Le Conseil de prud'hommes de Paris vient de notifier le texte de son jugement à Petite Anglaise et à son employeur, ce qui fait courir le délai d'appel. En attendant de savoir s'il y aura un deuxième round, voici ce qu'a donné le premier.
Je vous rappelle que le Conseil de prud'hommes statue saisi par Petite Anglaise, en contestation d'une décision de licenciement, qui juridiquement est la résiliation unilatérale d'un contrat. Le litige est strictement circonscrit aux faits contenus dans la lettre de licenciement : seuls ceux-ci peuvent faire l'objet d'une discussion devant le Conseil, et c'est à eux que le Conseil va répondre.
Le Conseil, confronté à des questions juridiques, a voulu faire du droit. Il faut lui rendre cet hommage, quand bien même ses attendus sont parfois d'une rédaction, disons-le, un peu bancale.
Je commence directement aux motifs de la décision, et insère mes commentaires. J'ai substitué aux prénom et nom de la demanderesse son pseudonyme internet par égard pour sa vie privée ; je n'ai pas fait de même pour son employeur car il s'agit d'une personne morale qui, partant, n'a pas de vie privée.
Attendu que d’une part le contrat de travail doit, comme tout contrat de droit commun, être exécuté de bonne foi suivant les dispositions de l’article L.120-4 du Code du Travail et 1134 du Code Civil ;
Attendu que la lettre de licenciement fixe les limites du litige et que le Conseil a examiné les faits ;
Attendu qu’il appartient au juge d’apprécier le caractère réel et sérieux du licenciement et qu’il doit constater la matérialité des faits allégués comme caractérisant une faute professionnelle invoquée par l’employeur; qu’en énonçant que le licenciement reposait sur une cause réelle et sérieuse sans constater que les faits allégués comme caractérisant la faute professionnelle du salarié étaient établis, au regard de l’article L. 122-14-3 du Code du Travail ;
Oui, il manque un bout à cette dernière phrase. Le Conseil rappelle les règles qu'il va appliquer : le licenciement doit reposer sur des faits précis, articulés et prouvés, et seul le Conseil est compétent pour décider s'il constituent ou non une cause réelle et sérieuse de licenciement.
Attendu que la lettre de licenciement est suffisamment motivée et répond aux exigences posées de l’article L.122-14-2 du Code du Travail dans la mesure où elle permet au juge du fond de pouvoir vérifier tout à la fois le caractère réel et sérieux des griefs retenus à l’encontre de la salariée pour la licencier ;
Premier point pour Dixon Wilson, la lettre est, en la forme, suffisante. Je l'avais déjà relevé.
Attendu que le blogger (ou blogueur), puisque c'est le nom qu'on lui donne, est bien, au sens de la loi, “éditeur d'un service de communication publique en ligne”. Qu’il est responsable des contenus diffusés et doit s’identifier soit directement en ligne par ce que l’on appelle la “notice légale” soit, s’il s’agit d’un blog non professionnel, auprès de son hébergeur ;
C'est la LCEN, fort bien résumée.
Attendu que la liberté d’expression est un droit fondamental reconnu dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme, la Science et la Culture (UNESCO), le Pacte international Relatif aux Droits Civils et Politiques, ainsi que dans d’autres instruments internationaux et constitutions nationales; que la FRANCE est assujettie au cadre juridique établi pas les principes de l'article 10 de la Convention Européenne des Droits de l'homme que le Conseil réaffirme la teneur de l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, lequel stipule que le droit à la liberté d’expression comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières et par n’importe quel moyen de communications ;
Attendu que le Conseil considère l’importance de la liberté d’expression pour le développement et la protection des Droits de l’Homme, le rôle fondamental que lui reconnaît la Commission Européenne des Droits de l'Homme et le plein appui manifesté a l’égard de la création du Bureau pour la liberté d’expression, comme instrument fondamental pour la protection de ce droit ;
Ces paragraphes me plongent dans des abîmes de perplexité. Je crains fort que le Conseil n'ait purement et simplement inventé la première convention citée ; je passe sur l'invocation des constitutions nationales étrangères, qui sont juridiquement inapplicables à l'espèce, pour saluer la réaffirmation solennelle de la teneur de l'article 10 de la convention européenne des droits de l'homme par le Conseil de Prud'hommes de Paris, section activités diverses. Pour résumer plus sobrement : le Conseil rappelle que la liberté d'expression est une valeur fondamentale, qu'il entend bien protéger dans les dossiers qui lui sont soumis. Mais le Conseil ne s'arrête pas là.
