Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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lundi 8 janvier 2007

lundi 8 janvier 2007

La République est elle soluble dans la soupe de cochon ?

Encore une fois, une question juridique a tenu le devant de la scène médiatique. Encore une fois, les questions juridiques en cause ont été consciencieusement évitées pour se concentrer sur l’aspect spectaculaire. Et cette fois encore, comme dans l’affaire du droit au logement opposable, la blogosphère juridique a été très réactive pour donner l’éclairage qui faisait défaut.

Un voyage en terre étrangère suivi d’une journée d’agonie à grelotter sous la couette m’ont empêché d’être aussi prompt , et je vous signale des billets antérieurs d’excellente facture sur la question :
chez Jules (de Diner’s Room),
chez le Silence des Lois,
chez Somni.
Même Embruns, qui est la quintessence du touche à tout (et croyez-moi, vraiment à tout…), aborde le sujet.

Enfin, quand je dis que je n’ai pas été prompt, vous me connaissez désormais assez pour savoir que c’est de la fausse modestie. Cela fait un an que j’avais donné mon avis sur le sujet, dans une discussion en commentaires chez Paxatagore, qui n’a pas perdu de son actualité.

Voici donc une petite bibliographie en guise d’introduction. Souffrez que j’y glisse également trois prolégomènes.

Premier prolégomène :
J’ai parfaitement conscience que le but voulu par l’association à l’origine de cette affaire est de faire du bruit, de faire parler d’eux pour ensuite jouer la carte de la victimisation. Et qu’une parade efficace serait de ne pas en parler. Je suis de ceux qui pensent qu’au lieu de se taire, s’adresser à l’intelligence des lecteurs peut être au moins aussi efficace. Plutôt que laisser le terrain aux jérémiades des caliméros en chemise brune, expliquer ce que dit réellement cette décision permet de démontrer, vous allez voir, que cette association a voulu et recherché cette interdiction, que son but était celui-là ; et non de soulager la faim de ses prochains. Témoin, sa première tentative d’il y a un an, qui a tourné en eau de boudin (humour). Voilà la noblesse de ces pleurnicheurs.

Second prolégomène:
Un juge, quel qu’il soit, quand il statue, ne donne pas son opinion qu’il érige en force de loi :
il tranche sur une question qui lui est posée,
que si elle lui est posée,
uniquement sur ce qui lui est demandé,
et encore à la double condition qu’il soit bien le juge concerné par la question (on dit qu’il est compétent pour examiner cette question) et que la personne qui lui pose cette question soit bien concernée par cette question (on dit qu’elle a qualité pour agir).

Bref : un juge, c’est exactement le contraire d’un blogueur.

Troisième prolégomène :
le droit administratif, dans lequel nous allons nous vautrer avec délice tel le verrat dans sa mare, est un droit prétorien. Ses grands principes résultent tous d’arrêts du Conseil d’Etat qui sont connus sous le nom du principal demandeur. Paradoxalement, le droit administratif est donc le plus proche du droit anglo-saxon et de sa règle du précédent. Tous les juristes de droit public connaissent ces arrêts légendaires qui sont rassemblés dans le fameux GAJA, les Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative, outil indispensable à la maîtrise de la matière. Deux de ces arrêts seront cités ici. Ce n’est pas l’auteur qui les a exhumé lors de recherches archéologiques : ce sont des monuments du droit, aussi connus pour les juristes que la tour Eiffel ou le Taj Mahal. Lorsque je les citerai, je ferai une note de bas de page afin d’édifier le lecteur.

Cessons de faire mijoter le lecteur, et venons en au fait.

Une association, que je ne ferai pas l’honneur de nommer, qui revendique clairement sa xénophobie, a décidé de distribuer aux SDF de la soupe faite exclusivement à base de cochon, afin d’exclure de facto de leur distribution les musulmans, juifs et hindous pauvres, qui refusent, pour des motifs religieux, de consommer du porc. On se doute que la première catégorie est plus particulièrement visée.

Plusieurs de ces distributions étant prévues sur Paris du 2 au 6 janvier, le préfet de police, représentant de l’Etat dans la ville lumière, a pris le 28 décembre 2006 un arrêté interdisant ces distributions, en raison d’un risque de trouble à l’ordre public, cette distribution s’analysant en manifestation xénophobe, qui risquait de dégénérer en affrontements.

