Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 26 mars 2020

Le confinement de procédure pénale

J'inaugure avec ce billet une nouvelle catégorie de billet, qui sera, sinon éphémère, du moins provisoire, sur ce que le confinement que connait la France entraîne comme conséquences sur notre droit.

Et pour commencer, ce blog étant la maison des pénalistes, voici un petit vademecum de ce que l'ordonnance à paraître très prochainement (Mise à jour 26/03/2020 : le texte est paru ce matin.) va changer en procédure pénale, sous réserve des changements de dernière minute avant sa signature et sa publication, qui le cas échéant donneront lieu à correction ici même.

Ces modifications, qui ne sont pas de détail, ont une durée de vie limitée : elles prendront fin un mois après la levée de l'état d'urgence sanitaire qui, attention, ne sera pas forcément la fin du confinement, qui n'en est qu'une des modalités.

Voici les mesures en question (les numéros entre parenthèses renvoie au numéro de l'article de l'ordonnance).

Suspension de tous les délais de prescription de l'action publique et de la peine (3)

Tous ces délais sont suspendus à compter du 12 mars jusqu'à l'expiration de l'ordonnance, un mois après la fin de l'état d'urgence sanitaire.

Aménagement des voies de recours (4)

Tous les délais de recours fixés par le CPP sont doublés, sans pouvoir être inférieurs à 10 jours. Seule disposition exclue : le délai de 4 heures pour un référé détention de l'art. 148-1-1 CPP, on comprend aisément pourquoi. Cette disposition n'a toutefois aucun effet rétroactif, mais une autre ordonnance a suspendu tous les délais notamment de recours à compter du 12 mars 2020 jusqu'à un mois après la levée de l'état d'urgence sanitaire, soit par décret, soit de plein droit deux mois après l'entrée en vigueur de la loi (le 24 mai 2020), fin de l'état d'urgence qui refera courir les délais pour leur durée ordinaire, dans la limite de deux mois.

Tous les recours peuvent être faits par lettre recommandée AR, de même que le dépôt de mémoires ou de conclusions, et les demandes d'actes au greffe du juge d'instruction, et les demandes de mise en liberté ou de modification de contrôle judiciaire, puisque l'alinéa 2 vise "toutes les demandes". Les appels et les pourvois et demandes d'actes au juge d'instruction peuvent être formés également par lettre recommandée AR ou même par courriel si une adresse électronique à cette fin est fournie, auquel cas un accusé de réception électronique sera envoyé par la juridiction. Attention, cela ne vous dispense pas de faire figurer dans la déclaration d'appel ou de pourvoi toutes les mentions légales, faute de quoi vous serez irrecevable, et vous n'aurez pas de greffier pour s'en assurer pour vous en rédigeant la déclaration. NB : la demande par voie électronique ne concerne pas les demandes de mise en liberté ou de modification de contrôle judiciaire. Rappel du droit commun : les demandes d'acte, de mise en liberté, et de modification de contrôle judiciaire sont adressées au greffier du juge d'instruction et non au magistrat, à peine d'irrecevabilité (Cass. crim., 1er avr. 2009, n°09-80056).

Généralisation de la visioconférence (5) Cette généralisation concerne toutes les juridictions pénales, sans qu'il soit nécessaire de recueillir l'accord des parties. La loi dit "si", j'ai envie dire "quand", il est impossible techniquement de recourir à un tel moyen (parce que ça marche pas par exemple) le juge peut décider d'utiliser à la place tout autre moyen de communication électronique, y compris téléphonique. Les conditions légales pour que ce moyen puisse être employé sont que la transmission soit de bonne qualité, qu'il ait été possible de s'assurer de l'identité des personnes, et que cela garantisse la confidentialité des échanges entre les parties et leur avocat. C'est au juge de s'assurer à tout instant que ces conditions sont remplies, respectent les droits de la défense et garantissent le caractère contradictoire des débats. Les opérations sont décrites dans un procès-verbal dressé par le greffier.

Hormis quelques juridictions où les chefs de juridictions et les bâtonniers ont des geeks, ça va être très compliqué à mettre en place si l'avocat n'est pas sur place. Rien n'interdirait à un avocat de plaider depuis son cabinet ou son domicile, mais la visioconférence mise en place par le ministère de la Justice ne relie que les juridictions entre elles, et les établissements pénitentiaires ; quant à recourir à un autre moyen, même si l'ordonnance donne au président de vastes pouvoirs, encore faut-il qu'il sache lesquels utiliser, et comment le faire.

Transfert de compétence d'un tribunal judiciaire à l'autre (6) Si une juridiction du 1er degré n'est plus en capacité de fonctionner, le premier président de la cour d'appel peut transférer tout ou partie de son activité à un autre tribunal identique de son ressort. Ce transfert de compétence vaut pour les affaires en cours. Je doute que ce texte soit applicable à la cour d'assises, qui n'est pas à proprement parler une juridiction du 1er degré, puisqu'elle relève de la cour d'appel, même quand elle siège dans un tribunal judiciaire, et sa lourdeur rend impraticable un tel transfert de compétence (les jurés resteront tirés au sort sur les listes de la première juridiction, avec l'éloignement que cela suppose).

Dérogation à la publicité des audiences (7) Le président de la cour d'assises ou du tribunal de police ou correctionnel peuvent ordonner la publicité restreinte voire le huis clos à toute audience, y compris pour la reddition du jugement, auquel cas il devra être affiché dans un lieu accessible au public. Le président peut décider que les journalistes ne se verront pas opposer le huis clos, mais c'est à sa discrétion, ce qui est regrettable.

Remplacement des juges d'instruction empêchés (12) Un juge d'instruction empêché peut être remplacé par un des juges du siège par simple ordonnance du président, et non par l'assemblée générale des magistrats de ce tribunal.

Dérogation à la présence physique d'un avocat en garde à vue (13) L'assistance de l'avocat lors de la garde à vue, que ce soit pour l'entretien et l'assistance aux auditions et confrontations, peut se faire par télécommunication, comme le téléphone, à la demande de l'avocat ou su proposition de l'OPJ si l'avocat accepte. Je ne sais pas comment on va faire tamponner le CERFA par téléphone. Je ne vois pour ma part pas de difficulté à ce que l'OPJ nous envoie copie intégrale de la procédure par mail sécurisé avant que l'entretien avec nos clients (chut, je tente un truc, là).

Prolongation de la garde à vue des mineurs de 16 à 18 ans sans présentation au procureur (14) Self-explanatory.

Prolongation des délais de détention provisoire (16) En matière correctionnelle, les délais de détention provisoire et d'ARSE sont prolongés de plein droit de deux mois si la peine encourue est ≤ 5 ans, trois mois au-delà. Six mois en matière criminelle, et pour toutes les affaires correctionnelles pendantes devant la cour d'appel. Cela s'applique aux mineurs de plus de seize ans détenus en matière criminelle ou si une peine d'au moins sept ans est encourue.

Délais applicables aux comparutions immédiates (17) Le délai de comparution devant le tribunal en cas de comparution différée et débat devant le JLD pour placement en détention provisoire passe de trois à six jours ouvrable (art. 396 CPP).

Le délai maximal de jugement d'une affaire en comparution immédiate passe de six semaines à dix semaines, et pour les affaires où 7 ans d'emprisonnement ou plus sont encourus, ce délai passe de quatre mois à six mois (397-1 CPP).

La durée de la détention provisoire d'un prévenu passe de deux mois à quatre mois, et en cas de comparution immédiate de quatre à six mois (art. 397-3 CPP).

Le délai pour la chambre des appels correctionnels pour juger un appel de comparution immédiate passe de quatre à six mois (397-4 CPP).

Le délai de deux mois pour une comparution différée (art. 397-1-1 CPP) passe de deux mois à quatre mois.

Allongement des délais en matière de détention provisoire (18) Le JLD saisi par le juge d'instruction d'une demande de mise en liberté a six jours ouvrés pour statuer au lieu de trois (art. 148 CPP).

Les délais qu'a la chambre de l'instruction pour statuer en matière de liberté (dix jours, lorsque l’appel porte sur une ordonnance de placement en détention provisoire, délai porté à quinze jours, lorsque l’appelant a demandé à comparaître à l’audience ; quinze jours, lorsque l’appel porte sur des ordonnances de refus de mise en liberté ou de prolongation de détention, délai porté à vingt jours lorsque l’appelant a demandé à comparaître à l’audience, art. 194 et 199 CPP) sont tous augmentés d'un mois.

La prolongation de détention provisoire en audience de cabinet (19) Le JLD statuant sur une demande de prolongation de détention provisoire statuera sans audience si la visioconférence n'est pas possible, sur la base des réquisitions du parquet et des observations de l'avocat en défense. Si l'avocat en fait la demande, il pourra présenter ses observations devant le juge, les cas échéant par un moyen de communication audiovisuelle. Le juge doit s'assurer du respect du contradictoire et des droits de la défense.

Allongement des délais en matière de pourvoi (20) Le délai de la cour de cassation pour statuer sur un pourvoi en matière de détention provisoire (567-2 CPP), de mise en accusation ou de renvoi devant le tribunal correctionnel (574-1 CPP) passe de trois à six mois et le délai pour déposer un mémoire en défense passe d'un à deux mois. Le délai de la Cour de cassation pour statuer en matière de mandat d'arrêt européen (574-2 CPP) passe de quarante jours à trois mois, et le délai pour déposer un mémoire passe de cinq jours à un mois.

Dispositions en matière d'exécution de peines Les détenus en détention provisoires peuvent être affectés en établissement pour peines (21) et les condamnés peuvent être affectés en maison d'arrêt quelque soit leur quantum restant (22). C'est la suspension de la séparation des longues peines et des courtes peines et présumés innocents qui gouverne le droit pénitentiaire. Le transfert de détenus peut se faire sans accord ou avis des autorités judiciaires pour des fins de lutte contre l'épidémie (23), ces autorités pouvant cependant ordonner leur modification ou leur fin.

Les jugements concernant les mesures de placement à l'extérieur, de semi-liberté, de fractionnement et suspension des peines, de placement sous surveillance électronique et de libération conditionnelle du JAP (712-6 CPP) et les mesures concernant le relèvement de la période de sûreté, la libération conditionnelle ou la suspension de peines relevant du TAP (712-7 CPP) sont rendus, à défaut de visioconférence possible telle que prévue par l'art. 706-71 CPP, sans audience, au vu des écritures du parquet et de l'avocat du condamné. Comme devant le JLD plus haut, l'avocat peut demander à présenter des observations, ce qui pourra se faire par visio (24).

Le délai pour juger sur appel suspensif du parquet (712-14 CPP) passe de deux mois à quatre mois (24).

Le JAP peut accorder les réductions de peine, les autorisations de sorties sous escortes et les permissions de sortir (712-5 CPP) sans CAP sur avis favorable du parquet. Sinon le recueil de l'avis des membres de la CAP se fait par écrit par tout moyen (25). Il peut également accorder lors de l'examen de situation accorder la libération sous contrainte (720 CPP) sur simple avis favorable du procureur si la personne condamnée a un hébergement et peut être placé sous le régime de la libération conditionnelle ; sinon l'avis de la CAP est recueilli par écrit par tout moyen (25).

Le JAP peut ordonner la suspension de la peine sans débat contradictoire si la personne a un hébergement et un reliquat à exécuter d'un an ou moins (720-1 CPP), ou quelle que soit la durée pour raison de santé (720-1-1 CPP) et même sans expertise médicale si le procureur est d'accord (26).

Une réduction supplémentaire de peine de deux mois peut être accordée par le JAP sans consultation de la CAP si avis favorable du procureur. Elle pourra l'être même après la fin de l'état d'urgence, mais après avis de la CAP dans ce cas, retour à la normale. Sont exclus du bénéfice de cette RPS-COVID les condamnés pour terrorisme, pour crime ou délit sur le conjoint, les personnes ayant initié une mutinerie en prison, et les personnes ayant eu un comportement de mise en danger des détenus ou des surveillants au regard des règles imposées par l'épidémie. Vous la voyez, la carotte pour les détenus ? (27)

Les détenus condamnés à une peine de 5 ans ou moins et à qui il reste à subir deux mois d'emprisonnement ou moins sont libérés et assignés à domicile dans les conditions du confinement, seul les motifs pour besoins professionnels, familiaux ou de santé impérieux lui étant autorisés. Cette libération est ordonnée par le procureur de la République sur proposition du directeur du SPIP, et cette mesure ne peut s'appliquer aux condamnés pour crime, pour terrorisme, pour violences sur mineur de 15 ans ou sur conjoint (28). Cette mesure peut être retirée par le juge de l'application des peines en cas de contravention pour violation du confinement. Il en va de même en cas de condamnation pour délit de violation réitéré des règles du confinement (art. L. 3136-1 du code de la santé publique). (28)

La conversion des peines de six mois au plus (747-1 CPP) en une peine de travail d’intérêt général, de détention à domicile sous surveillance électronique, en peine de jours-amende ou en emprisonnement assorti d'un sursis probatoire renforcé est rendue applicable aux peines en cours d'exécution dont le reliquat est de six mois au plus (29).

Enfin dans tous les cas, la chambre de l'application des peines de la cour d'appel peut statuer sur le relèvement de la période de sûreté, la libération conditionnelle ou la suspension de peine sans être composée du responsable d'une association de réinsertion des condamnés et du responsable d'une association d'aide aux victimes (712-13 CPP). (11)

Mesures applicables aux mineurs

Le juge des enfants peut prolonger sans audience des mesures de placement pour une durée de quatre mois (30) et les autres mesures éducatives de sept mois (30).

