Voici un nouveau billet écrit par un auteur invité, en l'occurrence une nouvelle fois Dadouche, qui est venu avec un ami, George, qui a plein de questions à lui poser sur le métier de juge des enfants, quelques idées reçues sur le sujet, et un drôle d'accent.
Elle vous propose de glisser une oreille indiscrète lors de cette conversation à bâtons rompus qui se tient dans son cabinet, autour d'une tasse de café. Pour ma part, je file sur la pointe des pieds, je dois aider un préfet à ne pas atteindre son quota d'expulsion d'étrangers.
— Chère Dadouche, me permettez vous une question ?
— Mais comment donc, cher George (oui, mon beau lecteur à moi s’appelle George et a une passion pour le café), posez, posez donc.
— Comment faites vous pour vous livrer quotidiennement à votre coupable industrie ?
— Coupable industrie, comme vous y allez, cher Georges. Si vous continuez comme ça, je vais vous rebaptiser Quasimodo et vous sonner les cloches.
— Ne prenez pas la mouche ma mie (oui, George m’appelle sa mie, c’est mon droit d’auteur). Je m’interrogeais simplement : comment une magistrate, garante des libertés individuelles, peut-elle cautionner que les services sociaux arrachent sans pitié des chérubins à leurs familles aimantes qui ne les battent pas ? Si vous exerciez un métier respectable, vous seriez une héroïne récurrente au lieu d’être de la chair à couteau de cuisine.
— Eteignez donc votre télévision et laissez moi vous expliquer…
Si le juge des enfants existe, ce n’est pas seulement pour juger les mineurs délinquants. C’est aussi pour protéger ceux dont la santé, la sécurité ou la moralité sont en danger ou dont les conditions d’éducation ou de développement physique, affectif, intellectuel ou social sont gravement compromises, si les mesures proposées à la famille par les services du Conseil Général, en charge de la protection de l’enfance, ne sont pas suffisantes (article 375 du Code civil).
— Vous ne me ferez pas accroire que vous avez mené de longues et brillantes études de droit (George est d’un naturel flatteur), passé un concours difficile et survécu à la scolarité de l’ENM pour devenir assistante sociale.
— Justement non, cher George. Si j’interviens dans le champ socio-éducatif et suis donc amenée à m’intéresser à des notions que je maniais peu du temps où je sévissais comme juge d’instruction, c’est bien en tant que magistrat que je le fais. Car les mesures que j’ordonne sont par nature attentatoires aux libertés et je les prends à l’issue d’une procédure judiciaire, dans le cadre de règles définies par le code civil et le code de procédure civile. Les personnes concernées ont accès aux pièces du dossier qui fonderont ma décision, peuvent être assistées d’un avocat, sont entendues lors d’une audience et peuvent faire appel de mon jugement. Le législateur, dans son infinie (bien qu’intermittente) sagesse, a donc choisi de confier à un juge le soin de décider si le danger couru par des mineurs justifie d’attenter à l’autorité parentale pour les protéger. C’est donc bien en ma qualité de garante des libertés individuelles que j’ai délaissé les joies réputées plus nobles du droit de la construction et des liquidations de régimes matrimoniaux pour mener des audiences d’assistance éducative au cours desquelles la loi m’impose de m’efforcer de recueillir l’adhésion des familles aux mesures qui me paraissent nécessaires.
— Dès qu’une mère débordée arrive en retard pour récupérer son rejeton au Centre aéré ou qu’un père excédé par un ado insolent a la main un peu leste, vous le placez donc en foyer pour le « protéger » ?
— Décidément, cher George, vous devriez arrêter le café ! Le Procureur de la République, mon plus grand pourvoyeur d’activité, ne me saisit que dans les situations les plus graves, quand les mesures de prévention proposées par les services sociaux n’ont pas permis de faire disparaître un risque avéré pour l’enfant ou ont été refusées par la famille. C’est le principe de subsidiarité : le conseil général et plus particulièrement le service de l’aide sociale à l’enfance ont une compétence de principe pour centraliser toutes les actions de protection de l’enfance, et je n’interviens que pour trancher les situations les plus délicates.