Il est en effet de vieille tradition républicaine que l’autorité publique puisse prendre des mesures dites de police visant à prévenir des troubles à l’ordre public, quitte ce faisant à restreindre une liberté. L’ordre public regroupe plusieurs aspects : la tranquilité publique, la salubrité publique, la sécurité publique et depuis un récent arrêt Commune de Morsang Sur Orge[1], la dignité humaine.

Cependant, le juge administratif, depuis un célèbre Benjamin [2], exige que la mesure ne soit pas disproportionnée eu égard au but recherché, et que dans le cas d’une interdiction pure et simple, il n’y ait pas d’autre solution. Ce qui implique un examen méticuleux du but recherché, de la proportion des moyens, des autres solutions.

Face à cette interdiction, l’association saisit le juge administratif d’un “référé liberté”.

Le référé liberté est prévu par l’article L.521-2 du code de justice administrative, ainsi rédigé :

Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public [ce qui inclut au premier chef l’Etat, qui agit par ses ministres et préfets - NdA] (…) aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale.

Notez bien ces mots, c’est important : atteinte grave et manifestement illégale. La condition est cumulative. En référé, on ne peut consacrer un temps conséquent à une réflexion juridique approfondie : on est dans l’urgence (le juge a 72 heures pour statuer), et dans l’évidence. L’association a elle-même choisi un terrain difficile, où elle doit démontrer que l’arrêt est manifestement illégal, ou perdre son procès. Peut-être que l’arrêté est illégal, mais si ce n’est pas manifeste, si cela suppose un examen méticuleux du pour et du contre, le juge des référés n’y touchera pas, il n’est pas compétent, cela relève de la procédure de droit commun. Voilà l’enjeu exact du débat.

Le 2 janvier 2007, le tribunal administratif de Paris a considéré qu’il y avait une atteinte grave et manifestement illégale au droit de réunion et de manifestation de l’association concernée, quand bien même cette manifestation était à caractère discriminatoire, et a donc suspendu l’arrêté du 28 décembre 2006.

Le 3 janvier, le ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire a fait appel de cette décision, appel qui, en matière de référé liberté, est porté directement devant le Conseil d’Etat.

Le 5 janvier 2007, le Conseil d’Etat annule l’ordonnance de référé et confirme l’interdiction de cette manifestation.

Dans sa décision, le Conseil d’Etat statue en deux temps.

D’abord, il examine la décision attaquée par le ministre. C’est le propre des débats d’appel : ce n’est pas un procès à partir de zéro, c’est un procès à partir d’une première décision. Il faut donc commencer par démontrer au juge d’appel que la première décision n’est pas bonne pour pouvoir utilement en demander une nouvelle. C’est un détail essentiel qui échappe à beaucoup de justiciables allant en appel sans avocat (en matière pénale principalement) et qui sont tout surpris quand la première question de la cour est “Et que reprochez vous au jugement, à part de vous avoir donné tort, bien sûr ?”.

Ici, le Conseil d’Etat relève une contradiction de motifs, c’est à dire que le juge s’est contredit en disant que cette manifestation avait un caractère discriminatoire, mais que l’interdire constituait une atteinte manifestement illégale à la liberté de manifester. La loi interdit toute discrimination, c’est même un délit pénal. Dès lors qu’une volonté délictueuse est proclamée et assumée comme mobile à une manifestation, pourquoi dire qu’il est illégal et disproportionné de l’interdire ? Le raisonnement est boîteux, et le Conseil l’annule donc.

Deuxième temps : il n’y a plus de jugement, il faut donc statuer. Le Conseil d’Etat va donc examiner l’affaire comme si elle n’était jamais venue devant un juge : on appelle cela “évoquer”. C’est ce passage de l’ordonnance qui marque le pivot de l’arrêt :

Considérant qu’il y a lieu pour le juge des référés du Conseil d’Etat, statuant par la voie de l’évocation, de se prononcer sur le bien fondé des conclusions de la demande ;

Et là, le Conseil d’Etat va tenir un raisonnement on ne peut plus orthodoxe et conforme à sa tradition.

Tout d’abord, il s’interroge : au nom de quoi le préfet de police a-t-il interdit cette manifestation ?

L’arrêté contesté prend en considération les risques de réactions à ce qui est conçu comme une démonstration susceptible de porter atteinte à la dignité des personnes privées du secours proposé et de causer ainsi des troubles à l’ordre public ;

Ha, ha ! La dignité des personnes ! C’est l’arrêt Morsang Sur Orge. Le préfet a donc invoqué un motif d’interdiction que le Conseil d’Etat a déjà jugé légal par le passé.