Attendez, on en a encore sous le pied Les dispositions qui suivent n'entreront en vigueur qu'en cas de décret constatant la persistance de la crise sanitaire malgré les autre mesures (8).

La chambre de l'instruction statuant en matière correctionnelle (9-I), le tribunal correctionnel en toute matière (9-II), la chambre des appels correctionnelle et la chambre spéciale des mineurs de la cour d'appel (9-III), le tribunal pour enfants en matière correctionnelle (10), le tribunal de l'application des peines et la chambre de l'application des peines (11) peuvent statuer à juge unique sur décision du président du tribunal judiciaire ou du premier président de la cour d’appel constatant que la réunion de la formation collégiale de la juridiction n’est pas possible. Cette décision ne semble pas être soumise à recours, faute de texte en ce sens, et on peut supposer que la Cour de cassation la qualifiera de mesure d'administration judiciaire.

En conclusion, on a des mesures largement dérogatoires au droit commun, qui en première approche me paraissent toutes avoir un lien avec l'impact prévisible d'une crise sanitaire majeure sur le fonctionnement des juridictions. Les mesures en droit de l'application des peines feront la joie des avocats pratiquant la matière, et les avocats peuvent toujours demander à être entendus et ne peuvent se voir imposer des mesures entravant leur ministère. Il nous appartiendra d'être vigilant quant à leur application, et vous pourrez compter sur nous, chers concitoyens.

Prenez bien soin de vous, je serais inconsolable que vous ne fussiez plus là pour lire mon prochain billet.

lundi 2 mars 2020

Du bon usage des exceptions (et du mot incident)

Ce billet a été inspiré par une série de tweets de mon confrère au barreau de Twitter, Maître McLane (le fil entier est là). Il faisait état de petits accrochages avec le parquet à l'occasion des journées de défense massive organisées par le barreau de Paris dans le cadre du mouvement de grève contre la réforme des retraites, dont je vous ai déjà parlé. Lors de ces journées de défense massive, au lieu d'avoir un avocat affecté à plusieurs dossiers, c'est le contraire : plusieurs avocats sont affectés à un seul dossier, chaque équipe étant en principe animée par un pénaliste chevronné, et le dossier est disséqué minutieusement et tout ce qui peut être critiqué l'est. Dans ce cas, nous prenons, dans l'urgence que supposent nécessairement les comparutions immédiates, des conclusions écrites (rappelons que le terme conclusions indique en droit une argumentation écrite exposant au juge une demande en expliquant son bien-fondé en fait et en droit, et qui le saisissent c'est à dire l'obligent à y répondre, que ce soit pour les rejeter ou y faire droit, dans les deux cas en expliquant pourquoi).

Permettez-moi, comme à l'accoutumée, de vous emmener faire un petit détour avant que je ne vous amène là où je veux en venir.

Quand j’ai le plaisir et l’honneur de participer à la formation de jeunes confrères et consœurs, un des conseils que je leur donne est, dans leur plaidoirie, de ne pas répondre aux réquisitions du procureur. C’est contre-intuitif mais c’est important. Pourquoi ?

Parce que c’est un travers de civiliste. Dans les procédures civiles (ce sont les litiges privés qui opposent des particuliers ou des sociétés ou associations entre eux et entre elles), procédure parfaitement accusatoire, le demandeur expose ses demandes, et le défendeur y réplique point par point. Puis le juge tranche dans sa décision, et à la fin accorde un article 700 ridiculement insuffisant à la partie qui gagne.

Il est normal de répondre point par point dans ces cas car chacune de ces demandes saisit le juge, c’est à dire l’oblige à y répondre. Ne pas répliquer, c’est risquer d’entendre le juge dire que cette demande n’est pas contestée et donc qu'il y fait droit.

La logique du procès pénal, inquisitoire, est toute autre : le juge est saisi des faits par l’acte de citation, et à compter de ce moment, a une très vaste liberté de décision et avant cela, pour mener son audience. Il doit rechercher lui-même la vérité, notamment en interrogeant le prévenu et le plaignant. (Curieusement, il fait montre d’un enthousiasme très modéré face à l’audition de témoins, malgré les injonctions de la CEDH, mais lire un PV c’est tellement plus rapide).

Cette procédure inquisitoire fait que le juge ne donne la parole aux avocats et au procureur pour poser des questions que quand lui-même a fini son interrogatoire. Autant dire que souvent, on n’a plus beaucoup de questions à poser. C’est la différence majeure avec un procès anglais où le juge ne pose éventuellement de questions que quand les parties ont fini leur interrogatoire qui est pour le moins vigoureux.

Les réquisitions du parquet ne constituent pas des demandes proprement dites, comme au civil : le juge n’a pas à y répondre de manière précise. Ce sont des suggestions, un « je serais vous, je prononcerais telle peine » (par ex les galères si vous êtes @Proc_Epique ).

Dès lors, les commenter, les décortiquer, est une perte de temps (la question n'est pas "est-ce que le procureur a raison ?", mais "que doit-on décider pour le prévenu, et le cas échéant le plaignant ?") et de fait revient à les répéter encore et encore, et à les graver dans l’esprit du juge lors du délibéré. En plus, certains confrères ou consœurs se font plaisir et en profitent pour critiquer le procureur lui-même à travers ses réquisitions, puisqu’il n’est pas censé répondre. Il peut demander à répliquer, mais ça impose au tribunal de rendre la parole à la défense qui doit s’exprimer en dernier. Ça agace le juge et ne sert à rien puisque le parquet peut se prendre une deuxième fournée de « le procureur est vraiment méchant ».

Par pitié, chers confrères, ne faites pas ça. C’est moche, c’est même un peu lâche, et pire que tout : c’est inutile. Ça n'aide pas le juge à prendre sa décision, et il sait déjà que le procureur est méchant : ils étaient ensemble à l'ENM.

Mais le droit est la science des exceptions. Il y a deux cas où ma prohibition de principe de répondre au parquet est levée.

Premier cas : si vous êtes d’accord avec lui. Il arrive que le parquet prenne des réquisitions modérées qui sont conformes à ce que vous vouliez obtenir (voire qu’il requière la relaxe). Dans ce cas, bien sûr que vous les répétez, pour les approuver. Il faut qu'elles soient gravées dans l'esprit du juge pour le délibéré, et ajoutez-y vos propres arguments : n'oubliez jamais que les réquisitions n'étant pas des demandes, il n'y a pas d'ultra petita, et le juge peut très bien aller au-delà des réquisitions.

Deuxième cas, plus rare : les réquisitions sont illégales. La peine requise est illégale, que ce soit la principale ou la complémentaire (j’ai vu une peine requise dépassant le maximum légal ou une interdiction du territoire demandée alors que la loi ne la prévoyait pas).

Là, il faut le signaler au tribunal, sans enfoncer le procureur qui sera déjà assez mortifié de son erreur, n’oubliez pas les principes essentiels de délicatesse et de courtoisie. L’élégance sert le discours. Et les procureurs ont de la mémoire.

C’est là que j’en reviens à ces histoires d’exceptions prises par conclusions écrites. Une exception en droit est un argument juridique soulevé en défense (on utilise le verbe exciper) qui vise à faire échec à tout ou partie des prétentions adverses. On le distingue de l'incident, qui est une demande qui modifie le cours de l'instance et sur laquelle il faut statuer avant d'examiner le reste de l'affaire. Si je soulève que l'action publique contre mon client est prescrite, je soulève une exception de prescription. Si je demande une expertise psychiatrique pour voir s'il n'est pas atteint d'un trouble mental, ou la disjonction du cas de mon client d'avec le reste du dossier, je forme un incident. Si je demande que telle ou telle pièce de la procédure soit déclarée nulle, c'est une exception de nullité.

C'est pourquoi je vous en supplie, amis magistrats, cessez de dire que, lorsqu'un avocat excipe de la nullité de tout ou partie de la procédure, l'incident est joint au fond. Ce n'est pas un incident. Vous demandez ou décidez, selon le cas, qu'en réalité l'exception soit jointe au fond.

Ces exceptions sont, en procédure pénale, et s'agissant du tribunal correctionnel, régies par l'article 385 du code de procédure pénale :

Le tribunal correctionnel a qualité pour constater les nullités des procédures qui lui sont soumises sauf lorsqu'il est saisi par le renvoi ordonné par le juge d'instruction ou la chambre de l'instruction.

(suivent deux alinéas réglant le cas où il y a eu une instruction préparatoire, puisque les nullités de procédures sont régies par les dispositions propres à l'instruction : compétence de la chambre de l'instruction, délai de six mois pour agir, purge des nullités à la fin de l'instruction).(NdEolas)

Lorsque la procédure dont il est saisi n'est pas renvoyée devant lui par la juridiction d'instruction, le tribunal statue sur les exceptions tirées de la nullité de la procédure antérieure.

La nullité de la citation ne peut être prononcée que dans les conditions prévues par l'article 565.

Dans tous les cas, les exceptions de nullité doivent être présentées avant toute défense au fond.

Notez bien que le code parle d'exceptions, pas d'incidents.

Cela signifie que si j'entends contester la régularité de la garde à vue, je ne peux le faire que devant le tribunal, et encore dois-je le faire avant toute défense au fond. La jurisprudence, appliquant scrupuleusement la règle du jeu de dupes qui veut que toute règle doit s'interpréter de façon la plus restrictive et en lui donnant le moins d'efficacité possible quand elle s'applique à la défense, a décidé "qu'avant toute défense au fond" s'entendait comme dès le début des débats, avant que l'interrogatoire du prévenu ait commencé, car répondre aux questions du président est déjà une défense au fond. Donc ces débats ont lieu aussitôt l'identité du prévenu constaté et les faits reprochés rappelés. Autre supplique : chers confrères, cessez de dire in limine litis dans vos conclusions pénales : c'est de la procédure civile. Ce n'est pas sale, mais il y a des chambres spécifiques pour faire ça.

Là où l'interprétation de cette règle par la jurisprudence devient manifestement dépourvue de sens, c'est quand on lit l'article 459 du code de procédure pénale, cœur des récriminations de McLane :

Le prévenu, les autres parties et leurs avocats peuvent déposer des conclusions.

Ces conclusions sont visées par le président et le greffier ; ce dernier mentionne ce dépôt aux notes d'audience.

Le tribunal qui est tenu de répondre aux conclusions ainsi régulièrement déposées doit joindre au fond les incidents et exceptions dont il est saisi, et y statuer par un seul et même jugement en se prononçant en premier lieu sur l'exception et ensuite sur le fond.

Il ne peut en être autrement qu'au cas d'impossibilité absolue, ou encore lorsqu'une décision immédiate sur l'incident ou sur l'exception est commandée par une disposition qui touche à l'ordre public.

Voici le résultat de la combinaison de ces articles : si j'estime que la garde à vue au cours de laquelle mon client a avoué les faits était illégale, je dois tout de suite le soulever, dès le début de l'audience. J'explique en quoi le tribunal doit à mon sens annuler cette garde à vue, et donc les aveux qu'il y a fait, puisqu'ils n'ont pas été recueillis dans des conditions légales. Le juge n'est pas censé, sauf exception exceptionnelle (impossibilité absolue, ou décision immédiate commandée par une disposition touchant l'ordre public, rien que ça), me répondre immédiatement, mais il joint l'exception au fond, c'est à dire qu'il me répondra par un seul jugement sur toute la procédure (et appelle ça "joindre l'incident au fond" pour me faire trépigner de rage). Puis le fond est abordé, et le président peut tout à loisir lire le procès verbal dont je viens de soutenir qu'il est illégal. À ce stade, il figure toujours au dossier, puisqu'il n'a pas encore été annulé. Ensuite, le juge se retire pour délibérer sur le tout, et revient en disant que oui, cette garde à vue était parfaitement illégale, et il annule ces aveux ainsi illégalement obtenus, reconnaissant ainsi que les débats au fond n'auraient jamais dû se faire avec cette pièce à la procédure. Et ensuite, il peut condamner le prévenu, estimant que malgré ses dénégations à l'audience, son intime conviction de juge est faite : il est bien coupable. Quelle mystérieuse intuition, n'est-ce pas ? Le jeu de dupes, dans toute sa splendeur.

Comme si cela ne suffisait pas, des juges et des procureurs ont cru devoir inventer une règle supplémentaire : pour que nos exceptions de nullité soient valables, il FAUDRAIT qu'elles fussent écrites. Dans une procédure orale. Mais l'oxymore ne semble pas les gêner. Pourtant, le texte est clair : la défense, comme toute partie PEUT déposer des conclusions. Elle n'y est pas tenue. Quand le législateur veut imposer des conditions de forme, il sait très bien le faire et le fait en des termes dépourvus de toute ambiguïté. Nous avons donc pris l'habitude, quand cette règle nous est sortie d'un mortier, de nous élever en bloc contre cette affirmation. Le code étant, pour une fois, avec nous, les présidents sont bien obligés de céder. Devant le caractère répétitif de ces incidents, nous avons même pris soin d'appeler la jurisprudence à la rescousse, puisque la cour de cassation nous a donné raison dans un arrêt du 26 avril 2017, n°16-82742, publié au bulletin, quand face à un (feu) juge de proximité qui avait refusé de répondre à des exceptions de nullité au motif qu'elles n'avaient pas été déposées par écrit, répond :

c'est à tort que la juridiction de proximité s'est estimée non valablement saisie de ces exceptions, les articles 385 et 522, alinéa 4, du code de procédure pénale n'exigeant pas que les exceptions de nullité soient soutenues par écrit.

