J'ai reçu par mail pas mal de questions sur le fait que onze ministres de l'actuel gouvernement sont candidats aux élections générales (c'est le nom officiel des élections "législatives") des 10 et 17 juin prochain, se demandant si cela est bien compatible avec la séparation des pouvoirs d'une part, et l'éthique d'autre part, puisqu'il s'agit de solliciter un mandat qu'ils espèrent bien ne jamais exercer, en restant au gouvernement pendant cinq ans.
A la première question, le juriste peut répondre aisément : oui, c'est compatible, c'est même prévu par la loi. Ce qui est incompatible, c'est d'exercer le mandat de député et la fonction gouvernementale en même temps : c'est l'article 23 de la Constitution.
Les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire, de toute fonction de représentation professionnelle à caractère national et de tout emploi public ou de toute activité professionnelle. Une loi organique fixe les conditions dans lesquelles il est pourvu au remplacement des titulaires de tels mandats, fonctions ou emplois. Le remplacement des membres du Parlement a lieu conformément aux dispositions de l'article 25.
Notez bien que la fonction de membre du Gouvernement est incompatible avec l'exercice de tout mandat parlementaire, mais pas avec la sollicitation de ce mandat.
La Constitution renvoie les détails à une loi organique. Il s'agit de l'ordonnance n°58-1099 du 17 novembre 1958 portant loi organique pour l'application de l'article 23 de la Constitution.
L'article premier de cette ordonnance prévoit que l'incompatibilité posée à l'article 23 ne prend effet qu'après un délai d'un mois (je me suis toujours interrogé sur la constitutionnalité de cette disposition qui déroge à la lettre de la constitution...). Cela marche dans les deux sens : ministre qui devient député ou député qui devient ministre.
C'est à dire qu'un ministre (au sens large : ministre d'Etat, ministre, ministre délégué, secrétaire d'Etat, Haut-commissaire) actuellement en poste qui serait élu lors des prochaines élections aura un mois à compter de la proclamation des résultats pour opter entre un fauteuil à l'assemblée (fauteuils qui viennent d'être refaits à neuf soit dit en passant) ou un siège au Conseil des ministres.
Ca tombe bien, car le gouvernement va présenter sa démission sans doute dès le 18 juin. C'est une coutume constitutionnelle, c'est à dire que ce n'est pas prévu par la Constitution, mais ça arrive à chaque fois à tel point qu'aucun premier ministre ne songerait à ne pas le faire.
En effet, le Président de la République n'a pas de par la Constitution le pouvoir de démettre le premier ministre (et par voie de conséquence, le gouvernement). Seule l'assemblée a ce pouvoir en votant la motion de censure. Mais cela n'est plus vrai qu'en théorie : dès Michel Debré, premier premier ministre, qui a déclaré qu'il démissionnerait à la première demande du président de la République, ce qu'il fera le 14 avril 1962, n'imaginant pas qu'on puisse rester à ce poste contre la volonté d'icelui, cette soumission du Gouvernement au Président est devenu la règle de la Ve république, en en bouleversant grandement l'équilibre.
La coutume de la démission post électorale existait déjà sous les IIIe et IVe république afin qu'un nouveau gouvernement soit nommé conformément à la configuration de la nouvelle assemblée. Il faut dire qu'alors, la démission d'un gouvernement n'avait rien d'exceptionnel.
Les éventuels ministres élus mais non reconduits pourront donc aller se consoler au Palais Bourbon, ceux reconduits démissionneront de leur mandat dans les trente jours suivant leur nomination.
Y aura-t-il donc des sièges vides à l'assemblée ? Nenni : la loi (article L. 155 du Code électoral) prévoit qu'un candidat à la députation se présente aux côtés d'un remplaçant destiné à exercer son mandat si le député était appelé à des fonctions incompatibles qu'il décidait d'accepter. Le remplaçant sera donc déjà élu, sans qu'il soit besoin de revoter dans la circonscription concernée.
Ainsi, les éventuels ministres élus non reconduits pourront se consoler sur les sièges refaits à neuf du Palais Bourbon, tandis que les ministres élus et reconduits, à l'instar des députés fraîchement élus et nommés au gouvernement, présenteront leur démission au président de l'assemblée nationale, qui constatera que leur suppléant devient député en titre.
Et si un ministre est remercié par la suite ? Son suppléant n'est légalement tenu à rien. Mais la loyauté exige de lui qu'il démissionne à son tour, afin de provoquer une élection partielle dans sa circonscription, au cours de laquelle l'ex ministre sera à nouveau candidat. Ne pas le faire risque fort de lui faire perdre l'investiture du parti aux élections suivantes, et de manière générale, de le placardiser définitivement s'il ne parvient pas à conserver malgré tout sa circonscription aux élections suivantes. S'il y parvient, hé bien nécessité faisant loi, il sera devenu calife à la place du calife.
