Un événement historique, et je pèse mes mots, a eu lieu il y a dix jours à peine dans l'indifférence générale. Comme je m'enorgueillis d'avoir le lectorat le plus cultivé de l'internet francophone (et encore, uniquement parce que les vérifications sont encore en cours pour le lectorat anglo-saxon), je m'en voudrais que vous restassiez dans l'ignorance.
Donc, afin que nul n'en ignore, je le proclame ici à cor et à cris : le 9 avril 2008, la féodalité a enfin été abolie en Europe.
Tiens? Je vous sens plus dubitatifs que réjouis.
Et pourtant c'est on ne peut plus vrai. Et ça se passait à notre porte, à 50 km à vol d'oiseau de Cherbourg.
L'île anglo-normande de Sark, au large de Guernsey, dont la capitale s'appelle, ça ne s'invente pas, La Seigneurie (en français dans le texte, if you please), était un fief héréditaire, tenu depuis 1974 par John Michael Beaumont, 22e Seigneur of Sark, Officier de l'Ordre de l'Empire, titre qu'il a hérité de sa grand-mère Sybil Hathaway, 21e Dame Of Sark. Lors de son installation, il est allé s'agenouiller devant la Reine, qui lui a pris les mains dans les siennes tandis que le Seigneur lui a déclaré, toujours en Français : « Souveraine Dame, Je demeure Votre homme lige à Vous porter Foi et Hommage contre tous», ce à quoi la Reine n'a pas manqué de répondre « Nous vous acceptons advouant tous vos légitimes droits et possessions relevant de cette tenure de Nous, sauf pareillement à tous Nos Droits de Regalité », ce qui est bien envoyé, il faut le reconnaître. Il s'agit du texte de serment de vassalité en vigueur depuis Guillaume le Conquérant, devenu Souverain de l'île en 1096 1064.
De par le statut octroyé en 1565 par la reine Elisabeth I, le Seigneur de Sark a le privilège de pouvoir seul posséder des pigeons (Droit de Colombier) ; il a également seul le droit de posséder une chienne non stérilisée, mais il s'agit d'une loi du 17e siècle visant à contrôler la population canine de l'île.
La propriété immobilière est inconnue sur l'île, la terre étant divisée en 40 tenures, les 40 tenants étant les 40 familles ayant colonisé l'île, tenant leur terre en fief perpétuel du Seigneur de Sark, terre qui se transmet par héritage ou peut être cédée selon les lois de l'île, les règles du fief interdisant tout cession partielle ou division. De plus, les Tenants gardent le droit de retraite, c'est à dire qu'ils peuvent à tout moment racheter leur terre, à charge pour eux de dédommager intégralement l'acheteur. Les tenants tiraient de leur tenure l'obligation de porter les armes au service de leur seigneur et de siéger au Conseil du Seigneur, le Chef Plaids. Au fil des années, quelques parcelles ont été cédées en fief perpétuel, dits "libres tenures", qui ne donnaient pas l'obligation de porter les armes (hormis l'obligation de Fregondée, en cas d'invasion de l'île) et de siéger au Chef Plaids.
Le Chef Plaids (dans le dialecte de l'île, le sercquiais, hérité des Normands, on dit Cheurs Pliaids) était l'assemblée délibérative, composée des 40 tenants et de 12 députés du peuple élus au suffrage universel pour une durée de trois ans. Le Seigneur désignait en son sein les Officiers, qui formaient le gouvernement de l'île : le Sénéchal et son adjoint, présidant le Chef Plaids et juge suprême de l'île ; le Prévôt et son adjoint, équivalent d'un huissier ; le Greffier et son adjoint, secrétaire du gouvernement ; le Trésorier ; et le Connétable, chef de la police, assisté du Vingtenier, ces deux dernier n'étant pas désignés par le seigneur mais élus par le Chef plaids.
Ainsi, en 2003, le Chef plaids de Sark a légalisé le divorce dans l'île, confiant cette redoutable charge à la Cour Royale de Guernsey.
Sous la pression insistante du Conseil de l'Europe, qui faisait remarquer à l'Angleterre que ce genre de gouvernement n'était pas précisément conforme à la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentale, le Chef plaids a voté une réforme des institutions, qui n'a pas été sans mal, mais je passerai sur les détails de politique intérieure. Le processus a commencé le 4 juillet 2007 et s'est achevé le 9 avril 2008, par la suppression du Chef Plaids, son remplacement par une assemblée de 30 députés dont 28 élus au suffrage universel de l'île. Le Seigneur garde son titre et siégera de droit dans la nouvelle assemblée, mais perd ses privilèges. Les élections auront lieu en décembre prochain.
L'île conservera toutefois une particularité procédurale, une sorte de référé-liberté mâtiné d'action possessoire hérité des normands, la clameur de Haro, toujours en Français dans le texte. Tout habitant de l'île s'estimant victime d'une atteinte à ses droits peut, devant témoin et face à la personne supposée être à l'origine de l'atteinte illégitime à ses droits, après avoir déclamé le Notre-Père en français, s'écrier, toujours en Français dans le texte : « Haro, Haro, Haro! À mon aide mon Prince, on me fait tort ! »
Aussitôt, celui qui a ouï la Clameur doit cesser pour 24 heures l'action qui porte atteinte aux droits du Clamant.
Le Clamant doit se rendre dans les 24 heures avec son témoin face au Greffier pour faire enregistrer sa Clameur (avec un droit de 7£50, c'est que ça bouffe, des pigeons), qui sera jugée par la Cour.
La dernière Clameur a été ouïe en juin 1970, pour s'opposer à la construction d'une clôture de jardin.
Mon cœur est quant à lui déchiré entre une légitime et républicaine réjouissance de voir la démocratie l'emporter sur la féodalité et un regret dû à un goût pour l'histoire, de voir disparaître ces traditions.
Je vais donc réfléchir à une adaptation de ces lois à mon blog. Une personne s'estimant ainsi injustement traitée par un commentaire pourra ainsi user de la Clameur de Haro pour me demander sa suppression (je vous fais grâce du Notre-Père, laïcité oblige). Vos commentaires ne seraient tenus qu'en fief, d'où un droit de retraite de ma part.
Gascogne ferait un très bon Sénéchal, Dadouche serait le Prévôt, Fantômette le Greffier, car le XHTML n'a plus de secrets pour elle ; Troll Detector™ serait le Connétable.
Quant à la Trésorerie et aux pigeons, en tant qu'avocat, ils me reviennent de droit.