Je peux aussi être saisie directement par les parents ou le mineur lui même. Mais pas par les grands-parents ou les voisins dont je renvoie tous les courriers au Procureur pour qu’il décide s’il y a lieu de me faire intervenir.
— Il y a donc tant d’enfants maltraités en France pour justifier d’occuper à plein temps plusieurs centaines de juges des enfants qui ne sont saisis que des cas les plus graves ? Allons donc, vous galéjez je pense.
— Que nenni mon cher George. Votre fine connaissance de la langue française vous permettra aisément de comprendre que le mineur « en danger » tel qu’il est défini par le code civil n’est pas seulement le Julien Leclou de l’Argent de poche (très joli film de Truffaut sur l’enfance) ou le Poil de Carotte de Jules Renard. Nul besoin de Folcoche ou de Mme MacMiche pour mettre un enfant en danger.
Laissez-moi vous présenter quelques uns de mes habitués :
Julie, 7 ans, est une fillette adorable et un vrai petit tyran domestique. Elle a bien compris que sa maman ne supporte pas de la voir pleurer et crier « je ne t’aime plus » quand elle lui refuse quelque chose. Si ça marche avec maman, pourquoi pas avec les autres ? Résultat, Julie est complètement intolérante à la frustration, pique des colères impressionnantes. Sa maman, complètement dépassée et épuisée, lève alors le ton (et parfois la main) hors de toute proportion, ce qui aboutit fatalement à des conflits insupportables pour elle. Mère et fille sont toutes les deux épuisées par ces soubresauts de plus en plus fréquents. Les conditions de l’éducation de Julie, qui développe à l’école des troubles du comportement qui la rendent indisponible aux apprentissages de base, apparaissent gravement compromises. Sa santé psychologique et sa sécurité semblent être aussi en danger.
Raphaël est né il y a trois jours. Sa maman souffre d’une maladie mentale et arrête régulièrement son traitement. Il a été constaté à la maternité que la maman a des gestes inadaptés et réagit avec une grande brusquerie au moindre pleurs de l’enfant. Toute l’équipe médicale est très inquiète et craint que le suivi, même intensif,de la Protection Maternelle et Infantile (PMI, service qui dépend du Conseil Général) ne suffise pas à garantir la sécurité du nourrisson.
Jessica a 14 ans. Au collège, des rumeurs parviennent à l’assistante sociale : Jessica serait victime de tournantes. Une enquête est déclenchée. Les garçons mis en cause décrivent une après midi où ils ont été 4 à avoir successivement des relations sexuelles avec la jeune fille, sur sa proposition. Jessica explique aux gendarmes dans des termes assez crus qu’elle était consentante pour chaque relation sexuelle et qu’on a pas à se mêler de ses affaires. Une vidéo tournée par un des Dom Juan avec son téléphone portable confirme cette version. Il n’est pas abusif de subodorer que Jessica, que ses parents n’arrivent pas à empêcher de quitter le domicile quand elle le désire, est en danger quant à sa moralité. Sa santé psychologique et les conditions de son développement affectifs ne sont pas bien vaillants non plus.
Grégoire a 17 ans. Ses parents, qui n’ont rencontré aucune difficulté avec Hermine, Charles-Henri et Quitterie, ne savent plus comment réagir aux provocations de leur fils, totalement déscolarisé, qui fume du shit toute la journée et les insulte quand ils veulent le faire se lever à 14 heures. Ils se disent aujourd’hui qu’ils ont peut être un peu trop gâté le petit dernier et que l’internat strict au fin fond de la Creuse dont il a réussi à se faire renvoyer en 15 jours est arrivé un peu tard. Ils n’en peuvent plus et supplient le juge des enfants de le placer dans une structure fermée pour le sauver de lui même.
Manon a 15 ans. Elle aime sa mère mais la méprise un peu plus chaque fois qu’elle la trouve ivre morte. Pourquoi respecterait-elle cette adulte qui n’est même pas capable de se soigner ? Alors elle l’insulte, elle fuit le domicile et se met en danger en menant une vie qui n’est pas de son âge pour passer le moins de temps possible chez elle.
