C'est la question qu'on peut se poser à lire les compte-rendus contradictoires ici et là.
Ici, par exemple, c'est Libération, qui titre Des propos de Dieudonné jugés racistes, ou Le Monde qui déclare "Dieudonné reconnu coupable d'"injure raciale" par la Cour de cassation (pas de lien, article déjà payant).
Là, c'est le site des Ogres, qui n'a jamais caché son soutien à l'humoriste, qui affirme tout de gob : Dieudonné n’a pas été condamné - Les médias mentent.
Qui a raison, qui a tort ?
Sur ce coup là, tout le monde.
Le plus en tort est Le Monde, qui se trompe en disant que Dieudonné a été reconnu coupable. Mais il ne se trompe que par anticipation. Libération commençait bien, son titre était correct, et patatra, le lancement est inexact :
La Cour de cassation a estimé vendredi que l'humoriste s'était rendu coupable d'injure raciale.
Les Ogres enfin, s'ils ont techniquement raison de dire que Dieudonné n'a pas été condamné, font dans la mauvaise foi quand ils affirment que les médias mentent, et que ce n'est "que l'avis d'une cour de cassation (sic)", voulant pour preuve de leur démonstration que quiconque serait bien en peine de dire à quelle peine l'humoriste a été condamné.
Qu'en est-il ?
Les faits étaient les suivants : l'humoriste Dieudonné a tenu les propos suivants dans le magazine Lyon Capitale, dans un article intitulé : Dieudonné, humoriste et candidat aux élections présidentielles - Dieudonné existe-t-il ?
Juifs et musulmans pour moi, ça n'existe pas. Donc, antisémite n'existe pas, parce que juif n'existe pas. Ce sont deux notions aussi stupides l'une que l'autre. Personne n'est juif ou alors tout le monde ... pour moi, les juifs, c'est une secte, une escroquerie. C'est une des plus graves parce que c'est la première. Certains musulmans prennent la même voie en ranimant des concepts comme "la guerre sainte" ...
Le ministère public a engagé des poursuites à l'encontre de l'humoriste en le citant devant le tribunal correctionel de Paris pour les délits d'injure publique raciale et de provocation à la discrimination raciale.
Le tribunal correctionnel de Paris a relaxé Dieudonné ; le parquet et les associations parties civiles ont fait appel. Le 30 juin 2004, la cour d'appel de Paris a confirmé la relaxe sur les deux chefs de poursuite, en estimant "qu'en dépit de l'emploi des termes "secte et escroquerie", le contexte de l'entretien en cause laisse apparaître qu'en critiquant d'autres religions en des propos également vifs, le prévenu a seulement manifesté son hostilité au principe même du fait religieux et qu'ainsi, les invectives proférées ne s'adressent pas à la communauté juive en tant que telle". Les parties civiles forment alors un pourvoi en cassation.
Bien leur a pris car dans un arrêt du 15 mars 2005, la chambre criminelle de la cour de cassation, si elle rejette le pourvoi sur la relaxe du chef d'incitation à la discrimination raciale, qui devient définitive, casse la relaxe pour injure raciale, en estimant qu'en statuant ainsi, alors que les propos litigieux mettaient spécialement en cause la communauté juive, présentée comme "une des plus graves escroqueries" parce que "la première de toutes", la cour d'appel aurait dû constater que le délit était constitué.
Le 9 février 2006, coup de théâtre : la cour d'appel de Paris, statuant à nouveau mais composée naturellement de juges différents (on dit en fait conseillers quand on parle de juges de cours d'appel) fait de la résistance et relaxe Dieudonné pour le délit d'injure raciale, car selon elle, "replacés dans leur contexte, les termes "les juifs, c'est une secte, c'est une escroquerie" relèvent d'un débat théorique sur l'influence des religions et ne constituent pas une attaque dirigée contre la communauté juive en tant que communauté humaine".
Un nouveau pourvoi est formé, et cette fois, comme la cour d'appel de renvoi n'a pas suivi la décision de la cour de cassation, la décision est portée devant l'assemblée plénière de la Cour de cassation, c'est à dire tous les magistrats réunis.
Une pause s'impose.
La cour de cassation ne juge qu'en droit. Elle n'examine que l'application du droit par les juges, les faits sont acquis, ce sont ceux retenus par les juges ayant statué en dernier. Elle ne peut que rejeter le pourvoi, et approuver ainsi la décision qui a été attaquée, ou casser[1], c'est à dire annuler cette décision, auquel cas elle doit renvoyer devant une juridiction équivalente pour qu'elle statue à nouveau, si c'est nécessaire.
