Après cette parenthèse législative et littéraire, reprenons notre étude ethnographique de nos amis du parquet.
Nous avons vu que le procureur a une triple casquette. Il agit au nom de la société, dans le cadre d'une organisation hiérarchisée, mais avec la liberté inhérente à sa qualité de magistrat.
L'essentiel de son activité est bien sûr centrée sur le pénal. Autorité de poursuite, c'est à lui que la police judiciaire (ce terme recouvrant également les brigades de gendarmerie agissant au judiciaire, c'est à dire enquêtant sur les infractions commises dans leur ressort) rend compte qu'elle a découvert une infraction pour prendre des instructions. En conséquence, dans chaque tribunal de grande instance, il y a un procureur de permanence, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Au moment où j'écris ces lignes comme à celui où vous les lirez, 181 procureurs sont à côté d'un téléphone, dans un bureau au palais s'il fait jour ou chez eux avec un mobile s'il fait nuit. Cette permanence s'ajoute à leur activité ordinaire de suivi des instructions, de directions d'enquêtes de police dites "préliminaires", visant à réunir des preuves avant de prendre une décision sur le déclenchement de poursuites, l'exécution des peines, la protection des mineurs, la présence aux audiences (qui est obligatoire), outre les tâches purement administratives (rapports, statistiques).
C'est à cette activité de permanence que nous allons nous consacrer aujourd'hui. Pourquoi ? Parce que c'est sans doute la plus spécifique à cette profession avec la présence aux audiences (sur laquelle nous reviendrons dans le troisième volet de cette saga), le reste étant du travail de bureau, volumineux, et en flux tendu, mais du travail de bureau quand même, qui ne nécessitera pas un effort d'imagination particulier du lecteur.
Le parquet centralise et dirige les investigations policières, mais la loi fait primer l'efficacité : quand un policier découvre une infraction sur le point de se commettre, en train de se commettre ou qui vient de se commettre, il bénéficie d'une certaine autonomie pour se livrer aux constations et recherches urgentes. Ces opérations, appelées "enquête de flagrance" sont réalisées par un officier de police judiciaire, ou sur la supervision d'un officier de police judiciaire. Un officier de police judiciaire (OPJ) est un policier ou un gendarme qui a été désigné par arrêté ministériel ET qui a reçu une habilitation du parquet général, habilitation révocable si le policier manque à ses devoirs. Cette subordination de la police judiciaire au parquet est fondamentale : elle remonte à la naissance de la police judiciaire sous Clemenceau, le 30 décembre 1907, les faleuses Brigades Mobiles, devenues les Services Régionaux de Police Judiciaire (SRPJ) et ne va pas sans mal parfois, cette subordination s'ajoutant à celle de la hiérarchie du corps.
Mais dès que ces constations urgentes ont été faites, ou immédiatement si une personne a été interpellée et est gardée à vue, le procureur de permanence doit être informé (c'est une cause de nullité de la procédure, sinon) et il peut donner des instructions aux policiers.
Il y a un cas où un juge prend la place et les attributions du procureur : c'est quand la police agit sur l'ordre d'un juge d'instruction dans le cadre de l'enquête (on dit instruction, ou information judiciaire) qu'il mène sur les faits dont il est saisi. On parle de commission rogatoire. Dans ce cas, l'arrestation d'un individu doit être sans délai notifiée au magistrat instructeur, qui seul peut donner l'autorisation de prolonger la garde à vue, ou d'y mettre fin avec le cas échéant déferrement devant lui.
Le procureur de permanence doit naviguer sans visibilité. Il pilote plusieurs procédures et doit se contenter de ce que lui dit l'OPJ au téléphone, qui parfois présente les faits de manière à obtenir la décision qu'il souhaite, ce qui amène des surprises désagréable quand le dossier, on dit "la procédure", arrive au palais avec le mis en cause.
Mais je sens que vous commencez à naviguer à vue vous aussi. Alors je vous propose une petite saynète, inspirée d'affaires ordinaires que j'ai vues juger, mon imagination suppléant à ce que je n'ai pas vu et nous permettant même de nous immiscer dans les pensées du procureur. Toute ressemblance avec des commentateurs habituels ici serait purement... voulue.
Notre première scène se situe au palais de justice de Moulinsart, chef-lieu du département de la Bièvre Maritime, dans le bureau du procureur de permanence. Aujourd'hui, c'est le substitut Lincoln qui s'y colle. C'est un petit bureau, aux murs agrémentés de quelques affiches de cinéma, encombré de dossiers plus ou moins volumineux, des étagères étant jonchées de codes pas tous à jour. Derrière le bureau, une fenêtre, qui donne sur les hangars du port marchand de Blogville.
Le téléphone sonne. Le substitut Lincoln écarte rapidement le dossier qu'il était en train d'annoter et se saisit d'un cahier relié dans sa main droite et du téléphone dans sa main gauche.
-Permanence du parquet, bonjour.
- Bonjour Monsieur le procureur. Lieutenant Dupond, du commissariat central de Moulinsart. Je vous appelle vous vous signaler le placement en garde à vue d'un dénommé Roberto Ladrón, ressortissant San-theodorien, sans titre de séjour, pour des faits de vol à la tire, commis au restaurant MacQuick de la place George Rémi.