Matthieu, 12 ans, Elodie, 7 ans et Louis, 5 ans, aiment beaucoup leurs parents. Mais leurs parents ne peuvent plus se sentir. Quand ils rentrent des week-ends chez Papa, Maman inspecte leurs vêtements et vérifie s’ils n’ont pas le nez qui coule. Elle prépare une liste de tous les problèmes qu’elle constatera pour montrer au juge aux affaires familiales lors de la prochaine audience. Quand ils arrivent chez Papa, ils subissent un feu roulant de questions sur Maman, son nouvel ami, le nombre de fois où elle est arrivée deux minutes en retard pour les chercher à l’école. Louis est encoprétique et fait des cauchemars au début et à la fin de chaque week-end ou vacances chez son père. Elodie est renfermée et ne raconte plus à personne ce qui se passe ni chez Papa ni chez Maman. Son anxiété est telle qu’elle est incapable de se concentrer à l’école et est en grave échec scolaire. Matthieu vient d’être exclu du collège, où il a multiplié les comportements agressifs avec les autres élèves et les insolences avec les professeurs.
Kelly, 11 ans, s’est confiée à sa meilleure amie. Ca fait plusieurs fois que son grand frère Julien, 13 ans, dont elle partage la chambre, lui fait faire « des saletés » la nuit dans son lit. Elle en a parlé à sa Maman qui a grondé Julien, qui a promis de ne pas recommencer.
Théo et Priscilla sont très inquiets. A 8 et 10 ans, chaque fois qu’ils entendent leurs parents se disputer, ils se demandent si cette fois encore Papa et Maman vont se battre. Dans le deux-pièces familial, ils sont aux premières loges à chaque bagarre. Priscilla fait des cauchemars toutes les nuits et s’endort à l’école. Théo fait preuve d’une violence croissante. Et ils ont très peur pour la santé de leur maman, qui a déjà eu le bras cassé.
— Chère Dadouche, n’en jetez plus, je crois que j’ai compris où vous voulez en venir.
— Mais George, il y en a tellement d’autres ! Songez que je suis chargée de la situation de 400 familles, sans compter les mesures de tutelles aux prestations familiales, les mesures de protection des jeunes majeurs de 18 à 21 ans et surtout les procédures pénales (qui peuvent concerner des mineurs que je suis par ailleurs en assistance éducative).
Je pourrais vous parler de Winnie, qui a accusé ses parents de maltraitance parce qu’ils ne la laissaient pas assez sortir et que ses copines lui ont dit qu’au foyer c’était plus sympa, de Brandon, Killian et Jérémy, dont le manque d’hygiène a alerté les services sociaux qui ont découvert un appartement infesté de blattes et jonché de vieux papiers, d’Alexis, qui souffre de troubles psychiatriques et se bat régulièrement avec son père, d’Océane, victime d’agressions sexuelles de la part de son beau-père et dont la mère refuse de la croire, de Jonathan, qui a découvert à 13 ans que son père n’était pas son père et a du changer de nom, de Zoé, la gothique qui s’amuse beaucoup des inquiétudes de ses parents persuadés qu’elle sacrifie des poulets à la peine lune, de Geoffrey, placé depuis l’âge de 18 mois, qui se languit depuis deux ans d’avoir des nouvelles de sa mère qui aux dernières nouvelles serait dans un foyer d’urgence, de Romuald, qui n’a jamais bénéficié des stimulations nécessaires chez ses parents et présente à 5 ans d’inquiétants retards dans les acquisitions, de Jérôme, dont tous les frères aînés sont en prison et qui fait tout pour perpétuer la tradition familiale.
— Je vous en prie, arrêtez-là. Les foyers doivent déborder !
