Mes lecteurs ont remarqué que j'aime à fustiger la presse quand elle s'égare sur les chemins pourtant bien balisés du droit, ses approximations invitant le lecteur à se fourvoyer avec elle plutôt qu'à l'informer et l'éclairer.
Mais il arrive aussi parfois qu'un article soit proche de l'irréprochable, et qu'on sente le juriste derrière le journaliste. Il n'y a pas de raison de ne faire que moquer : quand une affaire judiciaire est bien rapportée, il faut aussi savoir le saluer.
Et le Monde nous offre un exemple, écrit sous la plume de leur correspondant Nicolas Bastuck, publiée sous le titre « Une adolescente est poursuivie en justice pour avoir volé le chéquier de sa mère, qui s'est portée partie civile contre elle » dans l'édition datée du 8 août 2007. L'auteur cite même Merle et Vitu. Le pénaliste défaille de bonheur. Bravo donc.
Il relate de plus une affaire qui mérite amplement un billet ici.
Une jeune fille de 14 ans est convoquée devant le juge des enfants pour avoir volé le chéquier de sa mère et être partie avec une camarade de classe "faire la vie" jusqu'à Marseille, où elles se sont offert, si j'ose dire, hôtel, coiffeur, et séances de shoppings qui semblent, avec le chocolat, être le meilleur antidépresseur féminin. Coût total : 1700 à 2500 euros selon les sources. Soit plus d'un mois de salaire de la mère, femme de ménage.
Là où l'histoire devient plus cocasse pour nous qui avons la chance d'y être extérieurs, c'est que la mère a porté plainte contre sa fille et va se constituer partie civile contre elle.
Fort justement, le journaliste rappelle que le droit français reconnaît pour certains délits (vol, escroquerie, abus de confiance) une immunité familiale, posée à l'article 311-12 du code pénal. Donc théoriquement, la mère est irrecevable à porter plainte contre le vol commis par sa fille.
Mais grâce à la loi du 4 avril 2006 (celle que Ségolène Royal voulait refaire voter) renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou commises contre les mineurs, loi issue rappelons-le d'une proposition de loi des sénateurs socialistes, c'est désormais possible : l'article 9 a créé une exception à l'exception quand le vol porte sur les pièces d'identité ou les moyens de paiement.
Là où l'affaire devient hilarante, c'est que la loi du 4 avril visait à protéger les femmes battues et les mineurs, en l'espèce à permettre de poursuivre l'époux violent qui s'empare des papiers et des cartes de crédit et carnets de chèque de son épouse pour s'assurer de sa dépendance économique, mais certainement pas à permettre à une mère de se porter partie civile contre sa fille. Le problème récurent du législateur est qu'il modifie la loi en ayant une situation à l'esprit, et ne réalise pas que la loi a vocation à s'appliquer à toutes les situations. Tout penaud, il ne lui reste plus qu'à morigéner les juges qui appliquent la lettre et non l'esprit de la loi. La peste soit de ces gens qui ne lisent que le journal officiel et non les pensées du législateur.
Bon, en l'espèce les conséquences de la loi du 4 avril 2006 ne sont pas aussi importantes que cela, car outre le vol, il y a eu falsification de chèque, et il n'y a pas d'immunité familiale contre ce délit. Il pouvait y avoir en tout état de cause constitution de partie civile de ce chef.
Mais quel est l'intérêt pour une mère de se porter partie civile contre sa fille ?
Juridiquement, cela lui permet de lui réclamer des dommages-intérêts. En premier lieu, le remboursement des sommes que sa fille a dépensées. Mais sa fille étant mineure, ses parents (donc sa mère) sont civilement responsables : ils sont tenus au paiement des sommes prononcées à titre de dommages-intérêts, sommes qui seront aussitôt éteintes par l'effet de la confusion (article 1300 du Code civil). En second lieu, le préjudice moral qu'elle a subi de ce fait, mais ces sommes subiront le même sort. La partie civile devient partie au procès, mais en qualité de civilement responsable, la mère l'était déjà. Bref, le seul intérêt qui demeure est purement symbolique : être présente au procès en qualité de victime. Par rapport aux dégâts causés sur la relation mère-fille quand à 14 ans on est poursuivi en justice par sa mère, qu'il me soit permis de penser que le jeu ne vaut pas la chandelle, mais là, on sort du domaine du droit. Notons qu'elle peut toutefois parfaitement se porter partie civile à l'égard de l'amie de sa fille, qui a probablement eu un comportement de complice si ce n'est de receleuse. Et là, ce sont les parents de celle-ci qui sont civilement responsables.
Si procès il devait y avoir, il serait plus pertinent au civil, en tant que représentante légale de sa fille, à l'égard des commerçants ayant accepté de contracter avec une mineure, incapable juridiquement (article 1124 du code civil), peu importe qu'elle ait prétendue être majeure (art. 1307 du Code civil), et en prime, elle pourra garder en souvenir ses emplettes (art. 1312 du Code civil) ; ou en son nom personnel à l'encontre de sa banque, qui s'est dessaisie de fonds qu'elle avait reçues en dépôt sur la base d'un titre signé par une personne n'ayant pas le pouvoir de donner cet ordre.
Je me demande quand même comment cette jeune fille a pu dépenser autant d'argent par chèque sans que nul ne lui demande jamais une pièce d'identité (surtout dans un hôtel). La mère devrait pouvoir récupérer l'intégralité des sommes dépensées par sa fille. L'affection de celle-ci, par contre...
Ajout 13h58 : Jules développe avec son talent habituel la phase législative qui a amené à cette curieuse situation. Voyez le législateur en action. Ca vaut le coup.