C'est un magistrat chenu, l'hiver qui a recouvert ses cheveux témoigne de son expérience. Il siège dans un tribunal de grande instance dans le ressort du quel se trouve un aéroport international, où il exerce les fonctions de juge des libertés et de la détention, notamment dans la terrible matière du droit des étrangers, terrible matière qui fera prochainement l'objet d'une série de billets tant la colère monte en moi.
Les étrangers qui sont amenés devant lui viennent soit d'un centre de rétention des étrangers, soit d'une zone d'attente de l'aéroport. Congolais de RDC, Congolais de Brazzaville, Colombiens, Maliens, Nigérians, Biélorusses, ils fuient tous des criminels aux noms aussi variés que Cobras, Ninjas, FARC, et les pires de tous, Misère et Désespoir. Les malheurs du monde défilent dans son prétoire, escortés par des gardiens de la paix.
A l'appel de chacun des dossiers, il regarde droit dans les yeux l'étranger prendre place, essayant par un sourire empreint d'humanité d'apaiser la peur qui noue le ventre de celui qui comparaît. Jamais il n'oublie de faire précéder son nom de "Monsieur" ou "Madame", il s'adresse à eux en des termes calmes et respectueux. C'est peu dire que l'audience s'en ressent. La sérénité baigne le prétoire.
A un Congolais dont la voix étranglée par la peur et la fatigue n'arrive pas à exprimer dans un français qu'il maîtrise mal les raisons détaillées de sa fuite, il dit "Soyez sans crainte, le tribunal sait que l'on ne quitte pas son pays sans y avoir mûrement réfléchi et sans avoir de bonnes raisons de le faire". C'est une évidence, mais qu'il est bon de l'entendre rappeler.
Il examine les procédures avec un soin méticuleux, aidé en cela par des avocats de permanence particulièrement compétents, et sanctionne impitoyablement le moindre vice. Ainsi ce Yougoslave amené devant lui, à bout de forces à cause de l'épuisement (il n'a pas dormi depuis son placement en rétention il y a deux jours) et de désespoir : au moment de sa sortie de prison pour infraction à la législation sur les étrangers, alors qu'il était "sortant", on lui a notifié son placement en centre de rétention en vue de son expulsion et il a vu sa liberté promise s'envoler de sous son nez. Le placement en rétention mentionne bien l'heure de notification, mais pas la levée d'écrou, qui ne mentionne que la date. Or il est impératif que la notification ait eu lieu AVANT sa levée d'écrou. Comme le juge n'est pas en mesure de s'assurer que la procédure a été respectée, il l'annule, en rappelant que la constitution fait de lui le gardien des libertés individuelles. "Vous serez libre dans quatre heures, sauf si le procureur fait appel", dit-il en souriant à l'homme qui n'ose croire que son cauchemar va prendre fin.
Et ce dernier étranger, qui justifie avoir échappé à un attentat par balles le visant directement et à qui la police de l'air et des frontières chipote le caractère sérieux de sa demande d'asile (une victime d'attentat se doit de succomber pour être prise au sérieux par l'administration) et dont la famille en France offre de l'héberger, après avoir approché de son bureau pour signer le procès verbal de la décision ordonnant sa remise en liberté immédiate, sursaute quand le magistrat se lève pour lui serrer la main, poignée de main muette et non consignée au procès verbal mais que tout le monde comprend comme des excuses tacites : la place d'un homme qu'on veut assassiner n'est pas en zone d'attente le temps que la police le réexpédie en urgence dans son pays d'origine.
Beaucoup de ceux qui comparaissent aujourd'hui ressortiront libres, grâce à l'actions conjuguée d'avocats compétents et d'un juge ayant compris que l'enjeu de la matière n'est pas la maîtrise d'un flux que l'on voudrait choisi et non subi, mais la liberté d'individus, d'êtres humains, que l'on parque dans des conditions ignobles pour faire des statistiques en vue d'une prochaine échéance électorale.
Le parquet ne fera appel d'aucune de ses décisions.
Dans un pays qui est en train de perdre la raison quand on lui parle d'étrangers, il est un magistrat qui sauve notre honneur car il est juste, et il l'est au nom du peuple français.