C'est, peut-on croire, suffisamment clair. Eh bien non, pas assez, puisqu'à l'audience dont fait état mon confrère, et où j'étais, le procureur avait reproché à la défense de n'avoir pas pu préparer des conclusions écrites et, quand on lui a montré cet arrêt, a répliqué, avec une pointe de mauvaise foi, que ce n'était pas ce qu'il lisait du sens de cet arrêt.

L'info a quand même visiblement circulé un peu car le lendemain, c'est un tout autre argument qui nous a été sorti sur le fondement de cet arrêt : puisque la cour de cassation, dans sa décision, dit que c'est à tort que le juge de proximité s'est estimé non valablement saisi alors qu'il l'était par le moyen soulevé oralement avant toute défense au fond, l'absence de ces conclusions écrite empêchait toutefois la Cour d'être en mesure d'exercer son contrôle sur les réponses apportées par la juridiction. Et à l'audience, un procureur en a déduit que la jurisprudence précité permettait au tribunal de se dispenser de répondre aux moyens ainsi soulevés. D'où une légitime colère que je partage, même si je salue la franchise de ce parquetier, car c'est rare que le jeu de dupes soit ainsi aussi clairement et publiquement assumé.

Un autre argument que j'ai entendu soulevé était tiré du contradictoire. Là encore, les bras m'en tombent. La comparution immédiate est une procédure rapide, pour ne pas dire sommaire, décidée unilatéralement par le parquet, qui veille jalousement à sa prérogative et ne manque jamais de rappeler que son choix est souverain et qu'il n'a pas à en justifier. Et c'est vrai, il a raison. Mais il ne peut choisir souverainement une telle procédure et en pleurer la conséquence logique : le contradictoire est réduit à l'identique que les droits de la défense, prise à la gorge par le peu de temps qui lui est laissé. Nous ferons des conclusions chaque fois que nous le pourrons, et si vous en voulez des belles bien imprimées sur du velin avec la jurisprudence citée en annexe, faites plutôt une convocation par procès verbal, et jugez le prévenu dans quelques semaines. Vous verrez, la qualité des débats en est améliorée. Ou alors, c'est simple : donnez-nous accès à la procédure dès la garde à vue. Comme ça, nous préparerons les conclusions chez nous et vous les aurez en même temps que vous lirez la procédure de police avant d'orienter le dossier. Quand je vous dis que c'est gagnant-gagnant, les droits de la défense.

Donc, car il faut bien conclure (jeu de mot) : dans la mesure du possible, chers confrères, il faut prendre des conclusions écrites. Pour se protéger, en obligeant le tribunal à y répondre et en permettant aux juridictions supérieures d'exercer un contrôle sur les réponses apportées. Mais ce n'est pas obligatoire, seules les QPC prenant obligatoirement une forme écrite. Il faut alors veiller à annoncer dès les premières secondes que l'on soutiendra une exception de nullité. Et tenez tête au tribunal qui râlerait : qu'il se plaigne au législateur, qui a fixé les règles, et au parquet, qui a fixé la chronologie.

Et chers amis magistrats, nous faisons de notre mieux, mais en comparution immédiate, procédure choisie par le parquet où nous avons connaissance de la procédure, épaisse parfois de centaines de pages, au mieux trois heures avant le début de l'audience, vous ne pouvez sérieusement (et en tout cas pas légalement) exiger des avocats qu'ils vous fournissent des conclusions écrites. On essaie, croyez-nous, car c'est aussi dans notre intérêt, la procédure pénale ne nous pardonne rien quand elle pardonne tout au parquet. Mais par pitié, n'inventez pas des règles pour entraver encore plus la défense. Le CPP est là pour ça.

lundi 26 août 2019

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 2. L’attaque des clowns

Adoncques, en cette fin 2011, mon billet n’était point passé inaperçu, et, eu égard à l’ampleur relative que prenait cette pétition et la nouveauté du phénomène des Fake News sur Facebook, plusieurs médias se sont intéressés à l’affaire. L’association « Institut pour la Justice » (IPJ brevitatis causa car un billet sans latin est une Guinness sans mousse) a donc passé beaucoup de temps à lire mes écrits, ce qui est sans doute ce qu’il a fait de mieux dans son existence, et a retenu plusieurs cibles pour son offensive. Dans la presse généraliste tout d’abord.

Slate.fr le premier a publié le 22 novembre 2011 un article signé Julie Brafman intitulé « Ce qui se cache derrière l’institut pour la justice ». Dans cet article, le passage suivant a déclenché l’ire de cette association, ou plutôt comme on verra de son seul membre actif :

Cependant pour Maître Eolas, blogueur anonyme et avocat au barreau de Paris, cette progression vertigineuse serait factice: D’ailleurs, selon lui, l’ensemble de la démarche de l’IPJ relève de la «manipulation»: sur son blog, il consacre un billet-fleuve à la démonstration des erreurs, lacunes et faux-semblants de cette vidéo qui ne lui inspire «que du mépris».

Ce passage était accompagné d’un insert, en l’occurence un tweet de votre serviteur, où je reprenais une courbe de la progression du compteur de signature, courbe qui n’a de courbe que le nom, progression relevée automatiquement par un script fait par un de mes followers, et qui montrait sur un intervalle de 24mn une progression étrangement régulière. J’accompagnais cette publication du commentaire suivant : « compteur bidon des signatures de l’IPJ, voici la preuve. »

Le 30 novembre 2011, je fus invité chez feu Metro France pour un tchat en direct où je répondis à plusieurs questions. Las, ce tchat n’est plus en ligne, mais un des lecteurs me posa une question sur ledit compteur. À laquelle je répondis

 Je ne crois pas une seconde à la sincérité de ce chiffre. Ce compteur est hébergé par l’Institut, de manière opaque, ce qui fait qu’il se donne à lui-même un certificat de victoire. Sa vitesse de progression, rapide et constante (et qui n’a connu aucun « effet Agnès » lors de ce fait divers terrible) me rend très sceptique. »

Je parlais du meurtre d’Agnès Marin, interne au collège Cévenol du Chambon-Sur-Lignon, survenu le 16 novembre 2011. L’IPJ y vit une diffamation sur leur compteur de signature, sujet qui décidément les rendait fort susceptibles. Petit aparté, lors de ce tchat, j’ai même pris la défense de l’Institut pour la Justice face à un lecteur me demandant si c’était une association d’extrême droite, lui répondant que je ne croyais pas que c’était un sous-marin de ce courant de pensée. La suite me donnera tort. Ça m’apprendra.

Enfin, l’IPJ se tourna vers mon compte Twitter et retint plusieurs tweets de ma plume consacré à cette affaire, en l’occurrence un où j’écrivais : « ça se confirme, l’IPJ a un compteur de signatures bidon. Manipulation, manipulation », le tweet cité dans l’article de Slate ci-dessus (j’étais donc poursuivi plusieurs fois pour le même tweet), et enfin, celui qui allait me faire entrer dans les anales, le désormais célébrissime (et à qui la faute ?) cacagate : « l’Institut pour la Justice en est réduit à utiliser des bots pour spammer sur Twitter pour promouvoir son dernier étron » ; « je me torcherais bien avec l’institut pour la justice si je n’avais pas peur de salir mon caca. Une bouse à ignorer. Je le mettrais bien dans mes chiottes si je n’avais pas peur de les salir. »

Et dans ce dernier cas, j’ai un problème. Je suis bien en peine de mettre un lien vers ledit tweet -, non que je l’aie supprimé, je n’ai supprimé aucun des tweets de cette période. C’est que je ne l’ai jamais écrit. D’ailleurs, c’eût été impossible : mes toilettes sont beaucoup trop petites pour y faire entrer un institut. Mais surtout, à l’époque, les tweets étaient limités à 140 caractères, et le tweet en question en fait 155.

En fait, l’IPJ a fait un montage de trois de mes tweets, dont deux ne parlaient nullement de lui, mais du PACTE pour la justice, nom du pensum qu’ils tentaient de refourguer aux candidats à la présidentielle (et le président sortant, encore plus sortant qu’il ne le pensait d’ailleurs, Nicolas Sarkozy, s’est rendu en personne à un de leurs raouts ; je l’ai connu plus inspiré dans le choix de ses convives). C’est ce pacte, que l’IPJ vous appelait à soutenir (et à faire un don au passage), que j’appelais à ignorer dans un vibrant hommage aux bovidés qui fertilisent le terroir normand et que j’eusse mis dans mes chalets de nécessité si je n’avais craint de souiller leur parfaite asepsie (vous remarquerez que j’ai fait un réel progrès dans mon vocabulaire depuis, mes avocats y ont veillé). Et pour ceux d’entre vous qui douteraient (soyez bénis, c’est ce que je cultive et encourage ici) : voici le premier, qui répondait, le tweet ne semblant plus disponible mais j’en ai gardé copie, à « Qu’est-ce que c’est que ce pacte 2012? Une bonne chose ? Une historie vraie ? Merci. #Justice #2012 » voici le second, qui répondait à «  Bonjour maitre. Que pensez-vous de ceci ? » (suivait un lien vers le site du pacte 2012 où se trouvait la vidéo). Comme disait un philosophe de l’époque : manipulation, manipulation. Je tenais à le souligner ici car l’avocat de l’IPJ, incapable d’utiliser un simple moteur de recherche, pas même celui que propose Twitter, n’a jamais été fichu de les retrouver (ce qui m’a pris cinq secondes), et a insinué que je les avais supprimés. Ils ne l’ont jamais été et sont toujours en ligne à ce jour.

S’agissant du désormais fameux tweet, oui, oui, je l’ai écrit. Là encore, c’était en réponse à une questions sur le pacte pour la justice. Je me souviens fort bien des circonstances dans lesquelles je l’ai écrit. C’était au milieu de la nuit, à 1h43 du matin. Je sortais de garde à vue, après une longue audition sur des vols en bande organisée, et avant d’enfourcher ma fière monture, j’ai checké Twitter. Je suis tombé sur un énième tweet me demandant mon avis sur le Pacte pour la Justice. Fatigué, agacé de devoir répéter sans cesse tout le mal que je pensais de cette opération de comm’ reposant sur de la manipulation et du mensonge, j’ai répondu par cette fulgurance qui m’est venue comme la Marseillaise est venue à Rouget de Lisle. J’ai cherché dans la littérature le souffle de Calliope, et c’est Rabelais qui m’a répondu. Las, au milieu de la nuit, au lieu d’écrire « Pacte » pour la Justice , j’ai écrit « Institut ». Fatalitas. Si on ne peut injurier un pacte (mais on peut se torcher avec), on peut insulter un institut (et on ne peut pas se torcher avec, ce serait trop douloureux). Ce qui est ironique, c’est que s’agissant d’un tweet en réponse, posté à point d’heure, au jour de la plainte, ce tweet avait fait l’objet de 8 vues et d’un seul retweet (au jour où j’écris ces lignes, il en a 11…), ce qui est ridiculement faible. Ce tweet, certes, pas le plus brillant de ma carrière, je dispense la Pléiade, le jour où elle publiera mes œuvres, de l’y faire figurer, ce tweet donc aurait dû passer inaperçu et rester dans les limbes de l’oblivion qui était son destin si l’IPJ ne lui avait pas donné une telle publicité, et une telle postérité. Le droit de la presse a été écrit par Damoclès.

Récapitulons. Au total, l’IPJ a déposé pas moins de huit plaintes.

  • Contre Jean-Marie Colombani, directeur de la publication de Slate, pour diffamation, pour mes propos sur le compteur bidon retranscrits dans l’article du 22 novembre 2011.
  • Contre Julie Brafman, pour complicité de diffamation, comme auteur de l’article.
  • Contre votre serviteur, pour complicité de diffamation, comme, heu, disons, auteur de la citation.
  • Contre Edouard Boccon-Gibod, directeur de la publication de Metro France, pour diffamation, pour avoir publié mes propos lors du tchat du 30 novembre (il a d’ailleurs refusé de révéler mon identité au nom du secret des sources, respect bro).
  • Contre votre serviteur, pour avoir tenus ces propos.
  • Contre votre serviteur pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, manipulation, manipulation ;
  • Contre votre serviteur, pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, la preuve avec la courbe pas courbe,
  • Contre votre serviteur encore et enfin, pour injure, pour le tweet semi-imaginaire où je faisais de cette association un usage hygiénique non prévu par leur objet social.

Et comme vous allez le voir, l’IPJ va perdre peu à peu, à chaque stade de la procédure, et à chaque fois de manière particulièrement humiliante. Mais la justice n’est point comme le football : même si vous menez 7 à 1, vous avez perdu, car il suffit que votre adversaire marque un but pour se pavaner comme vainqueur. Il vous faut le 8 à 0, ou vous avez perdu. Et j’obtiendrai le 8 à 0, et c’est là une autre différence avec le football, uniquement grâce à mes défenseurs. Même s’il faudra pour cela aller aux prolongations. Mais n’anticipons pas.

La juge d’instruction saisie de ce dossier a confié une commission rogatoire à la Brigade de Répression de la Délinquance à la Personne (BRDP), habituellement saisie pour des dossiers de ce type. Sans rien retirer au mérite de cette prestigieuse brigade, me retrouver ne fut guère difficile. Ils se rendirent sur la page de mes mentions légales, écrivirent à mon hébergeur de l’époque, qui leur communiqua mes coordonnées comme la loi les y obligeait. La BRDP m’adressa une convocation pour une audition libre le 19 avril 2012, à laquelle je me rendis.

