Comme annoncé, je suis allé ce 22 février au Palais de Tokyo pour la soirée de lancement du site Lestelechargements.com, le blogue pas gratuit qui tourne sous un logiciel gratuit.
Dès l'arrivée, c'est l'ambiance : des CRS partout, le trottoir de l'avenue du Président Wilson décrétée zone réservée, tous ceux n'ayant pas de sésame étaient priés de changer de côté de la rue. Bref, ça sent le dialogue et l'ouverture.
Après avoir présenté mon invitation mentionnant « Maître Eolas » et présenté une carte d'identité mentionnant mon véritable nom à un brigadier qui m'a laissé passer sans ciller (est ce du contournement de mesure technique efficace ?), il fallait encore montrer patte blanche pour arriver aux registres tenus par de charmantes hôtesses qui me nouaient au poignet un bracelet estampillé aux couleurs du site célébré ce soir, bracelet impossible à retirer sans le couper. Accès restreint, circulation limitée, surveillance accrue, sortie définitive : pas de doute, c'est une soirée DRM, Publicis fait bien les choses.
La salle consacrée à la fête grouille de monde mais d'un seul côté : là où sont les peoples. Pour repérer les peoples, rien de plus facile : il suffit de regarder qui éclairent les projecteurs des caméras de télé présentes. Louis Bertignac est assailli de questions, Gérard Jugnot également, tandis que Philippe Laville et Steeve Estatoff peuvent, dure loi du show-biz, circuler impunément dans la foule. Le reste du public est composé de bobos parisiens, qui ont passé la soirée au téléphone malgré la musique assourdissante ("devine d'où je t'appelle ?"), de midinettes BCBG toutes émoustillées de voir tant de stars, et d'artistes méconnus, savamment décoiffés à la Ariel Wizman et habillés chez Emmaüs à la Vincent Delerm, errant du côté du buffet.
Des ordinateurs sont disposés tout autour de la salle, connectés au site lestelechargements.com, sous windows et Internet Explorer, ça va de soi. Bon, un petit F11 pour virer le plein écran, et voilà la barre d'adresse : je peux faire le tour de mon blog en attendant que les choses sérieuses commencent. J'en profite pour télécharger Firefox, il n'y a pas de raison que Dotclear soit le seul logiciel libre présent. Ha, non, il y en avait d'autres : deux ordinateurs avaient eMule d'installé (Versac a des preuves).
La soirée s'est ouverte par trois discours, le premier d'accueil du directeur du Palais de Tokyo, très content de voir son ministre de tutelle, le second de Thierry Breton qui vient sans doute voir à quoi ressemble un blog à 180,000 euros, et le dernier de Renaud Donnedieu de Vabres, très content de voir son collègue chargé des gros sous.
Le premier discours était du léchage de botte sans intérêt mais aux normes.
Le second aligne les clichés ("merci de nous recevoir dans ce superbe palais", qui, pour ceux qui n'y sont jamais allé, ressemble à un chantier pas fini éclairé aux néons ; le mot musique n'était jamais bien loin du mot rémunération lui même immédiatement suivi d'équitable, j'en ai compté cinq au moins) et contient une perle : Thierry Breton, que la modestie n'étouffe pas, glisse qu'il avait imaginé internet avant que ça existe puisqu'il en a parlé dans un roman en 1985, et pose aussitôt après une question montrant sa maîtrise de l'internet : au fait, y a-t-il un espace entre « LES » et « TELECHARGEMENTS.COM » ? Cela dit, à la décharge du ministre au portefeuille, les logos décorant les murs sont effectivement rédigés « LES TELECHARGEMENTS.COM » avec un espace. Bravo Publicis.
Le troisième est plus intéressant. Bien que lu, j'ai senti une sincérité dans le ton du ministre, qui confirme l'impression que je ressens depuis le départ : RDDV hérite d'un projet de loi qu'il n'a pas rédigé mais doit faire voter et ressent une injustice dans le fait d'être devenu la cible d'attaques parfois très dures des adversaires à ce projet. Outre ce ton où transparaissait une sourde colère, trois points dans son discours ont retenu mon attention. Il a affirmé avec force que le droit à la copie privée serait préservé, que les peines de prison pour le téléchargement étaient exclues et que l'intéropérabilité était un droit : il considère que l'internaute a un droit à pouvoir écouter sa musique sur n'importe quel support : l'incompatibilité des formats (Sony – Apple par exemple) est donc une anomalie qui doit disparaître. Là, je ne peux qu'approuver mais las ! je suis juriste et quand on m'indique un objectif, je ne puis m'empêcher de me demander « et concrètement ça se passe comment » ? Mais le format de cette soirée était incompatible avec le débat juridique : encore un problème d'interopérabilité.
Le discours se concluait par un « place au débat ! », suivi d'une courte présentation du site sur écran géant et aussitôt Bob Sinclar aux platines a balancé de la musique tellement fort qu'on ne s'entendait qu'en se hurlant dans les oreilles.
