Encore une fois, ne pas comprendre le droit n'est pas une honte ni une tare. Mais quand on est journaliste soit on trouve quelqu'un qui peut apporter l'éclairage manquant, soit on se tait, car donner à ses lecteurs une info que l'on n'a pas soi même comprise, c'est leur transmettre cette confusion, et pas les informer.
Dans un article du Monde daté d'aujourd'hui, dans un article titré Avec le remboursement de la carte orange, Alain Juppé est confronté à son premier arbitrage, Christophe Jakubyszyn écrit ceci (c'est moi qui graisse les passages clef).
Alain Juppé va vivre son premier baptême du feu. Coiffé de la double casquette de l'environnement et des transports, il va devoir trancher, dans les prochaines semaines sur le dossier de la carte orange en Ile-de-france. L'équipe sortante de Dominique de Villepin lui a en effet laissé un "bogue" ou une bombe à retardement : une ordonnance du 12 mars, exhumée par le site Internet du Journal du dimanche, permet au gouvernement Fillon de demander aux employeurs de rembourser 100 % de la carte orange aux salariés d'Ile-de-France, avant mars 2008.
Au milieu de 143 pages d'annexes, l'ordonnance prévoit en effet, dans sa sous-section 1 et son article L3261-2, que "l'employeur situé à l'intérieur de la zone de compétence de l'autorité organisatrice des transports dans la région d'Ile-de-France prend en charge le prix des titres d'abonnements souscrits par ses salariés pour leurs déplacements accomplis au moyen de transports publics de personnes, entre leur résidence habituelle et leur lieu de travail". Ce présent de l'indicatif diffère de la version précédente de la loi du 4 août 1982 qui prévoyait une prise en charge par l'employeur "aux taux de 40 % à compter du 1er novembre 1982 et de 50 % à compter du 1er octobre 1983".
(...)
Alain Juppé va-t-il s'engouffrer dans cette incertitude juridique pour prendre une mesure symbolique et concrète en matière d'arbitrage entre les différents modes de transport et en faveur des transports publics ? Jeudi matin, son cabinet indiquait pourtant qu'il envisageait de prendre un décret, avant la fin de l'année 2007, pour maintenir le seuil de remboursement à 50 %.
Je suppose que le lecteur, lisant cela, partagera l'incertitude et l'incompréhension d'Alain Juppé, et je le crois aussi, du rédacteur de l'article. Qu'est ce que c'est que cette ordonnance "exhumée" par le site internet du JDD, qui "au milieu de 143 pages d'annexes", glisse une modification à une loi de 1982, que seul un décret pourrait rectifier ? La hiérarchie des normes est bouleversée.
En fait, c'est très simple. Il s'agit de l'ordonnance n°2007-329 du 12 mars 2007 relative au code du travail. Il s'agit d'une ordonnance de recodification, c'est à dire de réorganisation du Code du travail. Sans en changer le contenu, on change les numéros des articles et leur ordre, et on intègre des lois extérieures au code, pour... le rendre plus clair.
Oui, je vous assure : le législateur est convaincu qu'il ne prend pas assez de textes, et qu'il faut en plus qu'il change les numéros des articles existant, sans rien changer au contenu, en remplaçant la numérotation à trois chiffres par une numérotation à quatre chiffres, pour rendre le droit plus clair, le tout avec un tableau de concordance des anciens numéros avec les nouveaux de 198 pages. Ce n'est pas dans un sketch des Monthy Pythons, c'est la réalité.
Une ordonnance de recodification est un texte gouvernemental, comme un décret. Pour qu'il puisse agir dans le domaine de la loi, domaine réservé en principe au Parlement, il faut deux conditions cumulatives : une habilitation par une loi, et que l'ordonnance ne change rien à la loi : c'est ce qu'on appelle une codification à droit constant. L'habilitation a ici été donnée par l'article 57 de la loi n°2006-1770 du 30 décembre 2006 pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié et portant diverses dispositions d'ordre économique et social. Ajoutons enfin que l'article 38 de la constitution impose une loi de ratification, à peine de caducité, ce qui oblige le parlement à vérifier que le gouvernement n'a pas outrepassé son autorisation.
Cette ordonnance a donc réorganisé la partie législative du Code du travail. Vous commencez à comprendre : ces "143 pages d'annexe", c'est tout simplement... le nouveau code du travail.
Or l'article L.3261-2 nouveau du Code du travail était censé intégrer dans le Code du travail l'article 1er alinéa 1 deuxième partie de la loi n°82-684 du 4 août 1982. Et là, il y a eu un bug dans le copier coller. Le texte de la loi de 1982 disait que l'employeur situé à l'intérieur de la zone de compétence de l'autorité organisatrice des transports dans la région d'Ile-de-France devait prendre en charge 50% du prix du titre d'abonnement aux transports en commun de ses salariés, et bien sûr plus s'il le voulait. Et la version du nouveau code du travail, qui a fait sauter la mention des 50%, impose la prise en charge intégrale. Vent de panique chez les employeurs, et problème juridique.
En effet, l'ordonnance de codification a modifié la loi, ce qu'elle n'avait pas le droit de faire. Pour le moment, le nouveau texte n'est pas entré en vigueur. Il faut pour cela que la partie réglementaire du code du travail soit aussi recodifiée, sinon l'ordonnance entrera en vigueur quoi qu'il arrive le 1er mars 2008 (c'est prévu par l'article 14 de cette ordonnance).
Donc, le gouvernement doit agir avant cette date, et est face à une alternative : soit faire modifier par le parlement le texte de la loi de 1982 pour la faire coller au texte de l'ordonnance, et c'est mettre à la charge de l'employeur l'intégralité de la carte orange, ce qui fera plaisir aux syndicats et aux salariés mais pas aux employeurs, ou modifier l'ordonnance pour qu'elle colle à la loi et maintienne la prise en charge à 50%. L'ordonnance n'ayant pas encore été ratifiée par une loi, un simple décret suffit. C'est, d'après les sources du journaliste, ce que va faire le gouvernement, ce qui est assez logique : il s'agit de rectifier une erreur de copier-coller, rien de plus.
Le Monde parle pompeusement d'arbitrage. Bon. Et il met ce choix sur le dos d'Alain Juppé. Double erreur ici : d'une part, les décrets d'attribution du ministre d'Etat ne sont pas encore parus, et il y a là plus un problème de droit du travail que de transport, donc ça ressortirait plutôt de Xavier Bertrand ; mais surtout d'autre part, celui qui prendra la décision et signera le décret, c'est François Fillon, en tant que premier ministre (article 21 de la constitution). Alain Juppé ne devrait même pas le co-signer, puisque l'ordonnance du 12 mars n'avait pas été co-signée par le ministre des transports d'alors.
Je reconnais que sur la fin, je chipote, mais c'est juste pour vous donner toutes les explications. Ce qu'il faut retenir, c'est que l'article parle d'une ordonnance exhumée par un site internet, alors qu'elle a été publiée au JO du mois de mars dernier, de 143 pages d'annexes alors qu'il s'agit du code du travail, et parle de baptême du feu pour un ministre alors qu'il s'agit d'un banal erratum, et parle sans fournir d'explication au lecteur d'une ordonnance modifiant une loi qu'un décret va corriger.
Je pense que les lecteurs du Monde ont droit à un peu mieux.