Et là je vous vois venir. Gardai-je le silence, comme je le conseille à cors et à cri ? Non. J’étais jeune. J’admis volontiers, sûr que mon innocence me protégerait, être l’avocat signant Maitre Eolas, et être l’auteur des propos tenus sur Metro France, et être le seul auteur de l’ensemble de mes tweets (à ce stade, le bricolage de trois de mes tweets m’avait échappé, n’ayant pas accès au dossier, accès qui, seule nouveauté, m’était refusé en qualité de témoin et non en qualité d’avocat) . Bref, je ne gardai point le silence, et vous noterez que par la suite je fus condamné à tort à deux reprises. Cela m’apprendra, que cela vous serve de leçon.

Cela dit, ce fut une audition tout à fait agréable, le policier en charge de l’enquête profitant de l’occasion pour me dire tout le bien qu’il pensait de mon blog nonobstant quelque désaccords de-ci de-là qui font tout le piquant des relations entre la maison noire et la maison bleue. J’en profite pour le saluer à l’occasion de ce billet qui inaugure un renouveau de mon blog à présent qu’il a trouvé des cieux plus cléments bien que bretons. Ce fut au demeurant une constante tout au long de cette procédure : je fus condamné avec la plus grande sympathie. J’avoue que je me serais satisfait d’une relaxe méprisante, mais c’est là une autre constante de la justice : on n’obtient pas toujours ce qu’on veut.

La seule information que j’avais à ce stade était que la plainte était déposée à Nanterre. S’agissant de textes publiés sur internet, l’IPJ pouvait choisir n’importe quel tribunal de France. Le choix de Nanterre n’est toutefois pas innocent (mais l’IPJ n’aime pas ce mot). Paris et Nanterre sont les deux gros tribunaux en droit de la presse, du fait que le siège de beaucoup de médias est dans les Hauts de Seine, et Nanterre s’est fait une réputation d’accorder des dommages-intérêts bien plus élevés qu’à Paris. Comme vous allez le voir, l’action de l’IPJ n’avait rien de symbolique, et les montants demandés sembleront calculés par le compteur de signature de la pétition.

La guerre étant ainsi déclarée, il était temps de faire ce que toute personne sensée doit faire dans ces circonstances : se taire (trop tard pour moi, mais j’ai décidé de garder un silence médiatique jusqu’à la fin de l’affaire), et prendre un avocat.

Même si je le suis moi-même. Surtout parce que je le suis moi-même. Outre sa connaissance du droit, un avocat vous apporte ce que vous avez perdu : une vision rationnelle et avec recul du dossier. Dès lors que vous êtes mis en cause, même dans une affaire de diffamation où la prison n’est pas encourue, vous n’êtes plus objectif. Et rien n’est plus dangereux que de croire que vous, vous êtes différent, et que vous pouvez gérer ça. C’est un conseil qu’un de nos respectables anciens nous avaient donné à l’école du barreau : le jour où VOUS êtes assigné, prenez un avocat, ne vous défendez pas vous-même. Je ne le remercierai jamais assez de ce conseil.

Je me suis donc tourné vers le meilleur d’entre nous, ex-æquo verrons-nous plus tard, Maître Mô. Je sais qu’il est trop occupé avec son blog pour encore venir ici donc je profite de son absence pour dire tout le bien que je pense de lui sans froisser sa modestie qui n’a que ses oreilles comme point de comparaison pour son étendue. Maître Mô est un confrère extraordinaire, un avocat compétent et pointu comme j’en ai rarement vu, doté d’un organe qui fait des envieux de Brest à Strasbourg et de Saint-Pierre-et-Miquelon à Nouméa, je parle bien sûr de sa paire de cordes vocales. Et d’organe, il en est un autre qui ne lui fait pas défaut, c’est le cœur, car je n’ai même pas eu besoin de le solliciter qu’il m’avait déjà proposé d’aller botter les fesses de cette association, et que ce serait jusqu’à la victoire ou la mort (fort heureusement, c’est la première qui nous attendait). Il a acquis ma reconnaissance éternelle, quant à mon admiration, il l’avait déjà, elle est juste devenue hors de proportion, comme ses oreilles.

La police ouït également les autres personnes visées par la plainte, et le 27 septembre 2012, je me retrouvai dans le cabinet du juge d’instruction de Nanterre, encadré par mes deux premiers défenseurs, Maître Mô et, comment pourrais-je l’oublier, car je suis sûr que vous, non, Maître Fantômette, une des commensales de ces lieux. J’en profite pour insérer une de ces incises qui font de mon blog ce qu’il est (à savoir mon blog) : non, elle n’écrit plus ici, non, elle n’est pour le moment plus avocate, oui, elle va bien, oui, elle est heureuse. Le reste ne regarde qu’elle.

Une mise en examen pour une affaire d’injure et diffamation n’est qu’une formalité. Le droit de la presse est une matière très particulière, avec énormément de règles dérogatoires et spéciales, vous allez voir. L’une de ces règles est que le juge d’instruction est dépouillé de l’essentiel de ses pouvoirs comme je l’étais de ma robe : son seul rôle est de déterminer qui est l’auteur du texte litigieux. Il lui est rigoureusement interdit de se pencher sur la question de savoir si les délits en cause sont constitués, tout cela relevant exclusivement du débat devant le tribunal. Dès lors qu’il était établi que j’étais bien maître Eolas (ce que je vous confirme encore ce jour), la suite était en principe écrite.

Sauf que.

Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit, que l’IPJ s’est pris une claque à chaque stade de la procédure, sans curieusement particulièrement communiquer sur ce point ? La première lui est tombée dessus ce 27 septembre quand la juge d’instruction a refusé de me mettre en examen pour diffamation lié à l’article de slate.fr, en considérant que cet article, qui ne reprenait que des citations de moi publiées sur Twitter sans m’avoir sollicité à ce sujet, m’était totalement étranger, que je ne pouvais en être ni l’auteur ni le complice, et qu’une simple lecture suffisait à s’assurer de l’évidence de cet état de fait. Normalement, cela aurait dû être la fin des poursuites sur ce point. La suite me réservera quelques surprises. J’ajoute pour l’anecdote, et parce qu’en tant que mis en examen, il ne saurait y avoir de foi du palais, que c’est à ce jour la seule fois que j’ai entendu un juge d’instruction dire : « Je vous mets en examen, mais surtout que ça ne vous empêche pas de continuer. »

Le reste des mises en examen avait déjà suivi son petit bonhomme de chemin, et les autres personnes visées avaient déjà été convoquées et mises en examen selon les termes de la plainte, car, je ne le répéterai jamais assez, c’est une obligation légale pesant sur le juge d’instruction. N’oubliez jamais cela quand tel personnage public se vante d’avoir fait mettre en examen Untel pour l’avoir diffamé.

Mais en accord avec mes conseils, nous avons mis en œuvre une stratégie de défense à outrance. Nous avons décidé de soulever tous les moyens possibles : un avocat ne peut avoir de défense à la petite semaine, la réputation de la profession est en cause. Ma mise en examen impliquait que nous avions enfin accès au dossier, et notamment à la plainte qui est à l’origine de tout. Plusieurs problèmes procéduraux nous sont vite apparus, à commencer par le fait que l’IPJ agissait représentée par Xavier Bébin, qui était à l’époque délégué général de l’IPJ, fonction qui avait une particularité amusante qui était de ne pas exister. En effet, les statuts de l’association, que nous nous étions procurés, ne prévoyaient pas de fonction statutaire de délégué général. Ce qui est curieux de prime abord car Xavier Bébin était de loin le membre le plus actif de cette association (de fait, je n’en ai jamais vu un autre, mais je n’ai pas installé de compteur non plus). Gardez ça en tête jusqu’au dernier épisode. D’ailleurs même le conseil de l’association s’y était trompé et l’avait par erreur qualifié de secrétaire général dans la plainte.

Seul son président, qui à l’époque était une présidente, pouvait représenter l’association. Elle pouvait déléguer ses pouvoirs, à condition que cette délégation soit antérieure à la plainte, et pour s’en assurer, il fallait que cette délégation fût produite. Or, oups, elle ne l’était pas et s’il devait s’avérer qu’au jour de la plainte, ce délégué général n’avait pas une telle délégation, la plainte était nulle. Donc notre première contre-attaque consista en une requête en nullité de la plainte pour défaut de qualité à agir, et d’autre part pour défaut d’articulation de la plainte, dont la rédaction était franchement bancale, et de défaut d’articulation du réquisitoire du procureur de la République, qui, lui ne l’était pas du tout. Pas bancal, articulé. Le réquisitoire, pas le procureur. Suivez, un peu.

Le droit de la presse est un droit terriblement formaliste, et les formes y sont rigoureusement sanctionnées, bien plus qu’ailleurs en procédure pénale. C’est une matière redoutable. Et une des exigences de ce droit est que la plainte articule les faits et les qualifie, c’est à dire précise quel extrait de texte est attaqué et de quel délit il s’agit. Spécificité du droit de la presse : cette articulation fige irrévocablement le procès jusqu’à son terme, aucune requalification n’est possible, alors qu’en droit commun, la cour de cassation répète régulièrement qu’il est du devoir du juge de rendre aux faits leur exacte qualification. Ici, nenni. Il faut que d’emblée, on sache, et surtout que la défense sache de quoi il s’agit. Et le parquet de Nanterre avait rendu le réquisitoire introductif suivant, que je vous cite in extenso :

Le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre,

Vu la plainte avec constitution de partie civile de l’Institut pour la justice représenté par Monsieur Xavier BEBIN, en date du 31 janvier 2012, et déposée le 2 février 2012 du chef de :

- diffamation publique et injure publique envers un particulier

Faits prévus et punis par les articles 29 al 1 et 2, 32 ail, 33 al 2 et 42 et suivants de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Vu les articles 80, 85 et 86 du code de procédure pénale,

Requiert qu’il plaise à Madame ou Monsieur le juge d’instruction désigné bien vouloir

informer contre toute personne que l’instruction fera connaître.

Cachet, signature.

C’est à peu près aussi articulé que le tronc d’un chêne.

Je vois déjà les magistrats parmi les quelques lecteurs qu’il me reste vu l’abandon criminel dans lequel j’ai trop longtemps laissé ce blog bondir sur leurs claviers. Qu’ils m’excusent de les interrompre : je sais qu’en matière de presse, les réquisitoires introductifs, ces actes, qui, pour laconiques qu’ils soient n’en sont pas moins la pierre angulaire de l’instruction, sont rarement plus développés, mais je m’insurge, et mes défenseurs avec moi, à moins que ce ne soit le contraire : autant je puis admettre que sur une plainte pour seule diffamation ou seule injure, on puisse se contenter de cela, l’élément essentiel étant la plainte, et aucune ambiguité n’étant possible vu l’unicité du fait soulevé dans la plainte, autant, quand deux infractions sont visées, il me paraît nécessaire d’articuler un minimum pour que l’on puisse savoir qui est quoi.

Et si vous n’êtes point d’accord, réjouissez-vous, la chambre de l’instruction de Versailles, le 29 mars 2013, vous a donné raison.

Sur la délégation de pouvoir, le parquet général, dans ses réquisitions, nous donnait raison, mais la veille des débats, l’IPJ a produit le scan d’un papier gribouillé à la main par lequel Axelle Theillier, la présidente de l’IPJ, donnait au délégué général tout pouvoir pour agir en justice. Cela a satisfait la cour, que j’ai connue plus sourcilleuse. Sur l’articulation de la plainte, la cour a estimé souverainement que la plainte articulait et qualifiait les propos qu’elle critiquait. On se demande donc pourquoi la juge d’instruction s’est crue tenue de devoir la réécrire plutôt que la recopier. Sur le réquisitoire, la cour estimait que peu importait que le réquisitoire n’articulât rien puisque seule la plainte comptait vraiment, invoquant un arrêt du 23 janvier 1996. Nous toussâmes fort puisque dans l’arrêt invoqué, le parquet avait trop articulé, ajoutant des faits nouveaux à la plainte initiale: la cour disait que cet ajout était nul en vertu du principe rappelé ci-dessus, que la plainte fixait irrévocablement le cadre du débat, mais ajoutait que cette nullité n’entachait pas les faits visés dans la plainte initiale qui, elle, restait valable et fondait les poursuites sur les faits qu’elle articulait. Ici nous étions dans l’hypothèse inverse où le parquet, loin d’ajouter quoi que ce soit, n’apportait rien faute d’articuler quoi que ce soit.

Quand on n’est pas d’accord avec une décision, la seule façon de la contester est d’exercer un recours : ce fut l’occasion de former notre premier pourvoi, et là, vous allez adorer le droit de la presse.

Le délai de pourvoi de droit commun est de cinq jours francs. C’est bref. Mais point assez, s’est dit le législateur dans sa grande sagesse. En matière de presse, il n’est que de trois jours, parce que… parce que ça nous fait plaisir, ne nous remerciez pas. Nous nous pourvûmes (et ce verbe a rarement l’occasion d’être conjugué au passé simple, profitez-en) dans les délais sachant que notre pourvoi serait nul, car l’article 59 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que le pourvoi contre les arrêts des cours d’appel qui auront statué sur les incidents et exceptions autres que les exceptions d’incompétence ne sera formé, à peine de nullité, qu’après le jugement ou l’arrêt définitif et en même temps que l’appel ou le pourvoi contre ledit jugement ou arrêt. Rassurez-vous, je vous traduis.