Attendu que la liberté de la presse est essentielle à la réalisation de l’exercice effectif et total de la liberté d’expression et qu’elle est indispensable au fonctionnement de la démocratie représentative, par l’entremise de laquelle les individus exercent leur droit de recevoir, de diffuser et de rechercher de l’information qu’il est de nature que la liberté d’expression, sous toutes ses formes et manifestations, est un droit fondamental et inaliénable de toute personne qu’elle est également indispensable à l’existence même de toute société démocratique ;
Je ne crois pas que le cabinet Dixon Wilson ait un seul instant prétendu le contraire. J'ai l'impression que le Conseil, lors de son délibéré, qui était à l'époque du procès Charlie Hebdo, n'ait été particulièrement sensibilisé au problème de la liberté d'expression. Fort bien, elle était effectivement en cause ici ; mais précisément le monde du travail est un monde qui impose une limite à la liberté d'expression, notamment en obligeant le salarié à fournir un travail plutôt que recevoir, diffuser et rechercher de l’information. C'est dans la limitation acceptable à cette liberté que se situe le problème, pas dans la proclamation d'une liberté que nul ne conteste.
Attendu que le Conseil se pose surtout la problématique du blogueur, en [la] personne Madame Petite ANGLAISE, vis-à-vis de son employeur, le CABINET DIXON WILSON ; que le Conseil rappelle la rédaction de l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen:
- La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ;
Qu’en l’espèce, la loi qui s’applique est la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, avec les adaptations apportées par la LCEN aux spécificités du support informatique ;
Heu, oui, ces adaptations se résumant à substituer à l'expression « communication audiovisuelle » les mots « communication au public par voie électronique » à l'article 23 de cette loi. La LCEN est en fait un texte essentiellement autonome, et non un texte modificateur.
Bon, venons en aux faits. Premier grief : la diffamation et l'injure.
Attendu qu’il est reproché à Madame Petite ANGLAISE d’avoir publié plusieurs articles sur son blog créé en 2004 : www.petiteanglaise.com et de fait d’avoir dénigré le CABINET DIXON WILSON et des membres du personnel en tenant des propos diffamatoires et injurieux ; que d’autant plus, en médiatisant son site à travers plusieurs parutions dans des journaux de presse, notamment celle du 16 février 2006 dans Le Parisien, elle aurait nui à l’entreprise ; que les faits invoqués dans la lettre de licenciement sont l’injure et la diffamation ; que la diffamation, donc, est définie ainsi comme toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé et que l’injure est toute expression outrageante ne contenant l’imputation d'aucun fait ;
Attendu que le Conseil a pris soin d’examiner d’après les éléments de preuves apportés par les parties si, tout d’abord, les propos tenus dans le blog permettaient soit d’identifier ou soit de rendre au moins identifiable le cabinet DIXON WILSON, que le Conseil constate que le blog était écrit en anglais et que Madame Petite ANGLAISE s’identifiait sur le blog sous le pseudonyme «la petite anglaise» et qu’il n'apparaît à aucun moment le nom du le CABINET DIXON WILSON ni les noms d’aucun salarié que le CABINET DIXON WILSON n’a jamais été visé, ni identifié pendant les deux années de vie du blog avant le licenciement de Madame Petite ANGLAISE ; qu’en prenant, par exemple, même l’article disant :
«''Lorsque ça se passait mal en début d’année j’ai failli créer un blog parallèle secret nommé mon patron est un enculé [a twunt] pour me défouler. Je raconterai ces histoires un jour, quand je ne travaillerai plus pour lui ... »
Je précise que la traduction de twunt par "enculé" a été proposée par le Cabinet DIXON WILSON. On ne saurait les blâmer : ce sont des comptables, pas des littéraires. Mais ils restent débiteurs de la vérité.
Twunt est un néologisme argotique, composé d'un mélange de deux mots grossiers, twat et cunt, qui désignent tous deux l'organe sexuel féminin. Dès lors, le traduire par "enculé" démontre une méconnaissance de l'anglais, de l'anatomie, et de la grammaire, car ils traduisent un génitif par un participe passé.
Cry in shame, o Britannia, for thy sons have turned into illiterates.
Laissons là l'anglais piétiné pour en revenir au français malmené.
Que le Conseil n’a constaté aucun propos diffamatoire ou injure qui porte atteinte à l’entreprise car il n’y a aucun moyen de pouvoir identifier les personnes ; que le Conseil affirme que Madame Petite ANGLAISE n’a fait que relater, sous une certaine forme de romance, sa vie personnelle et parfois professionnelle tout en restant inidentifiable ; que le CABINET DIXON WILSON ne peut prouver l’existence d’aucun préjudice car il n’a appris l’existence de ce blog par un autre salarié, Monsieur P..., qu’en février 2006, soit plus de 2 ans après sa création ;
La diffamation et l'injure supposent en effet que le destinataire soit identifiable, car seul lui peut s'en plaindre. Le fait que deux ans durant, l'employeur n'ait pas été au courant de l'existence de ce blog n'a par contre aucune pertinence pour la diffamation et l'injure ; il en a en revanche pour le grief suivant : le fait que Petite Anglaise ait consacré du temps de travail à son blog.