Donc, pour résumer, il n'y a pas d'atteinte à la séparation des pouvoirs, puisqu'un ministre ne peut être député qu'à titre transitoire pour une durée de trente jours maximum au cours desquels il ne peut pas prendre part à un vote.
Notons que la 4e république n'était pas si regardante, car les ministres pouvaient être députés. C'est d'ailleurs la désagréable surprise de voir les ministres communistes voter contre la confiance à son gouvernement (dans lequel ils siégeaient) qui a conduit le président du Conseil (c'est ainsi qu'on appelait alors le premier ministre) Ramadier à les en renvoyer le 5 mai 1947 ; plus aucun communiste ne sera nommé ministre jusqu'en 1981.
Sur le plan de l'éthique, maintenant. Est-il correct de solliciter un mandat que l'on a pas vraiment l'intention d'exercer ?
Vaste débat. Sans que cela soit un argument déterminant, c'est pour les élections générales une vieille tradition française. Le Général de Gaulle exigeait que ses ministres "aillent au charbon", c'est à dire se frottent au suffrage universel, et en cas d'échec, ils n'étaient pas pris au gouvernement. Seule exception : André Malraux, ministre aux affaires culturelles, dispensé de charbon. Cela a du bon : les futurs ministres vont au contact des électeurs pendant trois semaines, ce qui évite le syndrome de Versailles : ne voir que les ors du pouvoir et ne plus comprendre le peuple. En plus, ils sont déjà ministres, c'est donc transparent à l'égard de leurs électeurs : si vous votez pour moi, je démissionnerai probablement. Et puis en cas de cessation des fonctions gouvernementales, qui sont précaires, il exercera finalement bien le mandat pour lequel il a été élu.
Du côté des arguments négatifs, j'en vois un rarement soulevé : c'est donner aux électeurs d'une circonscription un pouvoir exorbitant. Ainsi, songez que les habitants de Brûlon, Loué, Malicorne sur Sarthe, Sablé sur Sarthe, La Suze sur Sarthe, Le Mans Ouest, et Allonnes ont un droit de véto sur le premier ministre : qu'ils n'élisent pas François Fillon, et le Président de la république ne pourra pas le rappeler à Matignon, puisque le premier ministre a annoncé que les ministres battus ne seraient pas repris, cette règle s'appliquant à lui-même.
Bon, il est vrai qu'il ne prend pas un gros risque, puisqu'il y a été élu sans discontinuer depuis 1981, mais ses électeurs lui pardonneront-ils son infidélité, quand il leur a préféré les grands électeurs et est devenu sénateur de la Sarthe le 18 septembre 2005 ?
Le débat porte plus sur le cumul des mandats, ce qui est ici un faux débat puisqu'il n'y a pas cumul, ou sur la pratique du golden parachute appliqué à la politique : s'ils sont virés du gouvernement ou en démissionnent, ils atterriront tranquillement à l'assemblée nationale. Je ne comprends pas l'intérêt d'exiger d'eux qu'ils ne prévoient absolument rien pour après leurs fonctions, par nature précaires, de ministre. Ce d'autant que tout député a une vocation naturelle à devenir membre du gouvernement, car le gouvernement est forcément une émanation de la majorité de l'Assemblée nationale. Et cet argument me paraît enfin contradictoire avec celui disant qu'il n'est pas bien de solliciter un mandat qu'ils n'ont pas vraiment l'intention d'exercer, puisque dans cette hypothèse, ils l'exerceront bel et bien.
Plus choquante me paraît l'attitude de ceux qui briguent un mandat qu'ils n'ont absolument pas l'intention d'exercer quoi qu'il arrive. Le grand classique est celui de député européen, où la plupart des têtes de liste démissionnent à peine élues pour rester députés en France (pour les élections de 1999, les dernières par listes nationales, citons : François Hollande, Nicolas Sarkozy, Alain Madelin, François Bayrou (erreur de ma part, cf ce commentaire), et Robert Hue).
Citons également ceux qui briguent un mandat incompatible sans démissionner de leur mandat actuel, à savoir les députés européens, que fustige également Jean Quatremer, qui sont candidats aux élections générales mais qui en cas d'échec resteront au chaud à Strasbourg. Ca donne une excellente image de la délégation française, pas de doute.
Bref, les ministres candidats se mettent en danger. Danger calculé pour être réduit au minimum, mais une élection n'est jamais gagnée d'avance, comme le PS vient de le découvrir à ses dépens. Ils peuvent tout gagner (député + ministre) ou tout perdre, et n'être ni l'un ni l'autre.