En procédure, un incident est un événement qui perturbe le cours de la procédure sans y mettre fin. C’est un concept issu de la procédure civile, où il est amplement défini et développé, et utilisé par analogie en procédure pénale sans faire l’objet de la même méticulosité dans les textes. Une demande d’expertise psychiatrique est ainsi un incident, qui s’il est admis, impose au tribunal de reporter sa décision pour permettre l’expertise. Une exception est un moyen de défense (dont on excipe, donc) pour paralyser l’action, que ce soit provisoirement ou définitivement. Par exemple, la question préjudicielle, qui impose à une juridiction pénale de surseoir à statuer jusqu’à ce que cette question soit tranchée par le tribunal compétent, quand la question porte sur la propriété d’un bien immobilier ou sur la nationalité du prévenu. La prescription est une exception définitive qui si elle est accueillie, c’est à dire jugée comme bien fondée, met fin définitivement à l’action sans qu’elle soit jugée au fond. J’en profite pour ajouter qu’une demande visant à faire constater la nullité de procès verbaux de la procédure est une exception, pas un incident, l’article 385 du code de procédure pénale le dit expressément, donc les procureurs qui demandent au tribunal de « joindre l’incident au fond » se plantent, entrainant le tribunal dans leur erreur : c’est l’exception qui doit être jointe au fond, et non l’incident. Pardon, il fallait que ça sorte.

Ici, nous avions soulevé la nullité de la plainte, qui était une exception visant à mettre fin à l’instance. Donc notre pourvoi était nul par application de l’article 59. Ce qui fut d’ailleurs constaté par une ordonnance du président de la chambre criminelle de la cour de cassation le 17 juin 2013, oui, j’ai un autographe de Bertrand Louvel, je l’ai fait encadrer.

Pourquoi avoir fait un pourvoi si nous savions qu’il était nul ? Parce que si nous nous étions abstenus, le jour où une éventuelle décision tranchant le fond en appel d’une façon défavorable pour nous était rendue, l’arrêt du 29 mars 2013 aurait été définitif, le délai de trois jours francs ayant couru. Il fallait pour pouvoir attaquer valablement cet arrêt rejetant notre demande sans mettre fin à l’instance, se pourvoir, se prendre une ordonnance constatant la nullité du pourvoi, attendre que l’affaire soit jugée au fond, et le cas échéant reformer un nouveau pourvoi contre cette décision dans les trois jours la suivant, second pourvoi qui ressuscitera le premier qui du coup ne sera plus nul, car c’est l’ordonnance ayant constaté sa nullité qui sera devenue nulle. Je vous l’avais dit, le droit de la presse, c’est de la magie, c’est mieux que Harry Potter, puisque dans ces livres, personne ne ressuscite jamais. Dans ta face, Dumbledore. Le droit de la presse, c’est Gandalf.

Le 2 septembre 2013, l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel était rendue, et j’étais pour ma part renvoyé pour diffamation aux côté d’Edouard Boccon-Gibod pour mes propos sur Métro France, et, vous allez rire, à ma grande surprise, sur les propos rapportés par l’article de Julie Brafman, alors que je n’avais pas été mis en examen pour ces faits-là, et renvoyé seul comme un grand pour les divers tweets, réels ou réécrits, dont le fameux #Cacagate. Cette ordonnance était illégale car elle me renvoyait devant le tribunal pour des propos pour lesquels je n’ai pas été mis en examen. Mais on ne peut faire appel d’une ordonnance de renvoi (le parquet le pouvait et ici s’en est abstenu). À ceux qui se demandaient si la justice n’allait pas m’accorder un traitement de faveur, surtout face à une association dont la seule activité semble, à part me faire des procès, critiquer les juges et leur imputer toutes les défaillances de la société, la réponse est non, clairement non ; pour des raisons que je ne m’explique pas encore à ce jour la justice va même avoir les yeux de Chimène pour cette association. Le masochisme des magistrats reste un profond mystère pour moi, et à mon avis la source de nombre de leurs prédicaments chroniques. Bref, cette ordonnance, pour illégale qu’elle fût, ne pouvait être critiquée que devant le tribunal.

Avec cette ordonnance, la phase de l’instruction prenait fin et l’affaire allait être jugée au fond, avec pas moins de quatre prévenus. Un chef de prévention était déjà tombé mais venait de se relever de nulle part tel un pourvoi sur une exception, et la phase judiciaire publique allait avoir lieu.

Mais ceci est une autre histoire. Et un autre billet.

Annexe : Chronologie résumée
  • 2 février 2012 : Dépôt de la plainte de l’IPJ. Consignation de 600 euros effectuée le 17 février.
  • 14 mars 2012 : Réquisitoire introductif
  • 15 mars 2012 : Désignation du juge d’instruction.
  • 16 mars 2012 : Commission rogatoire du juge d’instruction
  • 19 avril 2012 : Audition de votre serviteur.
  • 29 mai 2012 : audition de Julie Brafman.
  • 6 juin 2012 : retour de la commission rogatoire.
  • 11 septembre 2012 : Mise en examen de Julie Brafman, de Jean-Marie Clombani et d’Edouard Boccon-Gibod.
  • 27 septembre 2012 : mise en examen de votre serviteur.
  • 26 décembre 2012 : Requête en nullité.
  • 1er mars 2013 : Audience devant la chambre de l’instruction.
  • 29 mars 2013 : Arrêt de la chambre de l’instruction rejetant la requête en nullité.
  • 17 juin 2013 : Ordonnance du président de la chambre criminelle déclarant le pourvoi frappé de nullité.
  • 2 septembre 2013 : Ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel.

samedi 5 mai 2018

« Aujourd’hui, j’ai découvert que le droit à la sûreté n’était pas garanti en France en 2018 »

Aujourd’hui, j’accueille sur mon blog un confrère, BetterCallBen, qui a voulu exprimer par écrit son désarroi après avoir assisté en garde à vue un mineur interpellé lors de la manifestation du 1er mai dernier. Voici son récit, que je commenterai ensuite dans une postface. Bonne lecture.%%Eolas

Je suis avocat. D’aucuns diraient un jeune avocat puisque je n’exerce que depuis un peu plus de 3 ans. Je pratique essentiellement le droit des étrangers et le droit pénal, que j’enseigne par ailleurs à l’Université depuis plusieurs années. Au travers de ces enseignements, je distille modestement à mes étudiants un certain nombre de principes, dont certains me semblaient jusque-là immuables et inscrits dans le marbre de l’évidence : le principe de légalité, impliquant que nul ne peut être poursuivi ni condamné sans texte ; le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, qui veut que celle-ci soit claire et intelligible pour que personne ne puisse être poursuivi ou condamné pour un comportement qui ne serait pas strictement prescrit ; ou encore le droit à la sûreté, entendu comme la garantie de ne pas être poursuivi, condamné ou détenu arbitrairement. En somme, le sceau de la confiance des citoyens en une réaction de l’État justifiée, nécessaire et proportionnée. Erigés au rang de droits de l’Homme en 1789, héritage de la pensée précurseure de Cesare Beccaria, je n’avais naïvement que peu de doute dans leur parfaite effectivité, tant ils relèvent aujourd’hui de l’évidence.

Or, sans doute tout aussi naïvement, j’ai pu récemment faire le constat de mon erreur en croisant le chemin de celui que l’on appellera Paul, un mineur de 15 ans, privé pendant plus de 50 heures de sa liberté pour avoir simplement décidé, un mardi 1er mai 2018, de se rendre à sa première manifestation.

Paul a 15 ans donc. Il vit dans un milieu social en apparence confortable, en banlieue parisienne. Précoce à la curiosité débordante et doté d’une maturité certaine pour son âge, Paul se passionne pour nombre de sujets qui croisent son quotidien, un jour la mécanique, un autre la photo, et ce jour ce fût les mouvements sociaux se cristallisant en cette grande messe annuelle qu’est le 1er mai. « Je veux y aller pour défendre tes droits » dira-t-il à sa mère. Il veut surtout y aller par goût de la curiosité, de la découverte du monde des adultes, l’envie de jouer les reporters en culotte courte et sans doute aussi par le caractère transgressif de la contestation sociale, fût-elle légalement orchestrée. Derrière son côté tête brûlée, Paul reste raisonnable et se renseigne sur Internet sur ce qu’implique la participation à une telle manifestation, sa première ! Il découvre les risques d’échauffourées, les groupuscules extrémistes sources de violences et de dégradations, et la réaction étatique au goût âcre et asphyxiant des lacrymos. Prudent, il décide donc de se munir d’un masque de ski et d’un masque de chantier pouvant filtrer l’air ambiant, celui que l’on trouve à la quincaillerie du coin de la rue, rudimentaire mais qui fait le job.

Et le voilà parti pour Paris, accompagné de son Sancho Pança, à la conquête de l’assouvissement de sa curiosité juvénile. Il se mêle à la foule, sous les banderoles de la CGT. Il filme la foule, en immersion avec sa Go Pro, se sentant l’âme d’un journaliste d’investigation. Quand soudain, son périple le conduit dans une masse plus sombre, plus enragée, plus vindicative. Et tout s’accélère. Il voit la masse se mettre à courir, s’en prendre au mobilier urbain, envahir et mettre à sac un fast-food, piller une concession automobile, tout ça au vu et au su de tous. Mais où est passé l’État ? Notre Bernard de la Villardière en herbe constate les stigmates de ces invasions barbares au moment où les CRS interviennent enfin, exhortant les badauds présents à se réunir à distance des assaillants, entre deux rangées de l’unité d’intervention.

Ai-je croisé le chemin de Paul à l’occasion de cette manifestation, dans ce groupe de rescapés ? Non, je n’y étais pas. J’avoue que cela ne m’intéresse guère et pour en avoir vu le déroulement, je loue mon désintérêt. Puis, je ne l’aurais sans doute jamais remarqué. Ou bien si, et je l’aurais sans doute jugé du haut de son mètre soixante et à son air de poupon. Jugé sa présence à un tel évènement, sur fond d’une morale sans origine ni fondement, dictant qu’il serait trop jeune, qu’il n’aurait rien à faire, « mais que font ses parents ?! » Bref, une morale qui n’a finalement que peu lieu d’être, la sagesse n’attendant pas le nombre des années et, en tout état de cause, la loi n’interdisant pas une telle présence à un tel évènement. Non. J’ai croisé le chemin de Paul en garde à vue après avoir reçu un appel me désignant pour l’assister dans le cadre de cette procédure.

Car la prétendue oasis de protection formée par les unités d’intervention se mua progressivement, sans crier gare, sans violence ni d’un côté ni de l’autre, sans heurts, sans cris, en une nasse d’interpellation, arbitraire, indifférenciée, impartiale, conduisant tout ce beau monde en fourgons vers le SAIP (service d’accueil et d’investigation de proximité) compétent. Ils partirent 34.500 ; mais par un prompt renfort, ils se virent 102 à payer le prix fort. 102 placés en garde à vue. Taclé de toute part pour sa carence dans la gestion des violences et dégradations, l’exécutif a fait le coq en s’enorgueillissant de ce chiffre brandi comme une panacée. 102 parmi lesquels Paul, 15 ans. Première manifestation, première garde à vue, grosse journée pour notre assoiffé de curiosité.

Motifs de la garde à vue ? Participation à un groupement en vue de commettre des violences et/ou dégradations, d’une part, alors qu’il n’était qu’un marcheur passif, qu’un témoin malgré lui ? et port d’arme catégorisée d’autre part. Comment ? une arme ? Ah oui, ce qui sera considéré comme un masque à gaz, soit ce qui s’analyse en une arme défensive (Catégorie A-2) suivant le procès d’intention aux termes duquel la détention d’un tel objet est la preuve d’une volonté de participer à un groupement dont les agissements sont de nature à entrainer la projection de gaz et donc susceptible de commettre des violences et/ou dégradations. CQFD, la boucle est bouclée, au trou le présumé forcené.

Et c’est donc là que j’interviens enfin, « dès le début de la garde à vue », suivant les prescriptions de l’article 63-3-1 du Code de procédure pénale ? Si seulement.

Car voyez-vous, le scénario n’est pas nouveau et se déroule de façon similaire à l’issue de chaque mouvement social, de chaque manifestation. Arrestations en masse, engorgement du commissariat compétent, nécessité d’un « dispatching » des gardés à vue dans d’autres commissariats de la capitale aux geôles vacantes et donc transport subséquent des susnommés pour qu’enfin l’effectivité des droits de la défense puisse pleinement s’exprimer. Si on n’est pas au milieu de la nuit et si on n’a pas d’autres chats à fouetter.

Bilan : un mineur de 15 ans (il n’est pas vain de le rappeler), placé en garde à vue vers 18h, dont l’avocat est prévenu vers 19h, et qui cherche en vain à joindre un service compétent et rencontrer son client, mineur, de 15 ans, jusqu’à ce qu’il apprenne la localisation de ce dernier 10h plus tard, soit à 4h du matin, tandis que l’audition matérialisant la substance même de la garde à vue ne se fera que 10 nouvelles heures plus tard, soit à 14h, donc 20h après le début de la garde à vue, par des services débordés et exsangues, également victimes de ces décisions d’arrestation massive et irréfléchie et contraint de multiplier la paperasse pour des dossiers vides de tout fondement infractionnel.

Et Paul subit cette mesure, dans l’incompréhension la plus totale, ses parents ayant été prévenus de façon sibylline quelques heures après le début de la mesure, les laissant dans la même ignorance et incompréhension, quand d’autres ne furent informés que par un message furtif laissé sur un répondeur sur les coups de 4h du matin, soit plus de 10h après le début de la mesure, 10h à ignorer où leurs progénitures étaient passées et se morfondre en conséquence.

