Désolé pour mon absence de billet de ces derniers jours ; les responsables portent deux noms : grippe et préfets.
Parlons un peu, pour être original, de l'affaire de la Société Générale, qui est en passe de devenir un des plus gros scandales financiers de l'histoire.
Je ne vais pas expliquer ce qui s'est passé : comme vous, je n'en sais rien ou presque. Une instruction est ouverte et a été confiée en co-saisine à Renaud Van Ruymbeke et Françoise Desset, juges d'instruction au pôle financier à Paris. Autant dire qu'elle est dans de très bonnes mains.
Je voudrais juste ici faire le point procédural sur le dossier.
Un employé de la Société Générale aurait donc indûment effectué des opérations financières sans en avoir reçu mandat, c'est à dire non pas en exécutant les instructions de son employeur mais de son propre chef, pour des sommes considérables, en fait supérieures même aux capacités réelles de la banque. Les opérations se seraient étalées sur près d'un an, et n'auraient été découvertes qu'il y a une dizaine de jours.
Pour le détail, voyez cet excellent billet des éconoclastes, sur le blog des éco-comparateurs. Ils font avec l'économie ce que j'essaye de faire avec le droit : un travail pédagogique d'explication et ils s'en sortent très bien dans une matière qui n'a rien à envier au droit par sa complexité et son caractère abscons. Kudos.
Après avoir géré la crise au prix du sacrifice de ses excellents bénéfices escomptés, mais en sortant de ces engagements dangereux, la banque a porté plainte contre son salarié, qui accessoirement a été mis à pied et devrait faire l'objet d'un licenciement pour faute grave.
La section F2 du parquet de Paris, spécialisée dans les affaires financières, a dans un premier temps fait effectuer une enquête de flagrance (articles 53 et suivants du code de procédure pénale) par la brigade financière, afin que la police réunisse rapidement les éléments de preuve avant qu'ils ne disparaissent. Il y a donc eu une perquisition au domicile du salarié et une autre au siège de la banque où les faits ont été commis. Puis le salarié a été placé en garde à vue au siège de la brigade financière (rue du château-des-rentiers, ça ne s'invente pas) pendant 24 heures, garde à vue qui a été prolongée de 24 heures comme la loi le permet.
Le parquet a été tenu informé des éléments recueillis au cours de la garde à vue, et il a décidé à la fin de la deuxième garde à vue d'ouvrir une instruction sur cette affaire (la décision s'imposait d'elle-même), de déférer le salarié, c'est à dire le transférer de la brigade financière au pôle financier, pour qu'il soit mis en examen par le juge d'instruction.
Cette audience a lieu dans le cabinet du juge d'instruction. On l'appelle interrogatoire de première comparution (IPC). Le déféré peut s'entretenir librement avec son avocat (en l'espèce ses avocats, il s'est adjoint les conseils du bâtonnier en exercice) qui ont accès au dossier pour la première fois et peuvent le consulter librement. Puis le juge reçoit le déféré assisté de son ou ses avocats, constate l'identité de la personne, l'informe de ce qu'il envisage de le mettre en examen pour des délits qu'il précise, et demande au déféré, qui à ce stade n'est pas encore mis en examen, ce qu'il souhaite faire parmi trois choix. Soit garder le silence afin de préparer sa défense pour un interrogatoire ultérieur, soit faire des déclarations que le juge enregistrera sans poser de questions, soit enfin accepter de répondre aux questions du juge.
C'est parfois un dilemme cornélien pour l'avocat. A ce stade, son obsession est d'éviter la détention. Le meilleur moyen est d'accepter de répondre aux questions du juge, qui sinon sera tenté de demander la détention pour éviter tout risque de pression sur les témoins et de disparition des preuves. Mais dans un dossier complexe, accepter de répondre aux questions, c'est accepter un interrogatoire qui n'aura pas été préparé avec l'avocat autrement que lors du bref entretien avant l'audience, et, surtout dans un dossier complexe comme celui-là, c'est prendre le risque que des éléments cruciaux ait échappé au conseil.
En l'espèce, tout me porte à croire (particulièrement la durée de l'IPC) que le salarié a accepté de répondre aux questions.
