Journal d'un avocat

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vendredi 13 janvier 2006

vendredi 13 janvier 2006

Le DADVSI Code(5) : l'Opus d'Elie

Luc Saint-Elie, piqué au vif par ma critique de son emploi du terme stalinisme pour exprimer son désaccord avec la loi DADVSI, s'est fendu de plusieurs longs commentaires fort bien écrits et argumentés. Vous pouvez les lire ici, ici, et .

Il exprime plusieurs préoccupations et craintes des adversaires de cette loi.

Voilà qui m'offre l'occasion d'en expliciter le contenu en le confrontant à des critiques, ce qui sera bien plus intéressant qu'un commentaire de texte article par article.

Et me fournit un cinquième jeu de mot pour le titre.

Tentons de résumer ce que dit la loi DADVSI.

Ha, précision importante : vu l'état actuel de la discussion parlementaire, je m'en tiens au pur projet de loi. Tenir compte des amendements serait un travail herculéen, et une autre lecture devant avoir lieu au Sénat, probablement d'un intérêt éphémère. Gageons que le texte qui sortira finalement au JO sera assez proche du projet de loi pour que cette base de travail soit assez solide. Je ne tiens donc pas compte de l'adoption de la licence optionnelle.

D'abord, cette loi ne légalise pas les DRM (digital rights management, gestion des droits numériques, que la loi inclut dans la catégorie des "mesures techniques efficaces") : ils le sont déjà, ni ne les rend obligatoires.

Dès lors que l'informatique permet de limiter le nombre de copies (transferts vers un CD ou sur un autre ordinateur), il est tout à fait légal pour un auteur ou ses ayant-droits (concrètement, les maisons de disques) d'utiliser ces protections, du moment que l'acheteur en est informé. C'est du droit des contrats : il y a une offre, qui est acceptée, ce qui forme le contrat. L'offre est librement fixée par le pollicitant, dans le respect de la loi. Ainsi, l'achat d'un CD n'est en fait que l'achat d'une reproduction d'une oeuvre musicale permettant un nombre illimité de représentations sur un lecteur adéquat. Il est tout à fait licite de ne vendre qu'un droit limité (le morceau ne peut être écouté qu'un nombre de fois limité, ou sur une période limitée). Si l'acheteur n'est pas d'accord, il n'achète pas, ou négocie des droits plus étendus, hypothèse à écarter pour un particulier seul, mais des actions collectives sont possibles. Notons que pour le moment, les deux offres existent simultanément : le droit limité (vente en ligne à prix modique) ou illimité (vente sur support CD audio à prix scandaleux plus élevé).

Par exemple, un groupe de communication propose de télécharger des films visibles sur ordinateur, qui ne peuvent être regardés que pendant 24 heures, pour 3 euros, ce qui est moins cher qu'un DVD que parfois, on ne regarde qu'une fois. Idéal pour ceux qui voyagent avec leur portable. Je me souviens avoir vu un service vendant des DVD qu'un produit chimique rend illisible au bout de quelques heures.

Ce sont des mesures techniques efficaces, et tout à fait licites en soi.

Ce que change la loi DADVSI, c'est que ces mesures doivent être légalement protégées. En l'état actuel, un informaticien qui parviendrait à supprimer la protection d'un film canalplay pour le voir indéfiniment ne commet qu'une faute contractuelle civile. La loi DADVSI assimilera ce fait à de la contrefaçon.

Mais si un musicien décide de mettre ses oeuvres en circulation sans mesure technique efficace, il en a parfaitement le droit. Tel est le cas des podcasts, par exemple ; ce sont des oeuvres numériques comme les autres. Un podcast en mp3 reproductible aisément restera parfaitement licite une fois la loi DADVSI adoptée. Nul n'imposera à Bloïc™ de mettre des DRM sur ses podcast.

Bref : la loi DADVSI ne rend pas les DRM obligatoires, elle rend leur respect obligatoire et pénalement sanctionné. Mais les formats ouverts comme le .OGG ne sont pas concernés. Les DRM ne sont pas les seules mesures techniques efficaces : la destruction chimique du support en est un autre exemple.

Voilà pour la philosophie de la loi.