- Qu'est ce qui a été volé ?
- Hé bien, le mis en cause a pris un portefeuille dans le sac à main d'une cliente assise derrière lui, mais il a été vu par un client qui a aussitôt donné l'alerte et a attrapé l'individu. Une patrouille pédestre passait dans le secteur et a appréhendé le mis en cause...
- Le porte monnaie a été restitué à la victime ?
- Affirmatif.
- Le gardé à vu est connu de vos services ?
- Négatif. Rien au STIC[1] ni au FPR[2].
In Petto : Tentative de vol, sans doute pas de casier, pas de préjudice matériel, la victime ne demandera probablement rien... On va basculer ça en ILE[3] et refiler le dossier à la préfecture pour une reconduite à la frontière.
- Donc c'est une tentative de vol simple et une ILE ?
- Heu, il y a peut être autre chose...
- Quoi ?
- Hé bien, il avait sur lui deux téléphones portables, qu'il dit avoir acheté dans la rue à un type qu'il ne connaît pas, et un ticket restaurant, qu'il prétend qu'un individu san-theodorien dont il ne connaît pas le nom lui aurait donné... ca sent le carnet volé.
In petto : Ha, ça change tout, ça. Une tentative de vol, et trois recels, ça commence à faire beaucoup. On dirait qu'il s'est installé dans la délinquance. C'est peut être pas pour la préfecture, finalement.
- Bon, vous continuez l'enquête en flagrance pour voir si vous identifiez les propriétaires des téléphones, et si vous retrouvez le propriétaire des tickets restaurants. Essayez d'obtenir leur témoignage et s'ils le souhaitent, leur plainte. Tenez moi informé.
- Bien monsieur le procureur. Au revoir.
Le substitut ajoute le dossier Ladrón à la liste des dossiers susceptibles d'être à l'audience de comparution immédiate du lendemain.
Le téléphone sonne à nouveau.
-Permanence du parquet, bonjour.
- Bonjour, commissariat de Boucherie-sur-Sanzot, capitaine Dupont. C'est pour la garde à vue d'un dénommé Wladimir Moltus, un ressortissant Syldave en situation irrégulière.
- Qu'est-ce qu'il a fait ?
- Heu... Ben rien, il est syldave, quoi.
- Ha, c'est une ILE ?
- Ben oui.
- Bon, vous informez la préfecture et vous me rappelez quand elle aura pris un arrêté de reconduite à la frontière, pour que je classe sans suite la procédure.
Le substitut Lincoln raccroche en soupirant. Ca fait trois rien que ce matin. Tout ça, c'est des effectifs en moins dans la rue...
Dring dring...
-Permanence du parquet, bonjour.
- Bonjour, Maréchal des Logis Chef Halambique, brigade territoriale de Saint-Giron-Lès-Désert, mes respects Monsieur le procureur.
- Heu, oui, bonjour.
- C'est pour vous informer du placement en garde à vue du dénommé Boullu Isidore pour CEEA (conduite en état alcoolique).
- Qu'a dit l'éthylomètre ?
- 0,46 mg.
- Et quelles sont les explications du gardé à vue ?
- On n'a pas encore pris sa déposition, il est en cellule de dégrisement. Mais il nous a expliqué dans le véhicule qui l'amenait à la brigade qu'il est marbrier, qu'il a bu un coup avec ses amis de la fanfare, et qu'il a été appelé en urgence par un client à Moulinsart pour réparer une marche d'escalier.
- Bon, vérifiez régulièrement son alcoolémie, et si elle commence à descendre, vous lui notifiez ses droits et l'entendez. On le fera passer en CRPC.
- Et pour son client ?
- Quoi, son client ?
- Ben il dit que c'est un type pas commode, et qu'il était très pressé.
- Il n'avait qu'à y penser avant. Il attendra, le client. Ca ne va pas entraîner un scandale à la une de Paris Flash, non plus.
- Bien, Monsieur le procureur. Mes respects.
In Petto : encore un qui va se rendre compte qu'il a besoin de son véhicule pour travailler. Et qui va découvrir qu'il n'y a plus de permis blanc. Ha, il risque d'attendre longtemps, son client.
Dring dring.
- Bonjour, capitaine Sponsz, commissariat de Cokenstock. Mes effectifs viennent de m'apporter trois étudiants interpellés pour outrage, dégradation légère et offense au chef de l'Etat.
- ...
- Allô ?
- Vous pouvez me répéter ? Offense au chef de l'Etat ?
- Ben heu... Oui.
In Petto : Garde ton calme.
- (D'une voix anormalement mielleuse) Pourriez ♪ vous je vous prie ♥ me préciser en quoi ♫ consiste au juste la dernière infraction ☼ que vous m'avez signalée ?
- (D'une voix moins assurée) Heu alors, d'après les agents qui sont intervenus, les individus collaient une affiche représentant le président de la République dans une attitude offensante.
- C'est à dire ?
- Heu... En train de faire un doigt d'honneur.
La main tenant le stylo est agitée de soubresauts nerveux.