Exemples : A est condamné à 40 ans de réclusion criminelle pour meurtre. Il fait un pourvoi dans lequel il dit qu'il est innocent. La cour de cassation rejettera cet argument car la culpabilité est une question de fait, elle ne peut revenir là dessus. On parle de pouvoir souverain des juges du fond dès lors qu'on est dans le domaine que la cour de cassation refuse d'examiner comme ne relevant pas du droit. Mais par contre, le code pénal prévoit que le meurtre est puni au maximum de trente années de réclusion criminelle. Là, la décision est contraire au droit. La cour cassera donc l'arrêt de la cour d'assises et renverra le dossier pour être jugé à nouveau devant une nouvelle cour d'assises (où l'accusé pourra cette fois faire valoir son innocence).
Deuxième exemple : Une cour d'appel condamne B, qui est sans cesse en retard à son travail, à payer des dommages-intérêts à son employeur. B se pourvoit en cassation. La cour estime qu'un salarié en retard relève du pouvoir de sanction de l'employeur, qui peut aller jusqu'au licenciement, mais ne peut donner lieu à dommages-intérêts, qui s'assimilerait à une amende infligée par l'employeur, ce que la loi interdit. Elle casse donc l'arrêt, mais ce faisant, elle estime que le problème est résolu : la condamnation à des dommages intérêts est anéantie, c'est en fait comme si la cour d'appel les avait refusé. Elle casse donc sans renvoi, mettant fin à l'affaire.
La cour d'appel qui examine l'affaire après une cassation peut parfaitement prendre une décision identique à la première cour d'appel. Si un nouveau pourvoi est formé, l'affaire est jugée par l'assemblée plénière de la cour de cassation.
Les décisions d'assemblée plénières ont une autorité morale considérable et une autorité légale encore plus forte puisque quand elle est réunie sur un pourvoi après une première cassation, ce qui est l'hypothèse d'une résistance des juges du fond, si elle casse à nouveau l'arrêt, sa décision en droit s'imposera aux juges de la cour d'appel.
Revenons en à notre humoriste pas très drôle sur ce coup là.
Les faits ne sont pas en discussion : Dieudonné a bien tenu ces propos là. La question est : s'agit-il de propos outrageants s'adressant à une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (article 33 de la loi du 29 juillet 1881) ?
La cour de cassation, dans son arrêt d'assemblée plénière du 16 février 2007, répond par l'affirmative, en répliquant aux conseillers de la cour d'appel de Paris que "l'affirmation "les juifs, c'est une secte, une escroquerie. C'est une des plus graves parce que c'est la première", ne relève pas de la libre critique du fait religieux, participant d'un débat d'intérêt général mais constitue une injure visant un groupe de personnes en raison de son origine, dont la répression est une restriction nécessaire à la liberté d'expression dans une société démocratique", cette dernière phrase répondant à l'argumentation du comédien invoquant la liberté d'expression protégée en ces termes par l'article 10 de la convention européenne des droits de l'homme.
Chat échaudé craint l'eau froide, et le quai de l'Horloge bat froid le quai des Orfèvres. C'est donc la cour d'appel de Versailles qui statuera en dernier lieu sur cette affaire. Les conseillers siégeant dans les écuries de la reine n'auront cette fois pas le choix : ils ne pourront que dire que les propos objet des poursuites constituent bien une telle injure. Mais une peine devant être prononcée et des réparations accordées, décisions relevant du pur fait et du fameux pouvoir souverain, ce renvoi était indispensable. Ce qui fait dire aux Ogres que Dieudonné n'a pas été condamné puisqu'aucune peine n'a été prononcée. "Pour le moment", doit-on à la vérité d'ajouter.
Donc, non, Dieudonné n'a pas encore été condamné pour injure raciale, la cour de cassation n'ayant pas ce pouvoir. Oui, il a été relaxé trois fois dans cette affaire (une fois par le tribunal de Paris, deux fois par la cour d'appel de la même ville), mais l'humoriste ne pourra pas échapper à la condamnation à la prochaine audience, ce qui révèle qu'on est en présence d'un peu plus "qu'un simple avis d'une cour de cassation", mais d'une décision juridique que personne ne peut plus contester.
Notes
[1] Terme qui vient du droit romain, où les jugement étaient gravées sur des tablettes d'argile, qui étaient brisées quand le jugement était annulé.