Et c'est là que l'horreur m'est apparue dans toute son ampleur : il n'y avait pas de champagne. Tout au plus un punch pas mauvais (bonne idée la badiane mise à infuser dedans) mais trop sucré.
J'ai jeté un coup d'oeil au site en question, et ai pu constater ce que vous y avez sans doute vu vous même : le message est un peu à sens unique. Le film « les sauterelles » est parlant. Dans la série propagande, le message de Marc Lavoine, qui a l'air de se demander ce qu'il fait là, est affligeant : 300.000 emplois seraient menacés par le téléchargement, rien que ça. Démonstration ? Pas besoin, c'est un chanteur. Le chômage, c'est votre faute, Kazeux et eMuleux. Salauds.
Les informations sur la loi elle même sont quasi inexistantes : tout juste dix points clés en format audio, et Bob (oui, on est pote maintenant, je l'appelle Bob et il m'appelle Maître) s'est assuré que je ne pouvais pas les écouter sur les enceintes 2 X 5W disposées à côté de l'ordinateur. Bon, je n'ai rien perdu, puisque quand j'ai pu les écouter, j'ai entendu d'entrée cette perle (allez-y, cliquez sur le lien, c'est la première phrase) :
"Qu'est ce que
l'utilisation des
fichiers numériques a changé par rapport
à l'époque de l'utilisation des cassettes
analogiques ?
— L'apparition
des fichiers numériques a changé la
possibilité d'échanges de fichier."
sic.
Donc avant l'apparition des fichiers numériques, il
n'était pas possible d'échanger des fichiers
numériques ? Y'a pas à dire : Publicis
maîtrise son sujet.
Les contestataires étaient présents : un sournois en pull jaune faisait semblant de s'intéresser à ce que vous regardiez sur votre ordinateur en tentant de coller discrètement un autocollant EUCD.info (message personnel : il faudra reprendre des cours de ninjutsu, mon ami), tandis que rapidement les ordinateurs laissés à disposition (et demeurés très disponibles toute la soirée) affichaient les pages d'accueil des sites parasites lestelechargements.info, lestelechargements.fr, et lestelechargements.org (encore un coup de chapeau à Publicis de ne pas avoir sécurisé ces noms de domaine, là ça frise l'incompétence).
En fait, cette soirée a confirmé mes impressions sur le débat en cours sur les droits d'auteur :
-
les artistes ne comprennent rien aux enjeux réels mais ont réagi comme un seul homme au vote de la licence globale qui est pour eux une solution inacceptable ;
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quand les politiques sont face à une difficulté, ils croient qu'un bon coup de com' les sortira de là.
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il se dégage de cette agitation le sentiment d'assister à une réunion pour décider comment sauver l'industrie du fiacre face au danger de l'apparition de l'automobile : les acteurs actuels sont ni plus ni moins en train de refuser le progrès technologique pour défendre un schéma économique obsolète (le monopole du support) qui leur était particulièrement favorable. Le train a été raté en 2002 quand face à l'apparition des MP3, les majors ont fait fermer Napster. Deux ans de procès pour se retrouver face à Kazaa, eDonkey et aux réseaux en P2P. Des offres légales n'apparaissent qu'en 2005, pour proposer des fichiers limités, incompatibles entre eux, nécessitant impérativement un programme précis seul compatible, pour un euro le fichier, en espérant que du coup, les internautes qui depuis trois ans avaient pris l'habitude de télécharger gratuitement des formats hautement compatibles allaient se retourner vers ces nouvelles plates-formes. Ébénon. Et de deux trains de ratés.
- Personne ne semble trouver étrange que la bataille pour les droits d'auteur, "héritage des Lumières et de la Révolution Française", se fait aujourd'hui à front renversé. Historiquement, puisqu'on fait appel à l'histoire, les droits d'auteur protégeaient les auteurs et les compositeurs de musique contre leurs éditeurs et contre les interprètes qui jouaient leurs morceaux et interprétaient leurs pièces sans les rémunérer autrement que par l'achat des livrets, comme un particulier (et sans participation aux recettes). Mais c'est la première fois que les droits d'auteurs sont présentés comme menacés par le public, c'est à dire ceux là même à qui l'oeuvre est destinée. Ce n'est plus contre l'intermédiaire que la loi protège mais contre le consommateur final. Plutôt que d'accourir au garde à vous au mot de licence globale, voilà une piste de réflexion intéressante pour les artistes : votre ennemi est-il vraiment le public, qui aime vos oeuvres mais n'a pas envie de payer un euro pour que vous soyez rémunéré trois centimes ? Qui vous exploite ? Celui qui télécharge une de vos chansons sur internet ou celui qui vous retient 97% du chiffre d'affaire que vous générez ? Et si elle était là la bataille pour les droits des auteurs ?
Finalement, ministres et artistes sont partis assez tôt, et des hooligans ayant repéré l'ordinateur relié aux écrans géants commençant à l'utiliser pour afficher un peu tout et n'importe quoi, parfois avec goût, parfois d'un goût douteux, il était temps de partir.
Surtout qu'il n'y avait pas de champagne.
PS : Merci à Versac dont la très agréable compagnie a sauvé la soirée.