Attendu qu’il est précisé que Madame Petite ANGLAISE écrivait de chez elle la plupart du temps en dehors des heures qu'elle consacrait à son activité professionnelle;
Mais attendu qu’elle reconnaît explicitement qu’elle a parfois écrit durant ses temps de pause ou dans des moments d’activité très réduite; que le Conseil retient que le CABINET DIXON WILSON n’apporte aucun élément de preuve pouvant démontrer que cela a nui à son travail depuis les deux années d’existence dudit blog ;
Attendu que le Conseil affirme aussi le principe que la sphère privée est séparée de la sphère professionnelle et que Madame Petite ANGLAISE ne peut être punie pour un comportement qu'elle adopte dans sa vie privée ou en dehors de ses heures de travail que son comportement n’a causé aucun trouble au CABINET DIXON WILSON ; que l'article 9 du Code Civil pose le principe du droit de chacun au respect de sa vie privée ;
Attendu que le Conseil ne constate aucune violation [de] l’article 8 du contrat de travail de Madame Petite ANGLAISE concernant la durée légale du travail du fait que la salariée a respecté ses horaires de travail et n’a aucune absence injustifiée ; qu’il ne peut être retenu le fait de consulter un site pendant les temps de pause ou certains moments d’inactivité dus à l’absence de son supérieur hiérarchique en sachant que Madame Petite ANGLAISE était secrétaire bilingue ; que le Conseil ne peut retenir ce motif comme légitime car il est matériellement invérifiable, tout en sachant que la plupart des salariés consultent des sites internet sur leurs lieux de travail ;
Position très sage que celle du Conseil. L'essentiel du "blogage" de Petite Anglaise était fait en dehors des heures de travail : l'employeur n'a rien à y redire, puisqu'il a déjà été démontré que le contenu du blog n'a pas nui à l'employeur. Protection de la sphère privée que la salariée n'a pas mélangé avec la sphère professionnelle. La salariée reconnaît avoir consacré son temps de pause et des moments d'inactivité à son blog. Cela ne lui était pas interdit, car l'obligation de travailler pour son employeur suppose comme corollaire l'obligation pour l'employeur de lui fournir du travail. Si l'employeur ne lui en fournit pas, on ne peut lui reprocher à tort de faire autre chose.
L'employeur invoquait aussi la très savonneuse déloyauté entraînant une perte de confiance. Cet argument est sommairement exécuté.
Attendu que sur la violation de l’article 14 du contrat de travail précisant la clause de conscience, le Conseil ne retient aucun acte déloyal dans l’exécution du contrat de travail de Madame Petite ANGLAISE et que la perte de confiance ne peut justifier un licenciement ;
Enfin, dernier grief, la salariée aurait installé et utilisé des logiciels autres que ceux fournis par l'entreprise, ou les logiciels de l'entreprise à des fins personnelles, en violation du règlement intérieur.
Attendu que le Conseil affirme que l’article 13.24 du règlement intérieur n’est pas applicable au blog de Madame Petite ANGLAISE, dans la mesure où celui-ci concerne l’utilisation des systèmes de courrier électronique, de télécopie ou d’internet dans l’entreprise ; qu’il est donc interdit d’utiliser la messagerie électronique du CABINET DIXON WILSON pour transmettre des messages injurieux, perturbateurs ou offensants ;
Mais attendu que Madame Petite ANGLAISE a toujours utilisé son adresse électronique pour son usage professionnel ; que le Conseil constate que Madame Petite ANGLAISE utilisait le logiciel «CUTE FTP » uniquement à un usage professionnel afin de transmettre certains fichiers et pièces jointes à son patron sur un site web ; qu’il ne peut donc lui être reproché ;
Comme ont dit pudiquement : le moyen manque en fait ; c'est à dire qu'il ne repose sur rien.
Attendu qu’un tel agissement de la part du CABINET DIXON WILSON a causé nécessairement un préjudice à la salariée, préjudice qu’il convient de réparer ;
Le Conseil détermine ensuite les aspects financiers de sa décision, que j'avais indiqués en son temps.
Les parties ont un mois pour faire appel à compter de cette signification. On verra ce que décide Dixon Wilson, Petite Anglaise n'ayant pas à ma connaissance l'intention de le faire.
Pour résumer, cette décision considère qu'un salarié peut parler de son travail sur son blog, même en termes critiques, à la condition que son employeur ne soit pas identifiable. A contrario, on peut en déduire que s'il l'était, le Conseil pourrait considérer qu'il y a une cause réelle et sérieuse, si les propos nuisent à l'entreprise, notamment en étant diffamatoires ou injurieux.
Il peut même bloguer depuis son poste de travail avec le matériel de l'entreprise s'il ne nuit pas à l'employeur en ce faisant : c'est à dire sans le faire passer avant son travail, et dans le respect du règlement intérieur. Donc : sur ses temps de pause, ou dans les phases d'inactivité.
Références de la décision : Conseil de Prud'hommes de Paris, Section activités diverses, chambre 5, 29 mars 2007, R.G. n°F06/08171.