Beaucoup de lecteurs m'ont interrogé, que ce soit à la suite de mon vademecum du juré d'assises, ou lors de billets précédents, sur cette curiosité procédurale qu'est la récusation des jurés. Tout le monde ou presque a vu un jour un feuilleton, téléfilm ou film montrant aux Etats-Unis la longue et minutieuse constitution d'un jury, où les jurés potentiels sont interrogés par les deux parties puis agréés ou non.
En France, il en va différemment, et la récusation est un terrible casse-tête, et disons le tout de gob, le royaume inexpugnable de l'arbitraire et du délit de sale gueule.
Nous recevons donc très peu de temps avant le procès (au plus tard l'avant-veille) la liste des 62 jurés (40+12). Elle n'est pas alphabétique mais par ordre de tirage, et mentionne le nom, les prénoms, la date et le lieu de naissance du juré ainsi que sa profession telle qu'il l'a déclarée. C'est tout.
Nous la parcourons attentivement afin de repérer les jurés qui apparemment risqueraient d'avoir un préjugé défavorable à notre client. Mais chaque fois, je ne peux m'empêcher de penser à ce que racontait Robert Badinter (était-ce dans l'Exécution ? Je n'ai pas retrouvé le passage) lors du procès de Bontems.
Il devait défendre Roger Bontems, aux côtés de Claude Buffet. Ceux-ci, détenus à la Centrale de Clairvaux, s'étaient mutinés et avaient pris en otage un gardien et une infirmière. Buffet les avait tous deux tués dans des conditions sordides, Bontems n'étant que présent, et accusé de complicité.
Dans la liste des jurés se trouvait une infirmière. Il prit le parti de la récuser si elle était tirée au sort, craignant une identification à la victime poussant à la sévérité.
Le jour de l'audience, elle fut tirée au sort, et conformément à sa résolution, la récusa.
Lors d'une suspension d'audience, elle vint le voir pour lui demander pourquoi il l'avait récusé, et lui révéla qu'elle faisait partie du comité départemental de la ligue des droits de l'homme et militait activement contre la peine de mort.
Rappelons que Roger Bontems fut condamné à mort et guillotiné.
Nous établissons donc une liste des jurés où une hésitation existe.
Le jour de l'audience, nous profitons du laps de temps entre l'ouverture des portes et la formation du jury pour examiner discrètement les jurés sans donner l'impression de les dévisager. Les grandes assises à Paris, où les avocats sont assis perpendiculairement à l'axe de la salle, permettent de se livrer à cet exercice sans trop de difficulté, les troisièmes assises encore mieux, la salle étant plus petite ; les petites assises, par contre, nous font tourner le dos au public, et l'exercice est plus délicat. Nous nous accoudons nonchalamment au box des accusés pour cela.
Nous ne savons pas qui est qui, les seul détails nous permettant d'identifier éventuellement un juré est le sexe et l'âge (une fois un juré avait 82 ans, il était facile à repérer). Là, nous établissons mentalement une deuxième liste des jurés douteux, basée uniquement sur les apparences. Les alcooliques sont faciles à identifier avec la couperose sur les joues et le nez, ou les manifestement dépressifs (je me souviens d'une jurée vêtue tout de noir, avec des lunettes de soleil alors que nous étions en janvier, se déplaçant au ralenti sous l'effet de calmants ; l'avocat général ne m'a pas laissé le temps d'ouvrir la bouche qu'il l'avait déjà récusée). Après ça, c'est une question de goût. Pour ma part, fort de la jurisprudence Badinter, je ne retiens que ceux posant le plus manifestement un problème.
Puis, le tirage au sort commence. Là, ça va très vite.
"Juré numéro X, Monsieur Y (ou Madame Z) !"
Les têtes se tournent vers la salle, vers celui qui se lève. Il prend son manteau, s'excuse auprès de ceux qui le sépare de la travée centrale, s'y engage, passe au niveau des avocats et de l'avocat général. C'est là que la récusation a lieu, habituellement.