Ensuite, le Conseil d’Etat se demande si la liberté de manifestation ne rend pas une telle mesure illégale. Il répond que :

le respect de la liberté de manifestation ne fait pas obstacle à ce que l’autorité investie du pouvoir de police interdise une activité si une telle mesure est seule de nature à prévenir un trouble à l’ordre public ;

Ha, ha ! S’il n’y a pas d’autre solution ! C’est l’arrêt Benjamin, dans tout son classicisme.

La question suivante devrait donc être : cette interdiction était-elle la seule solution ? Si c’est oui, l’arrêté préfectoral est légal, si c’est non, il est illégal.

Sauf que.

Sauf que nous sommes ici en référé. Le juge des référés n’est pas compétent pour répondre à cette question. La seule à laquelle il peut répondre est : cet arrêté est-il manifestement illégal ? Or il a déjà donné tous les éléments de réponse : l’interdiction peut être prononcée si elle invoque bien un motif d’ordre public accepté par le juge administratif, peu importe qu’elle nuise à la liberté de manifester. Et c’est le cas ici. Qu’il y ait une exception au recours à l’interdiction, peu importe ici, on est en référé. On ne peut matériellement s’interroger sur les effectifs de police disponibles pour protéger les membres de l’association, sur la réalité des risques, etc.

Le Conseil d’Etat va donc constater que l’interdiction par le préfet n’est pas manifestement illégale, et il a rempli son office :

En interdisant par l’arrêté contesté plusieurs rassemblements liés à la distribution sur la voie publique d’aliments contenant du porc, le préfet de police n’a pas, eu égard au fondement et au but de la manifestation et à ses motifs portés à la connaissance du public par le site internet de l’association, porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation.

La manifestation n’était pas anodine, son caractère discriminatoire était publiquement affiché sur le site internet de l’association. Dès lors, le risque de réaction violente face à l’humiliation que l’on veut infliger à une certaine catégorie de la population n’est pas inexistant. Cet arrêté n’était donc pas manifestement illégal.

Comme vous le voyez, tout juriste ayant obtenu son diplôme aurait su que cette manifestation pouvait être interdite sans que l’interdiction soit manifestement illégale. Que faire savoir à cor et à cris que cette distribution visait à exclure de son bénéfice les musulmans rendait cette interdiction probable. En fait, ce battage visait à provoquer cette interdiction.

Ce d’autant que ces distributions avaient déjà fait l’objet d’interdictions préfectorales il y a un an.

Ainsi, quoi qu’on en dise, ce n’est pas du politiquement correct de mauvais aloi, ce n’est pas de l’islamophilie déplacée, et surtout ce n’est pas la soupe en elle-même qui a été interdite : que les amateurs de potée dont est votre serviteur se rassurent. Le Jabugo pata negra cinco bellotas n’est pas encore hors la loi, Dieu merci (et si tel était le cas, je jure que je prendrais les armes et appellerais à la sédition, et je parie que les Conseillers d’Etat seraient à mes côtés sur les barricades).

C’est une manifestation xénophobe et discriminatoire qui a été interdite, quel que soit la forme hypocrite sous laquelle elle essayait de se camoufler.

Mes commentaires d’il y a un an reflètent toujours mon opinion, mais le simple fait qu’il y ait eu discussion avec plusieurs points de vue démontre à l’évidence que l’interdiction n’est pas manifestement illégale, et qu’il faut un recours de droit commun pour trancher la question au fond. J’ignore si ce recours a été formé par l’association. En attendant, le principe de l’interdiction demeure.

Notes

[1] Conseil d’Etat, 27 octobre 1995 : le Conseil d’Etat reconnaît la légalité d’un arrêté préfectoral interdisant un spectacle de lancer de nain comme étant contraire à la dignité de la personne et partant, troublant l’ordre public.

[2] Conseil d’Etat, arrêt du 19 mai 1933 : Le Conseil d’Etat déclare illégal et annule un arrêté du maire de Nevers interdisant une conférence de Monsieur Benjamin sur Courteline et Sacha Guitry au motif que des syndicats d’instituteurs avaient menacé de troubler cette conférence, Monsieur Benjamin leur étant peu sympathique, car, dit le Conseil d’Etat, le maire pouvait prévenir ces troubles par d’autres moyens qu’une interdiction radicale, qui était donc disproportionnée eu égard au but recherché

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