Concrètement, la loi se divise en 5 titres, dont seul le titre I (articles 1 à 15) nous intéresse, et spécialement son chapitre 3 (article 6 à 15) : Le titre II concerne les agents publics pour les œuvres réalisées dans le cadre de leurs fonctions ; le titre III précise les modalités de contrôle des sociétés de perception et de répartition, le titre IV étend l'obligation du dépôt légal aux logiciels et bases de données et le titre V étend cette loi aux DOM TOM.

La loi définit les mesures techniques efficaces dans un langage de pur technocrate : « toute technologie, dispositif, composant, qui, dans le cadre normal de son fonctionnement, empêche ou limite les utilisations non autorisées par le titulaire d'un droit d'auteur ou d'un droit voisin du droit d'auteur, d'une œuvre, d'une interprétation, d'un phonogramme, d'un vidéogramme ou d'un programme ». De l'art de faire des redondances…

La loi fait obligation aux utilisateurs (les maisons de disque et sociétés de production) de ces mesures techniques efficaces d'accorder "de manière non discriminatoire" des licences d'utilisation aux fabricants de lecteurs et concepteurs de logiciels de lecture, à condition que ceux-ci respectent à leur tour ces mesures. Que donnera l'application de cet article ? Bien malin qui pourrait le dire. La loi ne précise pas les sanctions de cette obligation.

Tout contournement ou procédé permettant le contournement de ces mesures techniques devient un délit : la fabrication d'un lecteur ou d'un logiciel lisant tous les fichiers sans tenir compte des DRM deviendrait illicite.

Les logiciels libres (de lecture d'oeuvres numériques, Linux, Firefox et Dotclear ne sont pas concernés) sont-ils menacés ?

A première vue, non, je ne vois pas en quoi. Les concepteurs de VLC doivent pouvoir obtenir des licences d'utilisation des DRM dans des conditions non discriminatoires. Je sais que cette portion du programme, nécessairement inaccessible, contrevient aux règles définissant les logiciels libres qui doivent être intégralement accessibles en code source. Mais là, il y a conflit entre une loi et une définition. C'est la loi qui l'emporte.

Cette disposition donne la base légale pour que les divers constructeurs de baladeurs rendent enfin leur produit compatible avec les formats concurrents. C'est une avancée, je pense.

Qu'en dit Luc Saint Elie ?

Première critique, assez générale : le texte serait "à côté de la plaque" comme allant contre le sens de l'histoire, rien que ça.

Plus prosaïquement, il exprime la crainte que les évolutions techniques et la détérioration physique des supports rendent à terme impossible la transmission de ces données dans un cadre familial par exemple. Très concrètement, il pense aux livres et disques vinyles de nos parents, que nous pouvons lire et écouter à loisir, tandis qu'un fichier muni de DRM, ne pouvant être transmis que sur un nombre limité d'ordinateurs ou gravé qu'un certain nombre de fois, est destiné à disparaître, puisqu'une fois qu'il aura figuré sur un nombre prédéterminé de disques durs et de CD-ROM, il ne pourra plus être reproduit, et que ces supports perdront un jour leur efficacité, ce d'autant qu'en 2100, il est peu probable que le .m4p soit encore un format lisible.

Souci légitime, encore qu'à relativiser d'un strict point de vue historique. Les tourne-disques sont des collectors, les lecteurs VHS sont obsolètes, et bientôt vous aurez bien du mal à écouter vos vieux 33 tours et vos cassettes VHS (qui a encore un magnétoscope Philips V2000 ?). La discothèque de mon grand-père reste dans les cartons où l'ont mis ses héritiers, et ses livres ont pour la plupart été refusés par Emmaüs à qui on les a proposé. Quant aux 45 tours de ma jeunesse, je ne suis pas sûr qu'ils constituent un patrimoine que je serai fier de transmettre à mes enfants…

La perte du patrimoine culturel individuel existe et existera toujours, au même titre que la dissipation de l'argenterie, sauf à ce que chacun d'entre nous se transforme en gardien de musée des générations antérieures.

