Le 21 février 2006, les ministres de l'intérieur et de la justice ont pris conjointement une circulaire (CRIM. 06. 5/E1 du 21 février 2006, NOR : JUSD0630020), destinée aux préfets de région, de département, aux procureurs généraux et aux procureurs de la république pour les tribunaux de grande instance.
Cette circulaire visait à faire le point sur l'état du droit français, sur les conditions permettant légalement un contrôle suivi d'une interpellation d'étranger en situation irrégulière, aux fins de procéder immédiatement à leur reconduite à la frontière, au besoin par la force.
Cette circulaire, qui, outre votre serviteur, avait indigné bon nombre d'associations oeuvrant en la matière, prévoyait dans son point 1.2 que les interpellations pouvaient avoir lieu au guichet d'une préfecture quand une décision d'éloignement avait déjà été prise.Ce paragraphe concluait à la légalité et encourageait les préfets à procéder à de telles interpellations.
Concrètement, cela correspond à la situation suivante : un étranger qui souhaite voir sa situation régularisée doit se présenter une première fois spontanément et sans rendez-vous à la préfecture, au service des étrangers où il expliquera la nature de sa demande. L'agent présent au guichet n'ayant aucun pouvoir d'appréciation, doit se contenter d'analyser sa demande pour voir à quelle catégorie de titre de séjour elle se rattache, et lui remettre un dossier de demande de titre de séjour à compléter, accompagné d'une date et d'une heure de rendez-vous pour ramener l'entier dossier. A ce deuxième rendez vous, l'agent se contente de s'assurer que le dossier est complet, l'examen de la demande relevant du préfet lui-même, ou du haut fonctionnaire qu'il aura délégué à cette fin. Il est indispensable pour l'étranger de se présenter en personne, faute de quoi sa demande n'est tout simplement pas traitée.
La circulaire rappelle qu'en cas de présentation spontanée de l'intéressé au guichet de la préfecture, l'arrestation peut se faire sans difficulté particulière. En revanche, comme le dit joliment la circulaire, « des difficultés contentieuses peuvent en revanche survenir lorsque la préfecture convoque l'intéressé ». Par « difficultés contentieuses », comprendre : violation des droits de l'homme. On appréciera la litote.
Le ministre de l'intérieur invoquait à l'appui de cette position un arrêt du 12 novembre 1997 de la Cour de Cassation, relatif à une affaire dans laquelle une convocation avait été envoyée à un étranger, avec la précision qu'il devait présenter son passeport en cours de validité à cette convocation, et que l'étranger s'était présenté à 10h00 au guichet et avait été interpellé et placé en rétention administrative à 13h30.
La circulaire concluait à la légalité d'une interpellation au guichet sur convocation, à la condition que cette convocation ne soit pas un piège, et qu'elle ne mentionne pas un faux motif de convocation, comme par exemple une convocation pour délivrance du titre de séjour alors qu'il s'agit d'arrêter l'étranger. Du moment que la convocation ne mentionnait aucun motif particulier, le ministre en concluait que l'arrestation au guichet était valable.
Les associations en matière de droits des étrangers ont naturellement protesté, et ces protestations n'ont, tout aussi naturellement, soulevé absolument aucun écho auprès de l'opinion publique.
Cependant, la Cour de Cassation a rendu le 6 février dernier une décision qui est un camouflet à l'égard des ministres ayant pris cette circulaire.
En effet, cette décision, qui a été prise sur le fondement d'une arrestation qui a eu lieu antérieurement à cette circulaire, concerne un ressortissant algérien ayant fait l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière, qui, assisté d'un avocat, avait demandé à la préfecture de Seine-Saint-Denis[1] le réexamen de son dossier en vue de la délivrance éventuelle d'une carte de séjour.
L'intéressé a été convoqué le 27 décembre 2004 à la suite de sa demande de réexamen, et a été interpellé au guichet, et placé en centre de rétention administrative, après que le préfet de Seine-Saint-Denis ait pris un nouvel arrêté de reconduite à la frontière.
Comme la loi le prévoit, au bout de 48 heures en centre de rétention, l'intéressé a été présenté au juge des libertés et de la détention pour une prolongation de 15 jours de son placement en centre de rétention. Le juge des libertés et de la détention de Bobigny (était-ce celui-là ?) a refusé la prolongation de rétention administrative. Le préfet de Seine-Saint-Denis a aussitôt fait appel, et le premier président de la Cour d'appel de Paris a confirmé ce refus.
Le préfet de Seine-Saint-Denis, qui sait être procédurier quand ça l'arrange, a formé un pourvoi contre cette décision. Le texte de son pourvoi invoquait des arguments largement inspirés de la circulaire du 21 février 2006.
La Cour de Cassation a rejeté le pourvoi du préfet de Seine-Saint-Denis par un motif lapidaire que voici :
attendu que l’administration ne peut utiliser la convocation à la préfecture d’un étranger, faisant l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière, qui sollicite l’examen de sa situation administrative nécessitant sa présence personnelle, pour faire procéder à son interpellation en vue de son placement en rétention ; qu’ayant relevé que M. X... avait été convoqué, sur sa demande, pour l’examen de sa situation administrative, la cour d’appel a, par ce seul motif, jugé à bon droit, que les conditions de cette interpellation étaient contraires à l’article 5 de la convention européenne des droits de l’homme.
Comme je vous l'avais précédemment indiqué, quand la Cour de Cassation dit qu'une cour d'appel a jugé « à bon droit », c'est le plus haut compliment que la Cour puisse faire à une juridiction dont elle examine la décision. C'est une approbation totale et sans réserves. Dès lors, la Cour de Cassation applaudit à une décision de cour d'appel qui a estimé qu'une telle interpellation était contraire à l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui est notre writ of habeas corpus.
Messieurs les ministres de l'intérieur et de la justice ont donc co-signé une circulaire recommandant aux préfets une pratique d'arrestations illégales directement en violation de la Convention européenne des droits de l'homme... Chapeau bas.
Quand on sait que le paragraphe 1.3.1 de cette même circulaire laisse entendre qu'une interpellation d'un étranger dans un bloc opératoire (et pas dans l'hypothèse où l'étranger ferait partie du personnel soignant...) serait parfaitement légale, il est permis de penser que cette circulaire est susceptible de connaître d'autres avanies judiciaires.
J'ai une tendance assez personnelle à trouver que la Cour de Cassation est parfois bien trop frileuse en matière de protection des libertés au profit de l'autorité de l'Etat pour ne pas saluer cet arrêt comme une décision totalement à l'honneur de la Cour suprême. Les évolutions récentes du droit des étrangers, qui, je ne le répéterai jamais assez, sont de nature à faire honte à la France et aux valeurs qu'elle porte depuis si longtemps, semblent commencer à provoquer une certaine fronde chez les juges, et je m'en réjouis profondément. L'existence d'un vrai pouvoir judiciaire en France pour pallier aux les manquements du législateur ou de l'exécutif à leurs devoirs est une protection fondamentale, qui est insuffisante en France, mais qui fonctionne encore et il faut s'en réjouir.
PS : A quelques minutes près, Jules me grille la politesse. Lui aussi y voit un coup de règle sur les doigts des ministres, surtout celui des deux qui est candidat à un truc, là, bientôt.
Notes
[1] il faudra un jour que je vous reparle de la préfecture de Seine-Saint-Denis, préfecture où le droit français semble parfois ne pas s'appliquer.