Comment faire un scandale à partir de rien, ou pas grand chose ?
En tapant sur la justice. Ca ne mange pas de pain et ça marche à tous les coups.
Dernier en date : LCI.fr publie un article sur un incident survenu devant la cour d'assises de Rennes, sous le titre de : « Incroyable bévue aux assises de Rennes ».
Les faits sont les suivants :
La cour d'assises de Rennes devait juger sept personnes accusées d'une série de vols à main armée commis courant 2000 et 2001 à Rennes et Saint-Malo.
La procédure devant la cour d'assises, la juridiction qui juge les crimes (punis de 15 ans de réclusion criminelle et plus) et qui est composée de trois magistrats professionnels et neuf jurés tirés au sort, est entièrement orale : tous les éléments du dossier sont débattus à l'audience, les témoins, enquêteurs et experts doivent venir en personne déposer et répondre aux questions de la cour, des parties civiles, du parquet et de la défense.
Or un des témoins a révélé à la barre que l'un des gendarmes ayant mené l'enquête l'avait à cette occasion agressé sexuellement, faits pour lesquels il avait été définitivement condamné en appel.
Émoi de la défense qui découvre ces faits, et à sa demande, ainsi qu'à celle des parties civiles, le procès est renvoyé à une date ultérieure, le président s'étant dit "contraint et forcé" d'accéder à cette demande, pour la sérénité des débats.
En fait, le seul point problématique est que l'avocat général qui représentait le parquet à cette audience était celui qui siégeait à la chambre des appels correctionnels ayant condamné le gendarme pour agression sexuelle. Ce qui pour LCI signifie sans l'ombre d'un doute que l'avocat général était « au courant de ces éléments ».
Prenons un peu de recul, et pensons en juriste et non en journaliste, c'est à dire en considérant que les personnes sont innocentes jusqu'à preuve du contraire.
Que s'est-il passé ? Un des gendarmes chargé de l'enquête dans le cadre de l'information judiciaire menée par un juge d'instruction est visiblement tombé sous le charme de ce témoin et s'est fait trop pressant, physiquement semble-t-il. Une plainte a été déposée, qui a donné lieu à des poursuites et une condamnation. Je pense que jusque là, tout le monde sera d'accord pour dire qu'il n'y a pas dysfonctionnement.
Mais le gendarme, quand il avait les mains libres, a rédigé un procès-verbal des déclarations du témoin, procès verbal qu'il lui a été demandé de relire et de signer s'il était d'accord avec son contenu. La validité de ce procès-verbal n'est pas altérée par la condamnation du gendarme pour des faits extérieurs à l'affaire. La condamnation étant largement postérieure à cette audition, elle n'a été mentionnée au dossier et il est très probable que le juge d'instruction n'ait jamais été informé de l'existence de cette procédure : la loi ne le prévoit pas, et d'ailleurs les modalités de cette information seraient bien difficiles à appliquer concrètement.
Le dossier étant muet sur ce point, les avocats des parties ignoraient tout de cette histoire, comme le juge d'instruction. Et comme le président de la cour d'assises quand il a préparé l'audience, préparation qui consiste en l'étude approfondie du dossier (ce qui ne permet de connaître que ce qui s'y trouve), l'interrogatoire des accusés (art. 272 et suivants du code de procédure pénale) et l'organisation matérielle de l'audience (citation des témoins, des experts, ordre du déroulement des débats, etc). Le président ne peut bien évidemment recevoir et interroger les témoins avant l'audience.
Bref, avant l'audience, personne ne pouvait savoir ce qui s'était passé... sauf l'avocat général. S'est-il tu sciemment ? J'ai vraiment du mal à le croire. Un avocat général (qui est un procureur mais devant une cour d'appel) traite des centaines de dossiers par an. Il voit défiler des centaines et des centaines de prévenus, de victimes, de témoins. Je ne sais pas, et le journaliste de LCI ne s'est pas posé la question, c'est pas son métier (ha, tiens, si), combien de temps s'est écoulé entre l'audience de la chambre des appels correctionnels ayant condamné le gendarme et l'audience d'assises. Il est probable que ce soit un long laps de temps, et qu'au moment où il siégeait en correctionnelle, il ne savait pas qu'il serait saisi du dossier criminel pour lequel le gendarme enquêtait lors de l'agression sexuelle ; dossier qui au demeurant n'avait aucun intérêt pour les débats sur l'agression sexuelle.