Là, on touche au sens de la création législative : le législateur doit parfois trancher entre deux intérêts opposés : la discothèque de Luc Saint-Elie (et plus largement la conservation intégrale du patrimoine artistique des individus) d'une part, la protection des droits des artistes d'autre part. Le législateur, européen en l'occurrence, a tranché en faveur des seconds, pour favoriser, selon lui, la création en protégeant la source de leurs revenus : le droit exclusif sur leur oeuvre. Je n'exprime pas ma préférence personnelle ici : j'énonce un fait. Il suffit de lire l'exposé des motifs de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information :

(9) Toute harmonisation du droit d'auteur et des droits voisins doit se fonder sur un niveau de protection élevé, car ces droits sont essentiels à la création intellectuelle. Leur protection contribue au maintien et au développement de la créativité dans l'intérêt des auteurs, des interprètes ou exécutants, des producteurs, des consommateurs, de la culture, des entreprises et du public en général. La propriété intellectuelle a donc été reconnue comme faisant partie intégrante de la propriété.

Le législateur a arbitré entre deux intérêts divergents. Il n'y avait pas un bon et un mauvais. Il n'a pas choisi celui des consommateurs : en tant que consommateur, je le regrette. Luc Saint-Elie le regrette, lui, au nom du patrimoine culturel à transmettre. Qu'il se rassure : comme il le relève lui même, « les données numériques ne sont pas des éléments fixes mais des éléments nomades, destinés à errer de support à support ». Ses disques se perdront dans l'oubli comme les larmes dans la pluie, mais les données, elles, ne seront jamais perdues. La pérennité des oeuvres n'est pas, à mon avis, menacée par cette loi, pas plus qu'elle n'est garantie, puisque là n'est pas son propos.

Luc Saint-Elie m'interpelle d'ailleurs par une question qui montre à mon sens qu'il a mal cerné l'objet de cette loi :

Maître Eolas, vous qui êtes juriste, quel regard portez-vous sur le fait que je détiens des livres que je n’ai pas payés puisqu’ils me viennent de mes parents, que je détiens des disques que je n’ai pas payés puisqu’ils me viennent de mes parents, que demain, je peux aller voir un vieux bouquiniste et lui acheter des livres pour lesquels il n’a pas payé ni l’auteur ni les ayant droit ? Suis-je un malfaiteur ?

Bon, je ne consulte pas sur ce site en principe, mais je ferai une exception. Non, vous n'êtes pas un malfaiteur, vous êtes un héritier ou un donataire. Vous possédez une reproduction matérielle originale (pardon pour cette oxymore), c'est à dire licite. Vous n'avez causé aucun préjudice à l'auteur de ces livres ou disques car vous n'avez pas copié l'oeuvre. Il n'en va pas de même lors de la circulation d'oeuvres numériques, puisque la transmission implique l'apparition d'un nouvel exemplaire de l'oeuvre et non sa transmission. Aucune analogie pertinente ne peut être tirée de la comparaison d'un livre papier ou d'un disque vinyle avec une oeuvre numérisée.

la notion de copie (je lui préfère celui de migration qui a le mérite de ne pas être encore connoté) est inhérent à la numérisation. La migration de données n’est pas une simple péripétie occasionnelle, c’est un des éléments constitutifs d’un univers numérique.

Parfaitement, même un nul en informatique comme moi le sait. La loi DADVSI dissipe tout doute en ajoutant une exception au principe "pas de copie sans autorisation de l'auteur" :

Article L.122-5, 6° (futur) : L'auteur ne peut s'opposer à « La reproduction provisoire présentant un caractère transitoire ou accessoire, lorsqu'elle est une partie intégrante et essentielle d'un procédé technique et qu'elle a pour unique objet de permettre l'utilisation licite de l'œuvre ou sa transmission entre tiers par la voie d'un réseau faisant appel à un intermédiaire ; toutefois, cette reproduction provisoire qui ne peut porter que sur des œuvres autres que les logiciels et les bases de données, ne doit pas avoir de valeur économique propre », article 1er de la loi.

