Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 17 avril 2007

mardi 17 avril 2007

La rage

Elle arrive toujours quand on s'y attend le moins. Toujours par surprise. Pour nous prendre au dépourvu.

Dans les dossiers où nous avons un sentiment de sérénité. Lors de la plaidoirie, les regards des juges ne nous ont pas quitté, ils ont même pris des notes.

On a même vu un assesseur acquiescer lentement de la tête lorsqu'on a abordé le caractère insuffisant des preuves, ou l'inutilité d'une peine de prison, ou d'une peine de prison ferme pour les faits plus graves, ou d'une peine de prison trop longue pour les faits les plus graves ; bref, le coeur de notre argumentation.

Bien sûr, les débats ont été durs. C'est normal, vu les faits. Un président de correctionnelle ne parvient que difficilement à rester un sphinx imperturbable, et pour certains, ce n'est tout simplement par leur style. Ils ressentent le besoin d'exprimer la désapprobation de la société à l'égard de ces faits.

Le prévenu s'est plutôt bien comporté. Qu'on l'ait rencontré le matin même au petit dépôt, il y a quelques semaines à son cabinet, ou il y a quelques années dans le cabinet d'un juge d'instruction, un lien affectif s'est créé. Pas avec tous, mais souvent, on ne peut s'empêcher d'avoir une empathie avec lui. On a parlé avec lui, longuement. On l'a écouté, peut être comme jamais il n'a été écouté durant sa vie. On l'a aidé à mettre des mots sur ses douleurs, ses secrets les plus enfouis, ou on a, avec douceur, pointé du doigt l'aspect absurde, irrationnel et souvent auto-destructeur de son comportement.

Il a confiance en nous, et nous avons parlé pour lui, avec ces mots qui nous viennent si facilement, tandis que pour lui, ils restent coincés quelque part, et sont remplacés par la violence que génère la colère de l'impuissant.

Nous pensons avoir démêlé les fils d'un écheveau compliqué, qui a conduit au drame qui était jugé. Ou alors, variante plus rare mais encore plus lourde, nous avons méticuleusement démonté une accusation qui ne nous convainquait pas, contesté pied à pied chaque preuve, ce qui a contraint le procureur à certaines reculades, ou à un changement d'argumentation en cours d'audience.

Bref, nous pensons que la décision que va rendre le tribunal ira dans le sens que nous avons voulu, que nous avons porté dans notre plaidoirie, qui, pour être raisonnablement courte, ne nous en a pas moins laissé épuisés.

Vient l'heure du délibéré. Dossier posé sur la tablette du prétoire, ou tenu dans le creux du bras gauche pendant que notre main droite va noter à la volée la décision lue par le président à la vitesse d'un chevau-léger.

Et puis chaque mot devient un coup de poing. Moi, je les ressens à la base du sternum. Physiquement. On est sonné, pourtant il faut noter, noter, car le client, s'il est là, ne comprend rien, et il va falloir lui expliquer, et à sa famille. Dans notre tête, un seul mot tourne comme en boucle. « Putain... Putain... Putain... ». On essaie de ne pas montrer d'émotion, de ne pas croiser le regard des magistrats, de ne pas secouer la tête. Car Elle arrive. La voilà.

Aussitôt que le choc est passé, c'est la rage qui prend possession de la place. Au début, elle se comporte en amie et se tourne contre les magistrats. Ils n'ont rien compris, rien écouté, ils n'ont pas lu le dossier, ils n'ont pas vu ce qu'on leur a mis sous le nez. Quelques hypothèses plus désobligeantes viennent à l'esprit, on ne peut pas l'empêcher.

On respire à fond, on garde la tête dans son dossier jusqu'à ce que les dernières dispositions soient prononcées. On prie silencieusement pour que le président n'ajoute pas un commentaire, ou s'il le fait, d'avoir la force de ne pas répondre, ou de ne dire qu'une banalité.

Dans l'hypothèse du pire, c'est le mandat de dépôt à la barre. Le client, qui n'a rien entendu à la litanie du tribunal, ne comprend pas pourquoi des policiers l'entourent. Il voit les menottes et, là, il comprend. Il se tourne vers nous. "Alors, je vais en prison ?". Nous acquiesçons de la tête. Et son visage se referme.

On salue brièvement le tribunal en regardant entre le président et un assesseur ; comme ça, chacun croit qu'on regarde l'autre et on évite de croiser leur regard, et on sort du prétoire. On explique au client, s'il est là, à sa famille, à ses amis, ce qu'a décidé le tribunal. Leur regard qui passe de la concentration à l'incompréhension puis à la stupéfaction avant de tomber dans la consternation sont autant de coups supplémentaires. On redevient tout de suite avocat : il faut rendre l'espoir, tout de suite, qu'ils puissent s'y accrocher avant de sombrer. Il y a l'appel, il y a le juge d'application des peines, la libération conditionnelle, la grâce du 14 juillet qui rapproche encore l'échéance. On explique, on répète, on explique encore, on répond aux questions, sur les permis de visite, sur les demandes de mise en liberté. Et puis on les laisse. Il faut aller faire appel, si on n'était pas déjà devant la cour, auquel cas, c'est fini.

Enfin seuls, on commence à déboutonner sa robe et on repense au dossier.

C'est là qu'elle nous saute à la gorge.

Car les juges étaient trois, mais nous nous sommes seuls. C'est donc nous qui avons été nuls, qui n'avons rien compris au dossier, qui n'avons pas réussi à faire passer le message, qui nous sommes bercés de nos propres illusions. Notre rage se déchaîne contre nous même. Elle nous déchire. Et elle fait mal. A en balancer son dossier par terre. A en pleurer parfois.

Mais il faut se relever. On ne peut pas se permettre d'être faible. Le client compte encore sur nous, et d'autres ont besoin de nous. Nous savons qu'à partir de ce moment, il n'y aura pas de vrai moment de joie, pas de satisfaction pleine et entière tant que cette décision n'aura pas été modifiée, infirmée, aménagée ou n'aura pris fin. Un petit point noir sur le soleil, un pincement au coeur au moment de s'endormir, une pensée grise qui ternit nos sourires.

C'est la plaie de ce métier, ce fardeau qui nous tombe dessus, à l'improviste, avec l'injustice de ce qu'il nous est infligé par des personnes que nous estimons et respectons, qui ne nous voulaient aucun mal et qui parfois n'ont même pas conscience de frapper l'avocat à travers son client.

Les années ne changent rien à l'affaire : je ne parviens pas à m'y habituer. Ca fait aussi mal qu'au premier jour. Rien n'y prépare.

Mais d'un autre côté, je crois que si je devais devenir indifférent à cela, je raccrocherais vite ma robe et passerais à autre chose.

Si ça fait si mal, c'est la preuve qu'on est vivant.

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