Je découvre alors un garçon fluet, un esprit mature dans un corps d’enfant, un ado à la nature hyperactive qui, enfermé entre 4 murs depuis près de 20h, cherche des réponses à des questions qu’il ne connait pas et qu’il se doit d’inventer, se dessine des griefs pour donner un sens à une mesure qui n’en a pas, intellectualise l’inique pour ne pas perdre la raison. Et, alors que son audition touche à sa fin et que le glas des 24h tinte déjà au loin, l’évidence d’une libération s’impose tant cette garde à vue paulienne n’a de sens. Une querelle de clochers intra/extramuros se fait alors jour au sein du ministère public : à un ordre parisien de prolongation répond un ordre ultrapériphériquien de classement 21 (infraction insuffisamment caractérisée ; en d’autres termes, il n’y a pas d’infractions, pas de motifs, nada, peanut), battu en brèche du quasi tac au tac par un contrordre capital imposant la prolongation. Vous n’y comprenez rien ? Moi non plus. Du jamais vu. D’autant plus que la prolongation dans une garde à vue de mineur est un fait relativement rare, qui se doit d’être justifié par l’impérieuse nécessité de réaliser des actes d’enquêtes cruciaux pour la révélation de la vérité, souvent en réaction à la gravité ou la complexité des faits reprochés. Ici, le fait d’avoir manifesté et d’avoir pris les précautions nécessaires pour le faire. Crime de lèse-majesté.

Si le doute eut pu être permis jusque-là, il n’en est plus rien. L’opportunisme supplante la raison, le coup de filet se mue en coup de com’ numérique. Ils partirent 102, mais par un prompt renfort, ils se virent 43 à en subir le sort. 43 prolongations, quasi exclusivement des mineurs dans le commissariat dans lequel j’interviens tandis que la plupart des majeurs sortent. Mais 43 prolongations sur lesquelles on ne manquera pas de communiquer, de gloser, de pavaner comme une fierté du devoir étatique accompli.

En définitive, la garde à vue de Paul est levée au bout de 46 heures d’enfermement et de privation de liberté, après qu’une exploitation de ses appareils d’enregistrement ait révélé des photos de lui avec son chat, un cliché d’une blessure soignée par 5 points de suture après une chute à vélo qu’il conserve comme un trophée, et quelques photos et vidéos de la mobilisation en journaliste d’investigation du dimanche qu’il était, maigre butin qui le conduira à poser régulièrement la question « c’est grave d’avoir pris ces photos ? Je vais avoir des ennuis ? » se voyant déjà devant un juge, puis envoyé en foyer. Il psychote, il délire, on le rassure, on le tempère face à l’hérésie de ces hypothèses incongrues.

Pourtant, l’épilogue de ces 46 heures sonne comme un coup de théâtre. Du classement 21 envisagé avant la prolongation, on passe à un déferrement pour rappel à la loi qui se muera en réparation pénale, soit un stage de citoyenneté de 2 jours, mesure bénigne en apparence mais empreinte d’une symbolique nauséabonde, celle d’un ministère public s’arrogeant le monopole de la morale au-delà du droit, au-delà de la vacuité des faits reprochés. Rappel à la loi, mais quelle loi ? Réparation pénale, mais réparation de quoi ?

Si la pédagogie doit rester le leitmotiv de toute intervention de la justice répressive, cette pédagogie ne peut être effective sans que la sanction soit comprise et que donc que la procédure engagée à l’encontre d’un individu et les raisons sous-jacentes à celle-ci soient entendues et assimilée par ce dernier, qu’il y ait donc une cohérence et une proportionnalité entre les faits et la réponse. Comme j’ai pu le lire « il aura compris la leçon comme ça ». Oui mais quelle leçon ? Quel est le contenu de cette leçon ? Ne participe pas à des manifestations publiques et légalement organisées ? Ne te retrouve pas au mauvais endroit au mauvais moment ? Cette leçon m’échappe tout autant qu’elle échappe au droit.

Si la mésaventure de Paul peut sembler anodine et si elle sera peut-être un jour le point de départ du récit quasi héroïque d’un militantisme naissant, ou restera une simple anecdote de vie, elle est le reflet, espérons ponctuel et isolé, mais non moins alarmant, d’une justice instrumentalisée à des fins de communication politique que l’on fait peser sur les épaules d’un gamin de 15 ans, un axiome de la démonstration d’un exécutif omnipotent et répressif, et conduit à remettre en cause la confiance que chacun se devrait d’avoir dans la justesse de la réaction étatique, ce droit à la sûreté proclamé il y a près de 230 ans qui, force est de constater, ne relève toujours pas de l’évidence.


Merci à BetterCallBen pour ce témoignage. Quelques commentaires de ma part, pour anticiper d’éventuelles questions et remarques de mes lecteurs, on se connait bien depuis le temps.

Rappelons d’abord pour les mékéskidis que la garde à vue est l’état d’arrestation d’une personne soupçonnée d’avoir commis ou tenté de commettre un crime ou un délit passible de prison. Sur le principe, nul ne conteste que la police judiciaire, chargée de rechercher les infractions, d’en réunir les preuves et d’identifier leurs auteurs, doit avoir les moyens légaux de s’assurer de la personne d’un suspect pendant un laps de temps nécessaire à sa mission. Le problème est ailleurs. Il est dans l’arbitraire dans lequel baigne cette mesure. J’y reviendrai.

La place de Paul était-elle à cette manif ? En tant que parent, j’opinerais que la place d’un mineur n’est en principe pas dans des endroits potentiellement dangereux, ce qu’est toujours une foule en colère. En tant que juriste, j’opinerai qu’aucun texte ne l’interdit, et que la manifestation publique au soutien d’une cause est une façon légale et légitime d’exprimer et soutenir cette cause, et qu’il serait absurde de vouloir qu’un mineur se mue en citoyen actif et éclairé le jour de ses 18 ans mais ne soit pas autorisé à exprimer une quelconque opinion avant cette date. Ainsi, le droit est du côté de Paul.

Le masque à gaz est-il une arme ? Oui, de catégorie A2, 17°, armes et matériel de guerre. Sa détention est punie de 5 ans de prison, autant qu’un fusil d’assaut. Mais il est douteux qu’un masque de peinture, dont le port est obligatoire sur les chantiers, soit qualifiable de matériel spécialement conçu pour l’usage militaire de protection contre les agents chimiques, sauf à faire des magasins de bricolage des dépôts d’arme. Mais lors pourquoi cette garde à vue ? Excellente question. J’y reviendrai.

Pourquoi la querelle de clocher entre deux parquets ? J’ai déjà connu une situation similaire en 2013, lors de la manif pour tous du mois de mai qui a dégénéré esplanade des Invalides. Beaucoup de manifestants interpellés (plus de 200), au point de saturer les commissariats parisiens, et du coup certains ont été envoyés en banlieue, donc dans des ressorts périphériques (Bobigny, Nanterre ou Créteil). Du coup leur parquet devenait compétent pour surveiller la mesure. Sauf que les déferrements (pour des rappels à la loi, seule fois de ma vie que j’ai vu cela) ont bien eu lieu à Paris. J’aime autant vous dire qu’une telle procédure devant un tribunal aurait eu une espérance de vie inférieure à celle d’un débat serein sur Twitter.

Ce que ce récit montre, une fois de plus dirai-je, est le problème fondamental de la garde à vue. Elle a une tare congénitale : elle a été conçue pour violer les droits de la défense. Elle est née d’une pratique apparue avec la loi de 1897 qui a fait entrer l’avocat dans le cabinet des juges d’instructions, qui à l’époque du code d’instruction criminelle instruisait quasiment toutes les affaires pénales, hormis les contraventions. C’était le juge de la mise en état du pénal, l’instruction pouvant se résumer à une audition, avec ordonnance de renvoi rendue dans la foulée. En 1897, après un siècle de tranquillité, les avocats arrivent dans les cabinets d’instruction. Fureur des juges d’instruction, qui perçoivent cette mesure comme dirigée contre eux, et y voient la fin de la répression et l’aube de l’ère du crime impuni (oui, la même ritournelle qu’en 2011 lors de l’arrivée de l’avocat en garde à vue, on a l’habitude d’être mal accueillis). Et pour contourner la loi, ils vont avoir une idée géniale. Le code d’instruction criminelle, comme le code de procédure qui lui a succédé désormais, prévoit que le mis en examen (l’inculpé, à l’époque) ne peut être interrogé que par le juge d’instruction, la police se contentant de recueillir les témoignages. Or le suspect, avant d’être coupable de son crime, en est forcément le témoin. Il peut donc être entendu comme témoin avant d’être inculpé et qu’un vilain avocat ne vienne déranger une si belle machine à punir. Voilà la naissance de la garde à vue. Qui, par retour de karma, va devenir la norme avec la généralisation de l’enquête préliminaire, et a fait que le juge d’instruction ne s’occupe plus que de 5% des procédures, et a rendu possible d’envisager sa suppression en 2008.

Cette tare congénitale a encore des effets sensibles aujourd’hui. La garde à vue est conçue comme le règne de l’arbitraire, pudiquement dissimulé sous des paillettes et des fanfreluches juridiques pour faire semblant que c’est rigoureusement encadré. Par exemple, en empilant des droits inutiles, qui alourdissent inutilement la tâche des enquêteurs (et du coup rallongent la garde à vue), comme l’obligation de recueillir les observations du gardé à vue sur une éventuelle prolongation. Vu qu’il est contraint de rester là, on se doute qu’il n’est pas d’accord, et qu’il le dise ne changera rien. À Paris, on lui notifie même les droits liés à une arrestation en haute mer. Oui, à Paris. (C’est sur le PV de notif, entre le droit de faire des observations et la remise du document prévu par l’article 803-6 qu’en fait on ne lui a pas remis mais on lui fait signer un papier qui dit que si). La jurisprudence veille à protéger cet arbitraire, même si la CEDH tente d’y mettre bon ordre, et y parviendra, quitte à ce que ça mette le temps. Ainsi, la cour de cassation fait de la décision de placement en garde à vue une décision souveraine, ce sont ses mots, de l’officier de police judiciaire. Pas de contrôle de nécessité ou de proportionnalité.

La garde à vue a lieu sous le contrôle du procureur de la République, sauf quand elle a lieu dans le cadre d’une instruction. Oui, le juge d’instruction, qui seul peut interroger les mis en examen, chapeaute leur audition par les services de police tant qu’ils ne sont pas mis en examen. La loi a consacré leur rébellion de 1897 et a fait de cette tartufferie la loi.

Ce contrôle suppose l’information immédiate du procureur. Qui à Paris se fait par… l’envoi d’un fax. Qui entre 19 heures et 9 heures arrivera dans un bureau vide. Mais la cour de cassation juge que cette information est suffisante. Le procureur a ensuite des compte-rendus téléphoniques avec l’OPJ. Il ne lit aucun PV (et certainement pas les observations de l’avocat). Ça ne lui est pas interdit, il n’a pas le temps. Il ne sait du dossier que ce que l’OPJ lui en dit. C’est là le seul contrôle que prévoit la loi. Il n’existe aucune action permettant de contester devant un juge une privation de liberté en cours pouvant aller jusqu’à 48 heures, et même dépasser cette durée, mais cette fois avec l’autorisation du juge des libertés et de la détention, devant qui le gardé à vue comparaît. Tout va bien alors ? Ahah. Devinez qui n’est pas invité ? L’avocat. Oui, le JLD rend une décision sur un maintien de privation de liberté sans que l’avocat ne soit entendu, ce même si le gardé à vue en a choisi un dès le début.

L’avocat, enfin, qui peut assister son client lors des auditions et confrontations, mais depuis 2011 seulement, les lecteurs de ce blog auront suivi ce combat en direct. Sa présence a été imposée par la CEDH. Mais le législateur a veillé à entraver au maximum sa tâche, en lui interdisant l’accès au dossier. Pourquoi ? La réponse figure aux débats parlementaires de l’époque, et se trouve dans la bouche du garde des Sceaux de l’époque : mais parce que le dossier n’existe pas en flagrance. D’où mon combat pour un usage plus répandu du droit de garder le silence : l’OPJ aura accès à mon client quand j’aurai accès à son dossier. Donnant donnant.

Enfin, cerise sur le gâteau : vous ne pouvez contester la légalité d’une garde à vue que devant la juridiction de jugement. Ce qui implique nécessairement une chose et en suppose une autre. Cela implique que la garde à vue est nécessairement terminée, donc aussi illégale fut-elle, elle sera allée à son terme sans que vous n’ayez rien pu y faire ; et cela suppose qu’un tribunal soit effectivement saisi, faute de quoi, vous n’avez aucun recours (mais hey vous dira-t-on, de quoi vous plaignez-vous, vous n’êtes pas poursuivi ?). C’est précisément le cas de Paul, qui au terme de sa garde à vue a semble-t-il accepté une alternative aux poursuites, c’est à dire accepté une sanction, donc reconnu sa faute, donc admis que sa garde à vue était justifiée, en échange de quoi cette mesure alternative, qui n’est pas une peine, n’est pas inscrite à son casier judiciaire. Aucun juge ne connaitra jamais de cette procédure.

Ceci est le mode normal de fonctionnement de la garde à vue, et, hormis les avocats, personne ne trouve à y redire, tant le “on a toujours fait comme ça” est un argument puissant dans le monde judiciaire. La loi prévoit que votre liberté peut être suspendue discrétionnairement, arbitrairement, sans recours, pendant 48 heures, sans que vous n’ayez aucun moyen de le contester.