Luc Saint-Elie se lamente du fait que cette évolution fait que nous allons être dépossédés des oeuvres numériques. A terme, les fichiers que nous achetons, voire les CDs audio et DVD ordinaires, finiront par ne plus être lisibles, par épuisement des DRM ou obsolescence de la mesure technique efficace, quand ils ne sont pas illisibles ''ab initio''. C'est un risque, qui doit avoir comme contrepartie la baisse du prix de la musique. Si iTunes vous vend un morceau un euro, pouvez-vous exiger d'avoir l'équivalent parfait d'un CD single ? Est-ce un scandale que vous risquiez de ne plus pouvoir l'écouter dans dix ans et que vous soyez obligé de le racheter un euro sous un autre format ? On pourrait même imaginer à terme une véritable écoute à la demande, où l'auditeur rémunère modiquement l'artiste, mais le fait à chaque fois qu'il écoute une oeuvre de lui.

Comprenez moi bien : je ne dis pas que cette évolution est bonne, souhaitable et digne de réjouissance. Mais ce n'est pas non plus du e-stalinisme, ou du e-fascisme.

Qui plus est, cette loi transcrit une directive européenne. La France est tenue de le faire, elle a trois ans de retard. La directive en question a été adoptée dans des conditions totalement transparentes (la procédure européenne est détaillée sur cette page) et le processus remonte à 1997 pour s'achever en 2001. Espérer que ce projet sera abandonné ou "jeté à la poubelle" est une chimère.

Mais l'Union Européenne n'est pas la machine à réglementer soumise aux intérêts des lobbies qu'on nous a vendu le printemps dernier. Elle a remarqué depuis longtemps que les technologies évoluent et que le législateur européen est faillible.

La démarche de l'Union est que la priorité doit être que TOUS les états membres appliquent les même règles, pour éviter des distorsions nuisibles à la concurrence et la libre circulation des biens culturels, même si ces règles ne sont pas satisfaisantes (elles ne sauraient satisfaire tout le monde) ; une fois ces règles appliquées partout, on observe les résultats, au besoin par périodes de trois ans, et on envisagera une nouvelle directive plus adaptée. C'est la clause de "revoyure" (article 12 de la directive). Problème ici, quatre pays étant en manquement de cette directive, dont la France, ce ré-examen, qui devait avoir lieu le 22 décembre 2004, soit après trois ans d'application, est bloqué.

Donc l'inaction de la France contribue à aggraver les aspects critiquables de cette loi. Ainsi, Luc Saint-Elie appelle de ses voeux une remise à plat totale. La Commission ne demande pas autre chose, mais elle refuse de le faire tant qu'elle n'aura pas constaté les résultats de quelques mois ou années d'application dans TOUTE l'Europe.

Etant entendu que de toutes façons, la Commission aura toujours comme priorité la protection des droits des auteurs. Et que cette protection se fera forcément d'une façon ou d'une autre au détriment du consommateur.

Celui-ci n'est pas toutefois sans protection.

La loi protège le consommateur contre un produit non conforme : si un acheteur se retrouve avec un CD illisible, il bénéficie de l'action en conformité de l'article L.211-4 du Code de la consommation, qui n'est qu'une transcription… de la directive 1999/44/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 mai 1999.

Si vous êtes tenus de respecter les DRM des oeuvres que vous achetez (et que vous n'êtes jamais obligés d'acheter une oeuvre protégée par des DRM), les ayant-droits sont tenus de vous fournir une copie lisible de cette oeuvre, ou de vous rembourser si cela s'avérait impossible.

Ajout de dernière minute : Tristan Nitot soulève dans son billet d'hier une autre objection : l'article 8 de la loi autorisant à limiter le nombre de copies sans fixer de minimum permettrait à l'éditeur de fixer ce nombre à zéro (futur article L.331-6 du CPI).

Dans ce sens, il cite Bernard Lang qui invoque l'amendement n°30 qui veut faire préciser dans l'article L.331-6 du CPI que ce nombre doit être au moins égal à un.

Je ne partage pas cette opinion. L'article L.331-6 ne fait pas obstacle au droit de copie privée de l'article L.122-5 du même code. L'auteur ne peut s'opposer à la réalisation d'une copie privée (art. L.122-5) mais peut limiter ce nombre de copies (Art. L.331-6). Sauf à donner à la loi un sens absurde, l'interprétation necessaire est qu'au moins une copie doit pouvoir être réalisée. Notons que la loi est muette sur la limitation du nombre de copies de cette copie. Graver un fichier iTunes au format CD audio inscrit-elle des DRM sur le CD ? Il ne me semble pas.

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