Quoi qu'on en dise par facilité de langage, il n'y a pas de petite affaire.
C'est une réflexion que je me faisais récemment encore. Je venais de plaider dans un dossier fort simple, faits reconnus et établis, où le seul enjeu était la peine : une privation du permis pour mon client était une catastrophe, or la jurisprudence du tribunal est de frapper systématiquement à ce niveau pour tous les délits routiers sauf un : le délit de conduite sans permis, pour des raisons que vous devinerez aisément.
Le procureur a requis l'annulation du permis à titre principal, malgré les explications déchirantes que je lui avais données en tête à tête en début d'audience. Quant au président et juge unique, il a déjà suspendu ou annulé les permis de tous les prévenus du jour. On peut ici parler de jurisprudence constante.
Toute ma plaidoirie a donc consisté à expliquer pourquoi il ne fallait pas prononcer de peine complémentaire de suspension ou d'annulation, en quoi les circonstances atténuaient la gravité des faits sans les excuser et j'avais même fait quelques propositions de peine originales en piochant dans la merveilleuse panoplie que le Code pénal met à la disposition des juges et dans laquelle ils vont si rarement fouiner quand ils jugent des séries de faits si semblables les uns aux autres.
Le président délibère sur le siège. Après ma péroraison, un silence s'abat sur le prétoire. Je reste debout, l'air impassible, en relisant mes notes pour que le président ne sente pas le poids de mon regard, on ne sait jamais.
Le silence dure, dure. Oh, quelques dizaines de secondes, mais pour les dossiers précédents, le jugement tombait à peine la dernière syllabe de la plaidoirie prononcée. Là, seule l'horloge murale rompt le silence de plomb par son tic tac, un craquement du bois des bancs de la salle d'audience brisant de temps à autres cette monotone litanie. Le juge attrape le Guide des infractions, l'ouvre à un onglet marquant les délits routiers. Il feuillette mes pièces, parcourt mes conclusions, ouvre le Code pénal. Pas de doute, j'assiste à un véritable délibéré.
Je fais en sorte de rester impassible, mais mon coeur s'emballe. Et si ? Et si j'avais réussi à faire vaciller la routine du tribunal, et si ce président, si hostile, comme tout magistrat en fait, à la déliquance routière, considérait que là, il y avait lieu de faire preuve de clémence ? Du calme, du calme. Si ça se trouve, tu l'as énervé avec ta danse du ventre pour éviter la suspension, et il est en train de rechercher le maximum qu'il peut légalement prononcer pour apprendre à ton client à ne pas faire l'imbécile au volant. Bon sang, comment vais je expliquer ça au client ? Et même s'il prononce une peine dans la lignée de sa jurisprudence, comment annoncer ça au client ? Bon, je peux faire appel, mais je connais la cour, ce n'est que reculer pour mieux sauter. Et mon client me fera-t-il encore confiance ?
Un claquement me ramène à la réalité. Le juge a reposé le Code pénal, il écrit quelque chose sur la première page du dossier, puis relève la tête. "Bien, le tribunal rend sa décision".
Le public derrière moi, captivé malgré lui par ce suspens inhabituel, retient son souffle. La greffière attend, le bic à la main. Le procureur saisit son feuilleton d'audience et se prépare à noter dans la case correspondante la peine prononcée et les suites à donner. Pour ma part, j'ai oublié de respirer depuis longtemps. Mon stylo tremble un peu dans ma main, j'écris sur mon dossier "délibéré :"... et j'attends la suite.
C'est au cours de ces secondes qui durent des siècles, où le coeur et les pensées s'emballent, où on se retrouve fébrile comme le jour du grand oral, dans le cadre d'un dossier sans importance, sauf pour le prévenu et son avocat, qu'on se prend à aimer ce métier, avec la joie qui nous inonde quand on obtient ce qu'on voulait, ou l'accablement qui nous écrase parfois jusqu'aux larmes quand on sent qu'on a échoué à faire passer ce qu'on voulait dire.
Mais chut, le président va prononcer la peine.