S'il avait fait le rapprochement, il aurait été dans son intérêt de prévenir tout incident d'audience qui pouvait provoquer un renvoi ou fonder un appel. Donc informer le président de cet état de fait, qui aurait à son tour informé les avocats des parties pour leur permettre de déposer les demandes qui leur paraissaient opportunes en temps utile (conclusions d'incident des articles 315 et suivants). Parce qu'espérer que la victime de l'agression sexuelle omettrait de signaler ce détail, c'était courir au désastre, et pour espérer en tirer quoi au juste ? Je ne vois pas trop, et là encore, il ne faut pas compter sur le journaliste de LCI pour se poser la question. D'autant plus que les assiduités pressantes du gendarme ne sont pas a priori (je ne connais pas du tout le détail du dossier, donc c'est sous toutes réserves) de nature à entacher le témoignage reçu, et qu'en outre, le témoin est présent à la barre pour confirmer ou modifier ses déclarations.
Plus graves sont les déclarations d'un autre témoin disant que des dates lui avaient été soufflées au cours de l'enquête ; mais là encore, c'est un élément qui ne figurait pas au dossier et qui est découvert à l'audience.
En fait, ce que cette affaire révèle, c'est tout l'intérêt de la procédure orale qui est de mise aux assises : les débats sont longs et imposent de remettre à plat tout le dossier pour discuter de chaque élément de preuve. Et les problèmes de ce type, qui ont pu échapper au juge d'instruction, ou à un avocat général, sont presque immanquablement mis au jour avant que le verdict ne soit rendu. Ce n'est pas par hasard que le dossier de l'affaire d'Outreau s'est écroulé lors des audiences devant une cour d'assises. Ces débats publics et oraux ont une vertu que ne peuvent avoir les procédures écrites et secrètes qui prévalent lors de l'instruction, quels que soient les mérites des magistrats qui en sont saisis.
Bref, ce n'est pas un dysfonctionnement de la justice auquel on a assisté ici, mais au contraire la preuve que la machine fonctionne plutôt bien, puisque rien n'est resté dissimulé. Le dossier n'était pas en état d'être jugé car un élément pouvant être important (ce qui n'est même pas sûr) a été découvert au cours de l'audience, l'affaire sera donc jugée plus tard, pour permettre à toutes les parties de décider de leur position à ce sujet.
La procédure n'est pas viciée, et grâce à cette décision, ne le sera pas. Les accusés seront jugés et d'ici là demeurent incarcérés jusqu'au procès, la cour ayant dû statuer sur ce point. C'est regrettable pour eux, la détention provisoire devant être réduite au minimum, mais c'est ici un moindre mal et leurs avocats ont dû pouvoir demander leur élargissement. Pas de bévue, mais de la sagesse et le respect de la loi. Tout au plus un peu de temps perdu.
Pas assez sexy pour LCI, donc. On connaît la suite.
MISE A JOUR IMPORTANTE
Des lecteurs proches du dossier m'ont apporté des précisions importantes, qui ne figurent pas dans l'article de LCI, qui relativisent considérablement mon propos.
D'une part, l'affaire d'agression sexuelle a donné lieu à une instruction judiciaire. Ouverte à Saint-Malo, elle aurait été suivi par le seul magistrat instructeur de la ville... donc celui qui instruisait aussi l'affaire criminelle. Donc le juge d'instruction connaissait les deux affaires, contrairement à ce que j'affirmais.
D'autre part, l'arrêt condamnant le gendarme daterait du 5 février, soit après l'ouverture du procès d'assises. L'audience de jugement était donc très proche de l'ouverture du procès d'assises. Ce d'autant que l'avocat général aurait reconnu au cours de l'audience avoir fait le rapprochement mais gardé l'information, estimant qu'elle n'avait pas de lien avec le procès d'assises.
Donc l'excuse de bonne foi amnésique que je plaidais ne tiendrait pas (je parle au conditionnel, n'ayant pu vérifier ces informations, mais disons que les sources me paraissent dignes de foi).
Si tous ces éléments sont exacts, alors, oui, on pourrait parler de bévue, car croire que cette condamnation n'aurait pas de conséquences sur l'audience (trois semaines de débats étaient prévus), soit qu'elle ne serait pas révélée par la victime, soit qu'elle ne provoquerait qu'indifférence révèle de la part de l'avocat général une naïveté certes touchante mais qui n'a pas sa place aux assises.
Il est vraiment dommage que le journaliste de LCI n'ait pas pris la peine d'apporter ces précisions.