— Encore ce mythe du juge des enfants croquemitaine qui vient voler les enfants pour les entasser dans les dortoirs des foyers… Plus de la moitié des mesures éducatives judiciaires sont des mesures d’ « action éducative en milieu ouvert ». Un service éducatif intervient alors, soit au domicile soit par des rencontres au sein du service pour prodiguer aide et conseil à la famille et tenter, par un travail éducatif, de faire évoluer la situation. La loi impose au juge des enfants de privilégier le maintien du mineur « dans son milieu naturel ».
— Le terme a une résonnance quelque peu animalière. Est-ce à dire que les foyers sont des zoos ?
— Toujours les clichés ! Les prises en charge et les lieux d’accueil ont beaucoup évolué. Beaucoup d’enfants placés sont accueillis dans des familles d’accueil, et ce n’est pas réservé aux tout-petits. Certains ne supportent pas cette atmosphère familiale, par loyauté envers leur propre famille, et sont orientés vers des maisons d’enfant à caractère social (MECS), où les nouvelles normes imposent des chambres individuelles avec douche privative. Des lieux de vie peuvent également accueillir des enfants ou des ados qui ne supportent pas une trop grande collectivité et nécessitent une structure plus vigilante qu’une famille d’accueil. Beaucoup d’établissements ont une vocation généraliste, d’autres proposent des prises en charges très spécialisées, par exemple pour des jeunes déscolarisés ou des jeunes filles victimes d’abus sexuels.
— C’est le pays des Bisounours que vous me décrivez là chère Dadouche. Tout serait-il si rose au royaume de la protection de l’enfance ?
— Non bien sûr, sauf à consommer des substances faisant apparaître sous vos yeux ébahis des pachydermes en tutu à paillettes. Si beaucoup de placements (qui peuvent durer quelques mois, deux ans, parfois beaucoup plus longtemps) se passent bien, d’autres sont des échecs cuisants, où le remède est parfois pire que le mal tant la problématique du jeune ou de sa famille est complexe. Parfois il faut maintenir la mesure contre vents et marées pour qu’elle porte ses fruits, parfois il faut savoir faire marche arrière. Souvent on manque de place dans la structure qui paraîtrait la plus adaptée et un mineur qui n’a rien à y faire reste au foyer de l’enfance du département, lieu d’accueil d’urgence par excellence. Parfois il s’écoule plusieurs mois entre le moment où une mesure qui paraît indispensable est ordonnée et le moment où elle est effective. Parfois aussi on ne mesure pas la gravité de la situation et un enfant laissé chez ses parents continue à subir des maltraitances.
— Mais on ne vous fournit pas de boule de cristal avec la robe et l’épitoge ?
— Vous êtes tellement mignon mon cher Georges… Non, aucun équipement surnaturel n’est prévu au pays des Moldus. Mais décider fait partie du boulot de juge, et c’est bien pour ça qu’on en a prévu un dans ces cas là.
— Chère Dadouche, je crains d’abuser de votre temps si précieux, mais pourriez vous me parler des vilains mineurs, pas ceux qui sont victimes et qu’on doit protéger, mais ceux - qui - pourrissent - la - vie - des - honnêtes - gens - et - que - les - juges - laxistes - relâchent - dix - fois - avant - de - songer - à - les - sanctionner - alors - que - la - police - les - connaît ?
— Cher George, c’est avec plaisir que je vous parlerais des mineurs délinquants (qui sont parfois les mêmes que ceux que je rencontre en assistance éducative), mais au rythme où vont les choses, mon exposé risquerait d’être obsolète avant que d’être achevé. Souffrez donc que je parcoure d’abord Légifrance pour vérifier si une nouvelle réforme révolutionnaire de l’ordonnance de 1945 n’a pas été votée depuis trois jours avant que de vous l’infliger.
Par ailleurs c’est l’heure de « la danse de l’OPP » rituellement annoncée par le substitut des mineurs qui hurle « P… l’ASE vient juste de s’apercevoir après deux jours d’intense réflexion qu’il y a urgence absolue à prendre une ordonnance de placement provisoire dans une situation qui ne peut pas attendre lundi matin ! »
— Un vendredi à 17 heures ? What else ?