Ceci, BetterCallBen a raison, viole le droit à la sûreté proclamé par les Révolutionnaires. Nous sommes indignes de leur héritage.


Retrouvez BetterCallBen sur Twitter : @BetterCallBen

samedi 19 mars 2016

Quelques mots sur l'arrestation de Salah Abdeslam

L’interpellation ce jour par les forces de police belges (travaillant en conjonction avec la police française) de Salah Abdeslam, seul survivant de ceux soupçonnés d’avoir directement participé aux attentats de novembre est une bonne nouvelle, denrée assez rare pour que nous ne renâclions point à nous réjouir.

À ce stade, la suite des opérations est aussi prévisible qu’une série judiciaire française, ce qui va me permettre de répondre à nombre d’interrogations qui m’ont été faites.

Tout d’abord, un point de vocabulaire : Salah Abdeslam ne sera pas extradé vers la France. Sérieusement, ça fait 12 ans qu’il n’y a plus d’extradition intra-européenne, au sens de l’Union européenne. Il faudrait que la presse s’y fasse. Au sein de l’UE, on parle de mandat d’arrêt européen. Chaque pays de l’UE (même le Royaume-Uni, c’est dire) a adopté une loi transposant une décision-cadre. En droit français, ce sont les articles 695-11 et suivants du code de procédure pénale. En Belgique, c’est la loi du 19 décembre 2003. La procédure du mandat d’arrêt européen est exclusivement judiciaire, ce qui n’est pas le cas de l’extradition. Le gouvernement d’un pays de l’UE n’intervient pas dans l’exécution d’un mandat d’arrêt européen et n’a aucun moyen de s’y opposer. C’est une procédure rapide (un mandat d’arrêt Européen, ou MAE, est en principe exécuté dans un délai maximum de 90 jours) et qui marche très bien. C’est ainsi au titre d’un mandat d’arrêt européen que la France a remis le 24 juillet 2014 à la Belgique Mehdi Nemmouche, soupçonné d’être l’auteur de l’attentat du musée juif de Bruxelles perpétré le 24 mai 2014. Ainsi, différence essentielle, la règle voulant que la France n’extrade pas ses ressortissants ne s’applique pas aux mandats d’arrêt européens.

En l’espèce, la France a émis un mandat d’arrêt européen sur la personne de Salah Abdeslam. La Belgique en a reçu notification, et les autorités judiciaires belges l’ont aussitôt mis à exécution, selon une procédure très similaire dans tous les pays européens.

Concrètement, la personne interpellée en Belgique et visée par un MAE est présentée dans les 24 heures de son interpellation à un juge d’instruction qui lui notifie le mandat et l’informe de sa faculté d’accepter d’être remis à l’État requérant (dans notre affaire, la France). On sait que Salah Abdeslam a été présenté au juge ce samedi après midi à 16h15 et a refusé sa remise. Dans ce cas, c’est la procédure longue qui se déclenche, la décision de remise devant être prise par la chambre du conseil du tribunal de première instance (il n’y a pas d’équivalence en droit français, c’est une chambre collégiale du tribunal exerçant des compétences en matière de liberté et d’instruction ; c’est elle qui règle les instructions et statue sur la détention, notamment).

L’objet du débat va être de s’assurer que les conditions de validité du MAE sont remplies : conditions de forme et de fond. Pour la forme, je ne m’en fais pas trop, outre que les conditions de forme ne sont pas super exigeantes, ce mandat a dû être lu, relu et re-relu avant signature. Sur le fond, il y a des motifs obligatoire de refus d’exécution, et des motifs facultatifs, qui seront appréciés par la chambre du conseil. Les motifs obligatoires sont au nombre de 5 : si l’infraction qui est à la base du mandat d’arrêt est couverte par une loi d’amnistie en Belgique, pour autant que les faits aient pu être poursuivis en Belgique en vertu de la loi belge; s’il résulte des informations à la disposition du juge que la personne recherchée a été définitivement jugée pour les mêmes faits en Belgique ou dans un autre État membre ; Si la personne est trop jeune pour être pénalement responsable selon le droit belge ; lorsqu’il y a prescription de l’action publique ou de la peine selon la loi belge et que les faits relèvent de la compétence des juridictions belges ; et enfin s’il y a des raisons sérieuses de croire que l’exécution du mandat aurait pour effet de porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne concernée, tels qu’ils sont consacrés par le droit de l’Union européenne. À ce stade, il est certain que les 4 premières conditions de refus ne trouveront pas à s’appliquer ici. Le défenseur de Salah Abdeslam pourra tenter d’argumenter sur le 5e. Je lui prédis peu de chances de succès.

Les motifs facultatifs peuvent se résumer aux hypothèses où la Belgique est compétente pour juger les faits reprochés à l’intéressé et a déjà engagé de telles poursuites, ou a renoncé à de telles poursuites, ou encore si l’intéressé a été jugé pour ces faits dans un pays extérieur à l’UE. Il existe d’autres cas de refus possibles, mais ils ne concernent que l’hypothèse où le MAE a été émis en vue de l’exécution d’une peine déjà prononcée, ce qui n’est pas le cas ici.

Vous aurez noté qu’il existe ici un cas autorisant les autorités belges à refuser la remise de Salah Abdeslam : les attentats du 13 novembre ayant été préparés en Belgique et en partie perpétrés depuis le territoire belge (on sait que des instructions était émises depuis la Belgique aux membres des équipes de tueurs), la Belgique pourrait parfaitement décider de le garder pour le juger. Cette hypothèse est cependant très peu probable et je n’y crois pas une seconde. Tout simplement parce que les attentats du 13 novembre ont eu lieu principalement en France, à Paris et Saint-Denis et seulement à titre accessoire en Belgique. Il est donc naturel que ces faits soient jugés en France et les autorités judiciaires belges n’ont aucune raison de s’y opposer, hormis un éventuel et déplacé nationalisme judiciaire, ce qui explique que ce soit cette fibre que tente de titiller l’avocat de Salah Abdeslam, qui a dû oublier un instant qu’il s’adressait à des magistrats et non à des supporters de foot.

Salah Abdeslam ayant refusé sa remise, la chambre du conseil doit statuer dans un délai de 15 jours. Si elle ordonne la remise aux autorités françaises, Salah Abdeslam aura 24 heures pour faire appel, appel qui devra être examiné dans les 15 jours par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel. Si la cour d’appel confirme la remise, Salah Abdeslam aura 24 heures pour se pourvoir en cassation, qui devra elle aussi statuer dans un délai de 15 jours. Rapellons que la cour de cassation belge comme la notre ne statue qu’en droit et se contentera de vérifier que tant la procédure que le fond ont été respectés : en aucun cas la cour de cassation n’a le pouvoir de décider d’appliquer une cause facultative de refus que la cour d’appel n’aurait pas voulu appliquer. Si l’arrêt est cassé, le dossier repart devant la chambre des mises en accusation (pas la même, une autre que la cour désigne) et rebelotte : elle doit statuer sous 15 jours. En cas de rejet du pourvoi, le mandat est exécutoire, et sa remise a lieu dans les plus brefs délais et au maximum dix jours, en accord avec les autorités de l’État concerné.

Le juge d’instruction peut décider à tout moment de la remise en liberté de la personne concernée, hypothèse qui ici n’a aucune chance de se réaliser. La seule possibilité pour Salah Abdeslam de retrouver la liberté serait qu’un des délais de 15 jours ne soit pas respecté ou le délai de remise de 10 jours une fois la décision de remise devenue définitive. Là encore, on peut supposer que les autorités belges feront particulièrement attention, et encore même pas, il resterait détenu au titre d’un mandat de dépôt prononcé par les autorités belges au titre de l’enquête sur les attentats ouverte en Belgique.

Une fois remis aux autorités françaises, Salah Abdeslam sera conduit directement devant l’un des six juges d’instruction co-saisi des attentats de novembre pour être mis en examen et très certainement placé en détention provisoire, selon le droit commun français. Il ne sera pas placé en garde à vue et n’aura pas droit à ses 6 jours à la DGSI. Il aura le choix entre garder son avocat belge, ou prendre un avocat français (ces choix n’étant pas mutuellement exclusifs), soit choisi soit commis d’office, auquel cas ça tombera sur un, ou plus probablement plusieurs secrétaire de la conférence. Plusieurs, car le travail qui les attend est colossal. Le dossier d’instruction est d’ores et déjà immense (plus de 5000 PV ont été dressés dans les jours qui ont suivi les attentats, et les juges d’instruction n’ont pas chômé depuis). Bon courage à eux (et à elles), ils en auront besoin, mais je sais qu’ils n’en manquent pas.

Reste une question : quand aura lieu le procès ? L’incarcération probable de Salah Abdeslam déclenchera un compte à rebours : il ne peut être détenu plus de 4 ans et 8 mois dans le cadre d’une instruction (délai qui courra à compter de son placement en détention par les autorités française, et non son incarcération en Belgique). Il faudra que l’instruction soit bouclée d’ici là en l’état actuel du droit français. Une fois une éventuelle ordonnance de mise en accusation rendue, il pourra être détenu encore 2 ans avant d’être jugé. Ça peut paraître long, et c’est objectivement très long, mais pour un dossier pareil, ça va passer très vite pour les enquêteurs et les magistrats instructeurs, d’autant que le moindre événement procédural risque de donner lieu à l’émission de centaines de convocations en recommandé AR, une par partie civile et une par avocat. Une pensée émue pour les greffiers en charge de ce dossier.

Et je ne voudrais pas finir sans saluer, une fois n’est pas coutume sur ce blog, le boulot des forces de police belge et française, car retrouver cette personne a nécessité un travail considérable, méticuleux, patient, que je ne puis que deviner mais dont le volume ne peut que donner le tournis.

lundi 11 mai 2015

De l'irruption de la procédure civile dans le débat public

Un incident sur un plateau de télévision a donné naissance à un débat sur la procédure civile, discipline à mon goût trop absente des discussions de salon et des débats médiatiques.

Chaussons les lunettes du juriste, laissons pour une fois de côté le code de procédure pénale et ouvrons celui de procédure civile, qui est le cœur battant du métier d’avocat. Un petit rappel : qu’appelons-nous procédure civile et pénale ?

Les différents types de procédure

La procédure civile est celle qui régit les procès opposant les personnes privées entre elles, que ce soient des particuliers (personnes physiques) ou des sociétés ou associations (personnes morales). Un couple qui divorce, un salarié licencié qui attaque son ancien employeur, un locataire qui exige des travaux de son bailleur, un client mécontent qui exige le remboursement d’un produit, tout cela relève de la procédure civile. La procédure pénale concerne la poursuite par la société, représentée, et avec quel talent, par le ministère public, des infractions (contraventions, délits, crimes). La procédure administrative existe aussi, qui oppose l’administration (au sens large, Etat, collectivités locales, certains établissements publics) à ses administrés ou plus rarement deux personnes publiques entre elles (par exemple quand l’Etat demande l’annulation d’une délibération d’un conseil municipal qu’il estime illégale).

La procédure civile de droit commun, c’est à dire s’appliquant par défaut, si la loi n’a pas prévu une procédure dérogatoire spéciale, est portée devant le tribunal de grande instance, et la représentation par avocat est obligatoire (c’est le seul cas, outre les comparutions immédiates et la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité au pénal, où l’avocat est obligatoire). De fait, pour la plupart des procès de la vie quotidienne (moins de 10 000 euros), vous pouvez vous représenter vous-même. N’hésitez pas. On adore ça.

En appel, tous ces contentieux se retrouvent à la cour d’appel, et la représentation par avocat est obligatoire dans la plupart des cas.

Rangez les guns

Ceci posé, rentrons dans le vif du sujet. Et d’emblée, étouffons dans l’œuf une controverse. Oui, l’un des intervenants de cette affaire est Caroline Fourest. Un autre intervenant est Aymeric Caron. Get over it. Je sais que la profession de polémiste de ces deux personnes, et leurs vues tranchées à défaut d’être toujours solidement étayées les rendent aisément objet de réactions passionnelles. Ici, ce n’est pas le sujet. Si vous occupez votre trop grand temps libre à colporter de forum en forum votre détestation de l’une ou votre haine de l’autre, passez votre chemin. Vos messages seront effacés pour rendre à votre avis l’importance qu’il a réellement. Pour ma part, pour être transparent à votre égard, je n’ai aucun contentieux personnel avec ces deux personnes. Je n’ai jamais rencontré Aymeric Caron, mais ai participé à une émission “Du grain à Moudre” sur France Culture avec Caroline Fourest. C’était en juin 2008, sur le sujet de l’annulation du mariage de Lille sur lequel j’avais écrit ce billet. J’ai fait sa connaissance à cette occasion. Au-delà de nos désaccords de fond sur ce sujet, c’est quelqu’un de courtois et, ai-je pu en juger lors de la brève discussion hors antenne ayant suivi l’émission, sincère dans ses convictions et sa préoccupation de la progression du communautarisme. Sincère ne veut pas dire qu’elle a forcément raison, et déjà à l’époque, j’avais constaté une certaine tendance à affirmer catégoriquement le contenu d’une décision de justice et à être plus évasive sur les détails. Cela m’avait poussé à écrire après cette émission ce billet pour préciser ce que disait réellement une décision de justice qu’elle avait invoquée comme preuve à l’antenne et qui s’est avérée après vérification aller plus dans mon sens que dans le sien. Les vertus du contradictoire… Mais se tromper sincèrement, ce n’est pas mentir. Que d’erreurs judiciaires sont nées de cette confusion.