C'est un simple "Récusé !" qui scelle le sort du juré. Le président met les formes : "Monsieur (ou Madame), vous êtes récusé. Nous vous remercions d'être venu, vous êtes libéré pour la durée de cette affaire. Merci de revenir jeudi à 9 heures précises. Vous pouvez rester dans la salle ou rentrer chez vous si vous le souhaitez."
Il y a bien des histoires qui circulent, tel cet avocat qui expliquaient qu'il récusait toujours le premier juré tiré au sort d'un ton féroce, avant de sourire aimablement à tous les suivants, afin qu'ils se sentissent "ses invités".
Les présidents d'assises avec qui nous discutons nous disent tous de toutes façons que tel juré que l'on croit faible et influençable peut se révéler un Démosthène dans la salle des délibérations, tandis que tel autre colosse à la bedaine rebondie a une voix toute fluette et ose à peine s'exprimer.
Dans ces conditions, pour ma part, je respecte le hasard, sauf pour quelques cas ou vraiment il est évident qu'on a affaire à un juré qui serait partial, mais dans ce cas, le ministère public a tôt fait d'intervenir lui aussi. Je ferais peut être une exception si un juré figurant sur ma première liste établie au cabinet figure aussi parmi les jurés dont le comportement me paraît bizarre, mais ça ne m'est jamais arrivé.
Je n'ai jamais constaté qu'un avocat général cherchait avec ses quatre récusations à former un jury plus favorable à l'accusation. Avec quelle science le ferait-il d'ailleurs ? Le ministère d'avocat est déjà assez lourd à porter pour qu'en plus nous jouassions les aruspices. Je n'accorde aucune foi à l'idée reçue qui veut qu'en cas de viol, un jury féminin soit plus enclin à la répression. Les femmes ne se font aucun cadeau entre elles, et j'ai déjà vu des jurés majoritairement féminin, qui plus est avec des cours majoritairement féminines, acquitter au bénéfice du doute.
De fait, je ne pense pas que l'âge, le sexe ou même la profession, qui est l'indice le plus révélateur à mon sens que nous ayons, soient des critères suffisants pour estimer la valeur d'un juré. Leur expérience, leur vécu sont bien plus importants, et ça, nous n'avons aucun moyen de le savoir. Ce chef d'entreprise au look versaillais tendance Villiers vous paraît avoir tendance à penser que la victime du viol qui va être jugé a sans doute un peu cherché les ennuis en se rendant un samedi soir chez son copain en sachant que que les parents de celui-ci étaient absents ? Pas de bol, sa fille a été violée dans les mêmes circonstances il y a quelques années.
Donc, dans le doute, je ne récuse pas. Ainsi, si le jury est mauvais pour mon client, je peux blâmer le sort, mais pas moi. Et les règles de vote sur la culpabilité tempèrent la sévérité de tel ou tel juré. De plus, la solennité de l'audience et la méticulosité avec laquelle faits et personnalité de l'accusé sont abordés fait bien plus pour museler les enragés que l'intuition irrationnelle qui reposerait sur tel ou tel délit de faciès.
Il ne faut pas attribuer des vertus thaumaturgiques au droit de récusation. C'est tout le contraire : c'est la consécration légale d'une superstition irrationnelle qui veut que le destin existe et qu'il faut pouvoir le conjurer. Sa justification est aussi de pur ordre pratique : plutôt que de laisser des débats s'engager sur l'opportunité d'écarter tel ou tel juré, débats qui seraient vexants pour le juré et remettraient en cause son impartialité ("Monsieur le président, le juré numéro 17 a de toute évidence fumé un joint avant de venir !"), la loi permet aux deux parties d'écarter un certain nombre de jurés, discrétionnairement et sans discussion possible. Cela coupe l'herbe sous le pied de la défense qui voudrait former un pourvoi contestant l'impartialité du jury en raison de sa composition : après tout, la défense pouvait récuser, qu'elle ne vienne pas se plaindre après coup.
De même, quel avocat ne s'est jamais dit, au cours des débats, où l'on peut observer à loisir le comportement des jurés, "Mais pourquoi diable n'ai je pas récusé ce juré ?".
Ce droit est aussi une malédiction.