Par Gascogne
Geneviève a 57 ans. A peu de choses près, elle a l'âge de ma mère.
Elle est mariée, son homme est fonctionnaire d'Etat. Les revenus ne sont pas mirobolants, et les fins de mois sont souvent difficiles. Mais qui sait se limiter n'est jamais déçu.
Geneviève a quatre grands enfants, de deux pères différents. Comme beaucoup, elle a connu un divorce et un remariage. Ses enfants ont plutôt bien réussi dans la vie, deux d'entre eux ont fait des études supérieures. Je sais bien qu'il ne faut jamais, au grand jamais, succomber aux charmes de l'empathie, lorsque l'on est juge, mais je me dis que cette famille pourrait parfaitement être la mienne.
Elle a une très bonne copine, Christine, qu'elle connaît depuis plus de dix ans. C'est sa meilleure amie. C'est sa seule véritable amie. Philippe, le mari de Geneviève, l'aime bien, Christine.
Mais pourquoi vous parler de cette bucolique petite famille ?
Parce que j'ai fait placer Geneviève, Philippe et Christine en garde à vue hier. Les chefs de poursuite sont "aide, assistance et protection de la prostitution d'autrui" et "partage des produits de la prostitution".
Christine vend son corps depuis l'âge de 29 ans. Elle en a 51 aujourd'hui. Geneviève a toujours dit à son mari qu'elle travaillait dans un salon de massage. Et son mari l'a toujours cru, ou a fait mine de le croire.
Les revenus sont en baisse depuis quelques années, et on comprend que ce n'est pas la crise économique qui est en cause. Mais vous savez quoi ? Geneviève est fière...Oh, pas de se prostituer, ça non. Encore moins de s'en expliquer devant des officiers de police judiciaire, sur ordre d'un juge d'instruction. Elle se doutait bien que ce jour arriverait, mais quand il est là, c'est difficile. Non, Geneviève est fière d'avoir pu payer leurs études à ses enfants, et qu'ils ne s'en soient pas trop mal sortis.
Et elle est fière de son mari, qui l'aime malgré tout.
Elle dit qu'elle va arrêter, que maintenant ça suffit.
Pour Christine, la situation est plus complexe. Elle n'a jamais rien fait d'autre dans sa vie. Et elle est seule, immensément seule. Elle le dit clairement, si elle sort, elle recommencera.
Je viens de raccrocher mon téléphone. Les enquêteurs m'ont fait leur rapport. Je lève les gardes à vue. Je lirai le dossier tranquillement au retour de la commission rogatoire. L'infraction ne me semble pas tenir : la prostitution n'est pas interdite en France, seul le proxénétisme l'est, et je ne suis pas certain que les critères, tant légaux que jurisprudentiels, soient réunis en l'espèce. Je laisse Geneviève et sa copine retourner à leurs activités, à l'heure où d'autres de leur âge ont des journées plus banales.
Je m'en retourne moi-même à mon quotidien. Un autre fax de garde à vue vient de tomber. Une nouvelle histoire d'humanité.
Je ne suis même pas sûr que Maupassant en aurait fait une histoire. La vie de Jeanne était finalement bien plus triste. Mais au moins, c'était un roman...