à la Constitution, bref : les turpitudes du législateur. Que le législateur nous interdise ensuite de lui chercher noise pour notre propre bien révèle une mentalité qui rend urgente l'ouverture d'une telle voie de recours.
Enfin, le dernier argument moquant les professeurs de droit si ignorant des réalités pratiques du parlement (alors qu'ici même nous nous gaussions de l'ignorance crasse du législateur en matière de droit dès lors qu'il n'est pas praticien) pour écarter l'exception d'inconstitutionnalité mérite un coup d'œil curieux chez nos voisins et amis.
Bien des pays se sont dotés d'un tel contrôle. Le premier en ordre chronologique est les États-Unis d'Amérique. Et ça ne date pas d'hier mais du 24 février 1803. Oui, Napoléon n'était encore que Bonaparte que déjà les États-Unis avait un contrôle de constitutionnalité ouvert au citoyen.
William Marbury venait d'être nommé juge de paix dans le District de Columbia par le président John Adams, qui arrivait au terme de son mandat. Son successeur, Thomas Jefferson, a ordonné à James Madison, son Secretary Of State, de ne pas délivrer à William Marbury son acte de nomination. William Marbury saisit la cour suprême qui déclara qu'elle était compétente pour juger de la conformité des actes de l'exécutif (et du législatif) à la Constitution, et que ce refus était anticonstitutionnel. Las, droit et morale sont deux choses distinctes : la cour décida également qu'elle n'avait pas le pouvoir de forcer Madison à délivrer cet acte de nomination ; William Marbury ne fut jamais juge de paix du District de Columbia et James Madison fut le 4e Président des États-Unis.
Bref, on est loin de l'onanisme intellectuel d'éminents professeurs de Harvard : ce contrôle est né d'un cas concret.
D'autres pays se sont dotés par la suite d'un tel contrôle. J'en citerai deux : la République Fédérale d'Allemagne, deux ans après la fin du nazisme, et l'Espagne, trois ans après la mort de Franco. Là encore, ce ne sont pas des vieillards chenus qui ont pondu une thèse en latin, mais deux démocraties nées sur les cendres d'un régime autoritaire qui ont décidé de se munir des moyens de protéger leurs citoyens des abus potentiels de leurs dirigeants.
Mais l'attitude de l'État français ayant toujours été, tout au long de notre histoire, au-dessus de tout reproche, pourquoi, je vous le demande, pourquoi vouloir protéger les citoyens de ses lois si nécessairement justes, bonnes et parfaites, ou si elles ne devaient pas l'être, que diantre : et la sécurité juridique, ma bonne dame, montez dans ce wagon et plus vite que ça.
Ah, les temps ont changé, me dira-t-on : la République n'est plus composée que de vrais démocrates, et la Ve n'est pas l'État Français de Pétain. Certes, l'argument vaut pour aujourd'hui. Qu'il me soit permis de demander quid de demain, et de tiquer un brin sur aujourd'hui quand même.
Qu'il me soit permis de rappeler quelques faits.
L'élection du président de la République au Suffrage Universel a été décidée en 1962 au terme d'un processus contraire à la Constitution (un référendum de l'article 11 de la Constitution alors que la procédure de Révision est celle de l'article 89 : il fallait que le parlement y passe). Quatre ans après l'entrée en vigueur de la Constitution, toute son économie était bouleversée anticonstitutionnellement (vous voyez qu'on peut le caser, ce mot).
La loi antiterroriste de 2005, votée à la quasi unanimité, et qui porte de graves atteintes aux libertés individuelles, n'a pas été soumise au Conseil constitutionnelAu temps pour moi, elle le fut. Pas plus que la loi du 5 mars 2007 réformant la procédure pénale à la suite de l'affaire d'Outreau. Vous voyez le type de loi qui échappent à tout contrôle.
Un ancien garde des Sceaux a appelé les parlementaires à ne pas saisir le Conseil constitutionnel pour permettre à sa loi sur la récidive de s'appliquer immédiatement aux détenus à la suite d'un fait divers sordide[4].
L'actuel président de la République a demandé au premier président de la cour de cassation de réfléchir aux moyens de faire entrer immédiatement en vigueur la loi sur la rétention de sûreté à la suite de la décision du Conseil constitutionnel s'opposant à une application rétroactive au nom de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Pour reprendre une heureuse formule de mon ami Jules de Diner's room : L'aristocratie repose sur la méfiance des gouvernants à l'endroit du peuple. La démocratie repose sur la méfiance du peuple envers les dirigeants. Il serait temps de savoir quel est notre régime.
Notes
[1] La Constitution distingue le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, et… l'autorité judiciaire, qui dès son apparition est mise sous la protection du président de la République comme un mineur incapable. Ô combien représentatif de l'état d'esprit de nos dirigeants.
[2] Un étranger reconduit par le préfet de la Seine Saint-Denis sera présenté au JLD de Bobigny puis au TA de Cergy Pontoise ; un étranger reconduit par le préfet des Pyréennées atlantiques sera présenté au JLD de Bayonne puis au TA de Pau, parfois dans la même journée, sachant en outre que le centre de rétention est à Hendaye.
[3] Quand un homme politique vous appelle son ami, c'est comme Judas qui embrasse le Christ.
[4] «Il y a un risque d'inconstitutionnalité», a dit M. Clément. «Les événements récents vont me pousser à le prendre et tous les parlementaires pourront le courir avec moi. Il suffira pour eux de ne pas saisir le Conseil constitutionnel et ceux qui le saisiront prendront sans doute la responsabilité politique et humaine d'empêcher la nouvelle loi de s'appliquer au stock de détenus», a ajouté le ministre. Source : le Figaro