- Permettez-moi de résumer. Des étudiants collent une affiche anti-sarkozy. Vos hommes interviennent, on se demande pourquoi, les étudiants les envoient balader, certes, ce n'est pas bien, et ils ouvrent une procédure pour outrage, dégradation pour le collage des affiches, et offense au chef de l'Etat, une infraction totalement désuette, que si ça se trouve elle n'a même pas de NATINF[4], c'est ça ?
- Heu... (ton embarrassé)
- Bon, et bien vous mettez fin à la garde à vue, et vous me transmettez la procédure pour classement sans suite.
- Entendu.
- Je vous remercie.
Il raccroche. Profond soupir. Et dire que pendant ce temps, il y a deux dossiers d'instruction qui attendent un réquisitoire définitif, et que la pile de courrier augmente dans sa case.
Dring dring.
-Permanence du parquet, bonjour.
- Bonjour, capitaine Hadoque, commissariat du port. Je vous téléphone pour vous informer de la découverte d'un corps, probablement un noyé, repêché dans le port.
- Ha. Vous avez pu observer le corps ?
- Affirmatif. Pas beau à voir.
- je m'en doute, s'il a séjourné dans l'eau. Vous avez vu du sang, des traces de blessure ?
- Pas de sang, pas de trou dans les vêtements, pas de trace de choc sur les parties exposées. Pas de papiers sur lui pour l'identifier.
- Bon, on ouvre en enquête de mort suspecte. Transférez le à l'Institut Médico Légal Professeur Tournesol pour une autopsie, et voyez si une disparition a été signalée. Si ça ne donne rien, on ouvrira une instruction.
- Bien monsieur le procureur. A tout à l'heure.
A peine le temps de reposer le combiné que le téléphone sonne à nouveau.
- Lieutenant Dupond, du commissariat central de Blogville. Je vous appelle pour l'affaire Ladrón.
- Ladrón... (regarde ses notes) Ha, oui, le vol et les recels. Alors ?
- J'ai envoyé une réquisition aux opérateurs de téléphonie. On a retrouvé les propriétaires, on les a convoqué, ils viennent déposer plainte cet après midi.
- Très bien. Et il y avait une histoire de ticket restaurant ?
- Oui, la société qui les a émis nous a donné le nom de la société qui les a acheté. Contact pris avec la société, le service du personnel nous a confirmé qu'un employé leur avait signalé qu'on lui avait volé son carnet de tickets restaurant. Il vient déposer plainte après le travail.
In petto : Il a un ton très content de lui. Il a fait du bon boulot, mais il doit y avoir autre chose.
- Vous avez d'autres éléments ?
- Oui. Vous savez où le carnet de tickets restaurant a été volé ?
- Non ?
- Au Mac Quick de la place George Rémi.
- Mais... C'est là qu'il a été arrêté ?
- Oui.
- hé, hé. Bien joué. Bon, vous recueillez les plaintes, et vous me rappelez pour clôture de la procédure. On le déferrera pour une comparution immédiate demain. Prévenez les victimes quand elles viendront.
- Affirmatif.
Laissons là le substitut Lincoln avant que le téléphone ne sonne à nouveau. Fermez la porte en sortant.
Voici à quoi ressemble plus ou moins une permanence téléphonique, où le procureur est en quelque sorte la tour de contrôle de l'activité de police judiciaire dans son secteur. Vous voyez qu'il a déjà un rôle protecteur des libertés, en mettant fin rapidement à des procédures douteuses voire sans fondement. C'est lui également qui autorise la prolongation des gardes à vue au delà de la durée légale (en principe, 24 heures), le placement initial relevant de la seule initiative de l'OPJ.
Cette saynète est inspirée de permanences téléphoniques réelles auxquelles j'ai assistées quand j'étais élève avocat. L'affaire des étudiants colleurs d'affiche est inspirée d'un fait divers récent. Mon imagination a suppléé au reste : si j'ai commis des erreurs ou suis tombé dans les idées reçues, je prie humblement les procureurs qui me lisent de me pardonner et de bien vouloir participer à mon édification et à celle de mes lecteurs en rectifiant et classant sans suite leurs reproches à mon égard.
Cette saynète est en deux actes : et demain, nous suivrons les aventures du collègue de Lincoln, le vice-procureur Parquetier, qui assure l'audience de comparution immédiate. Nous y retrouverons Monsieur Ladrón en chair et en os, et quelques autres invités, que nous suivrons jusqu'à l'audience.
Notes
[1] Système de Traitement des Infractions Constatées, le fichier de la police recensant toutes les personnes mises en cause à quelque titre que ce soit dans une procédure.
[2] Fichier des Personnes Recherchées, qui recense les personnes devant être interpellées car objet d'un mandat d'arrêt, d'un mandat de dépôt, d'un mandat d'amener, d'un arrêté d'expulsion ou de reconduite à la frontière, d'un mandat de recherche, d'une peine de prison devant être mise à exécution, etc.
[3] Infraction à la Législation sur les Etrangers
[4] NATure de l'INFraction, un numéro de nomenclature donné à toute infraction pour des fins statistiques.