Une fois que le juge a posé toutes les questions qu'il souhaitait à ce stade, il a demandé aux avocats s'ils avaient eux même des questions à poser à leur client, puis des observations à faire. Ensuite, le juge peut soit ne pas mettre en examen, si l'interrogatoire a révélé qu'aucune infraction ne pouvait être imputée au déféré (cette hypothèse est purement d'école puisqu'il y a toujours une enquête de police avant l'IPC, et que l'ouverture de l'instruction suppose qu'il y a déjà des éléments sérieux qui résisteront à un premier interrogatoire), le placer sous le statut du témoin assisté (qui n'a de témoin que le nom : il s'agit d'un suspect) soit le mettre en examen s'il existe à son encontre des indices graves ou concordant rendant vraisemblable qu'il ait pu participer, comme auteur ou complice, à l'infraction dont le juge est saisi (art. 80-1 du Code de procédure pénale).
Ce fut le cas ici, le juge d'instruction a prononcé des mises en examen pour abus de confiance, faux et usage de faux, et introduction dans un système automatisé de traitement de données.
Le réquisitoire introductif, qui visait la qualification d'escroquerie, n'a pas été suivi sur ce point, ce qui a son importance pour la suite.
L'escroquerie consiste en effet à tromper une personne par des manœuvres frauduleuses (ce qui suppose une certaine élaboration, pas un simple mensonge) pour la convaincre de remettre une chose, rendre un service, s'obliger ou au contraire libérer quelqu'un de son obligation. On peut supputer que c'est la remise de la chose qui fait défaut ici d'après les éléments issus de l'enquête : en effet, les engagements ont été pris au nom de la Société Générale qui n'a jamais été dépossédée. La preuve : c'est elle qui a liquidé ces positions dans les conditions que l'on sait avec les conséquences que l'on sait.
Obtenir que cette qualification soit écartée d'emblée est une victoire pour la défense, car les délits retenus font encourir au maximum au mis en examen, s'il est finalement reconnu coupable, un maximum de trois années d'emprisonnement, contre cinq pour l'escroquerie.
Le juge d'instruction doit ensuite statuer sur la situation du mis en examen (un témoin assisté ne peut qu'être aussitôt remis en liberté). Il peut soit le remettre en liberté purement et simplement, soit le placer sous contrôle judiciaire, qui est une liberté surveillée avec des obligations (consigner une somme, signer régulièrement un registre au commissariat) et des interdictions (ne pas quitter le territoire sans autorisation, ne pas rencontrer les autres parties prenantes) dont la violation peut entraîner une détention provisoire, soit enfin saisir le juge des libertés et de la détention(JLD) d'une demande de placement en détention provisoire pour une durée de quatre mois, qui n'est pas renouvelable si le délit pour lequel la personne est mise en examen ne fait pas encourir cinq ans de prison ou plus, ce qui est le cas ici. Vous voyez que le débat sur la qualification d'escroquerie n'était pas oiseux. Si le parquet souhaite une détention, il prend des réquisitions en ce sens, mais la décision appartient au seul juge d'instruction (sauf dans l'hypothèse ou les faits poursuivis sont un crime ou un délit passible de dix années, mais ce n'est pas le cas ici).
Dans notre affaire, le salarié, s'il a été mis en examen, a été placé sous contrôle judiciaire par le juge. Au passage, permettez moi de louer ici l'indépendance dont fait preuve ce juge. Pour ceux qui le connaissent, ce n'est pas un scoop, mais c'est vraiment réjouissant de voir qu'un juge d'instruction sait résister à l'énorme pression médiatique et probablement du parquet dans un tel dossier. Un point pour le respect de la présomption d'innocence.
Le parquet n'est pas content et a décidé de faire appel.
En effet, le juge d'instruction qui, bien que saisi de réquisitions du parquet tendant au placement en détention provisoire, donc lui demandant de saisir le JLD, estime ne pas devoir le faire, il doit rendre une ordonnance motivée susceptible d'appel. C'est une disposition de la loi Perben I du 9 septembre 2002 : il faut motiver la liberté. C'est une des rares dispositions du code de procédure pénale qui fait rouspéter aussi fort aussi bien les avocats que les juges d'instructions. Et le parquet peut faire appel de cette ordonnance en vertu de sa faculté d'appel de toutes les ordonnances du juge d'instruction (art. 185 du code de procédure pénale). C'est ce qu'il a fait dans notre affaire.
L'appel n'est pas suspensif, et le mis en examen est donc libre. La chambre de l'instruction examinera cet appel d'ici quinze jours à un mois. En tout état de cause, si détention provisoire il devait y avoir, elle ne pourrait excéder quatre mois, puisque l'escroquerie a été écartée.
Il ne reste plus qu'à attendre patiemment la fin de l'instruction et le procès public qui se tiendra ensuite (un non lieu général paraît en l'état une hypothèse fantaisiste) pour tout savoir des rouages de cette affaire extraordinaire.
Décryptage dans votre blog habituel.