Les faits, maître, les faits.

Rappelons à présent les faits : interrogé par Aymeric Caron sur une condamnation pour diffamation en octobre 2014 à la suite d’une de ses chroniques sur une jeune femme musulmane portant le voile qui aurait selon la journaliste inventé une agression, Caroline Fourest a répondu “qu’elle avait gagné en appel”. Le chroniqueur a reçu l’information avec un certain doute, et votre serviteur, avec un doute certain. Non pas qu’il me parût impossible que caroline Fourest gagnât son procès en appel (j’en ignore les détails et me garderai de donner une opinion sur le fond de l’affaire) mais les délais de jugement d’un appel devant la chambre 2-7 de la cour d’appel de Paris, compétente en la matière, ne sont PAS de  5 mois. C’est plutôt 2 à 3 ans. La polémique a enflé dans les jours qui ont suivi, Aymeric Caron, ayant le défaut d’être journaliste, a fait des vérifications et obtenu confirmation auprès de la cour que l’affaire était toujours pendante, et indiquait avoir eu connaissance d’une sommation de communiquer daté du 8 avril 2015 (je reviendrai sur ce que c’est). Le point va à Aymeric Caron : cette sommation est un acte de procédure qui prouve que l’appel est en cours à la cour d’appel.

Réplique de l’intéressée qui précise et indique avoir mal compris ce que lui a dit son avocat : en fait, si l’affaire est toujours en cours, il la considére comme gagnée car la prescription serait acquise (je vais y revenir aussi, je sais, je tease comme un ouf, et je sais, j’ai passé l’âge d’employer ce vocabulaire). Donc le procès est en cours mais d’ores et déjà gagné, ce que Caroline Fourest a trop rapidement transformé en “gagné”, sans doute aiguillonnée par le plaisir de clouer le bec à son contradicteur. Là, je ne puis encore accorder le point, qui relève de l’office du juge. L’affaire en est là. Il est temps d’ouvrir la boîte à explications, en commençant par un peu de vocabulaire.

Mais d’abord, un peu de procédure

Une affaire oppose un demandeur et un défendeur. Le demandeur demande au juge de condamner le défendeur à quelque chose. Ici, la jeune femme accusée d’avoir affabulé demande que Caroline Fourest soit condamnée pour l’avoir diffamée, c’est à dire lui avoir publiquement imputé un fait contraire à l’honneur et à la considération. Elle est demanderesse, et le sera jusqu’au bout de la procédure. Caroline Fourest est défenderesse, et le sera elle aussi jusqu’au bout. La demanderesse a obtenu gain de cause par un jugement du 23 octobre 2014. Caroline Fourest a fait appel (on dit “a interjeté appel” entre juristes pour crâner). En appel, celui fait appel est appelé l’appelant,et celui qui ne fait pas appel, l’intimé. Sachant que l’intimé qui n’a pas obtenu tout ce qu’il voulait mais s’en contentait peut se dire “ah c’est comme ça, ben je vais en profiter pour présenter à nouveau mes demandes complètes” et peut à son tour former appel, cet appel en représailles s’appelant un appel incident. Donc on peut avoir en appel un appelant principal, intimé incident, opposé à un intimé principal, appelant incident. C’est simple, non ? Eh bien ça ne le reste jamais longtemps, car les deux parties peuvent être mécontentes du jugement, et former appel principal toutes les deux. Dans ce cas, les deux parties sont appelantes et intimées.

Sachant que quelle que soit leur qualité d’appelant ou d’intimé, les parties n’en gardent pas moins leur qualité de demandeur ou de défendeur. Ce qui change est que le demandeur qui a gagné en première instance (on dit “triomphé”) demande cette fois la confirmation du jugement plus que la condamnation de son adversaire, qu’il a déjà obtenue (on dit du perdant qu’il a “succombé”). Intimé est une position confortable car on a un jugement qui va dans son sens.

L’appel est en principe suspensif du jugement, et dans tous les cas, il l’empêche d’acquérir l’autorité de la chose jugée, qui est l’impossibilité presque absolue de remettre en cause une décision de justice devenue définitive. Une décision définitive est une décision de justice pour laquelle plus aucune voie de recours n’est possible, soit que le délai pour l’exercer a expiré, soit que le recours a été exercé mais a été rejeté. 

Dernier point : nous sommes en matière de délit de presse, et la prescription est fort courte : elle est de 3 mois. Si le demandeur ne manifeste pas de manière univoque sa volonté de continuer à poursuivre pendant 3 mois, l’action en justice s’éteint par son inaction. Cela s’appelle la prescription. C’est le demandeur qui doit prendre l’inititative de cette manifestation, qui peut simplement prendre la forme d’un dépôt de son argumentation écrite, fût-elle identique à la précédente, cette argumentation s’appelle des conclusions. L’interruption de la prescription remet le compteur à zéro et fait à nouveau courir un délai de trois mois. L’autorité de la chose jugée met fin définitivement à ce délai de prescription, et pour l’exécution de la condamntion, on rebascule sur le délai de droit commun, soit 5 ans.

C’est compliqué, n’est-ce pas ? Vous savez désormais pourquoi on en a fait un métier. Faites une pause, buvez une tasse de thé, et on attaque les règles de la procédure d’appel.

Prêts ? C’est parti.

Le délai d’appel est d’un mois en matière civile, et court à compter de la signification du jugement, c’est à dire qu’un huissier de justice la porte au domicile de la partie condamnée. Si celui qui a triomphé ne pense pas à faire signifier, le délai d’appel ne court pas et le jugement n’acquiert jamais l’autorité de la chose jugée. La déclaration d’appel se fait désormais par voie électronique. Le greffe de la cour d’appel enregistre la déclaration d’appel et en envoie immédiatement copie par courrier simple à l’intimé. D’expérience, à Paris, c’est le jour ouvrable suivant la déclaration d’appel. Si la lettre revient ou que nul ne se manifeste un mois après son envoi, le greffe en avise l’avocat de l’appelant, qui a un mois pour signifier (par huissier donc) la déclaration d’appel à l’intimé. S’il ne fait pas, son appel est caduc, et le jugement devient définitif.

L’appelant a trois mois pour conclure à compter de sa déclaration d’appel, ce qui ne veut pas dire qu’il a trois mois pour draguer la greffière, mais qu’il a trois mois pour déposer ses conclusions. Si l’intimé ne s’est pas manifesté en chargeant un avocat de le représenter (c’est obligatoire), on dit constituer un avocat, l’appelant doit lui signifier (par huissier donc) ses conclusions à son domicile. Ainsi, il ne peut prétendre ignorer ce qui se passe. Si l’intimé a constitué avocat, celui-ci a deux mois pour conclure à compter de la signification par l’appelant de ses conclusions. Si j’ai bien fait mon boulot, vous avez dû comprendre cette phrase, ce que vous n’auriez pas pu faire quand vous avez commencé à lire. Achievement unlocked. Cette phase de pure procédure, où les parties s’échangent leurs argumentations et se communiquent les preuves sur lesquelles elles s’appuient s’appelle la mise en état, et se déroule sous la surveillance d’un conseiller de la cour d’appel (à la cour d’appel, les juges évoluent un peu comme les Pokémons, et ils deviennent Conseillers). Il s’appelle conseiller de la mise en état, merci Captain Obvious. C’est dans le cadre de cette mise en état qu’a été émise la sommation de communiquer du 8 avril, qui est un acte par lequel un avocat somme son adversaire de produire une preuve d’un droit dont il se prévaut. Quand le conseiller de la mise en état estime que l’affaire est en état d’être jugée, il clôt cette phase, et fixe une date d’audience devant la cour au grand complet (soit trois conseillers) pour entendre les plaidoiries des avocats. Puis un arrêt est rendu (devant une cour, on ne parle plus de jugement, apanage d’un tribunal, mais d’arrêt). 

À présent que vous êtes armés, replongeons-nous dans notre affaire. 

Le 23 octobre 2014, le tribunal de grande instance de Paris, 17e chambre, condamne Caroline Fourest à payer à Rabia B. la somme de 3000 euros. Comme nous sommes au civil, il ne s’agit pas d’une amende (Caroline Fourest n’est pas condamnée pénalement, elle n’aura pas de casier judiciaire même si la diffamation est un délit) mais d’une indemnisation versée à la victime reconnue comme telle par le jugement. Le jugement n’est pas définitif, la prescription est toujours possible. Elle serait acquise le 23 janvier 2015 si elle n’était pas interrompue. Je n’ai ensuite que trois dates à me mettre sous la dent : la déclaration d’appel aurait été formée le 31 octobre 2014. Attention, s’agissant d’un acte accompli par la défenderesse, il n’est pas interruptif de prescription, seule l’interrompt un acte du demandeur manifestant clairment sa volonté de poursuivre [Edit : la déclaration d’appel est bien interruptive de prescription, juge la jurisprudence.] Le 28 janvier 2015, l’avocat de Caroline Fourest a déposé ses conclusions d’appel (il devait le faire le 31 janvier au plus tard, ce qui correspond au dernier jour pour le demandeur intimé pour interrompre la prescription). Ces conclusions auraient été signifiée à partie, donc à Rabia B. le 23 février 2015 (source : @arrêtsurimages.net, qui parle de signification de l’appel, mais je doute que ce soit ça, ça ne colle pas avec les délais). Toutes ces formalités sont effectuées par la partie appelante, donc défenderesse ici, et ne sont de ce fait pas interruptives de la prescription, car elles ne marquent pas la volonté de l’intimée demanderesse de poursuivre son action. Dernière info : la sommation de communiquer dont Aymeric Caron a fait état émane là encore de l’appelante, donc elle ne serait pas non plus interruptive de prescription. 

En fait, pour avoir utilement interrompu la prescription, il faut que Rabia B. ait accompli avant le 23 janvier 2015 (23 octobre 2014 + 3 mois) un des actes suivants : avoir signifié à Caroline Fourest le jugement du 23 octobre 2014, ou, ayant eu vent de la déclaration d’appel, constitué avocat. Ces deux actes manifestent une volonté de poursuivre l’action, la jurisprudence l’a tranché, ils interromptent donc la prescription. Cet acte aurait fait courir un nouveau délai de 3 mois, qui aurait pu être interrompu à tout moment par le dépôt de conclusions d’intimé. Il y a d’autres moyens d’interrompre la prescription mais ceux-ci sont les plus simples, et s’inscrivent naturellement dans le déroulement de la procédure. En supposant que la démanderesse ait constitué avocat le dernier jour du délai, soit le 23 janvier, il lui fallait accomplir un acte de poursuite de l’action le 23 avril 2015 au plus tard. Si ce n’est pas le cas, l’avocat de Caroline Fourest peut jubiler, l’affaire est bien prescrite (et sa cliente, dûment informée, jubiler à son tour le 2 mai à l’antenne de France 2). Mais il faudra attendre l’arrêt sur le fond pour que la prescription soit officiellement constatée.

Comment est-ce possible, me demanderez-vous ? C’est plus fréquent qu’on ne le croit, le droit de la presse est rempli de chausse-trapes, et l’avocat de Caroline Fourest en est un fin connaisseur. L’intimé peut par exemple croire à tort qu’un acte accompli par l’appelant a interrompu la prescription et se croire à l’abri. Cela peut être ainsi une ruse de l’appelant de multiplier les actes de procédure (au hasard, une sommation de communiquer) pour donner à l’intimé un faux sentiment de sécurité jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Attention : je ne dis pas que c’est le cas dans cette affaire, je n’en sais rien, je n’ai pas accès aux éléments de la procédure. J’explique en quoi cette prescription est théoriquement possible, et est plus fréquente qu’on ne le croit, comme en témoigne le volume du contentieux sur cette question. La difficulté que vous avez eu à tout comprendre dans cet article vous confirmera la complexité de la question, même pour un avocat. Si tel n’est pas le cas, l’avocat de Rabia B. n’aura aucune difficulté à prouver le contraire à la cour et le cas échéant à la presse en précisant les dates et la nature de ses actes interruptifs. Auquel cas, Caroline Fourest aura tiré une balle dans le pied de sa défense, en rendant son adversaire encore plus vigilant sur le délai de trois mois qu’il ne l’était déjà.

Navré de n’avoir pu apporter de réponse précise à vos questions ; au moins espérè-je vous avoir permis de vous poser les bonnes questions.

mercredi 30 juillet 2014

Les mots à éviter au Cap Ferret

Une ordonnance de référé est restée en travers de la gorge de bien des internautes, dont il faut bien l’avouer votre serviteur, mais pas que lui, si j’en juge à l’écho médiatique qu’elle a eu. Voyons un peu les faits en détail, et dans quel cadre procédural cette décision a été prise, car vous allez le voir, c’est une des clefs de sa compréhension.

Au commencement de cette affaire se trouve un blog, Cultur’elle, tenu par une blogueuse signant l’Irrégulière. Blog parlant de la culture au sens large : littérature, expositions, et aussi de temps en temps gastronomie. C’est ainsi qu’un jour notre blogueuse, en visite au Cap Ferret, avisa un restaurant italien et résolut d’y déjeuner avec sa mère. Malheureusement, l’expérience ne fut pas agréable, non pas tant du fait de la cuisine, mais d’un service aux dires de l’Irrégulière particulièrement insuffisant et désagréable. Ainsi narre-t-elle avoir été fort mal accueillie, avoir constaté une désorganisation dans le service de salle qui a conduit à ce que les apéritifs commandés tardent au point d’arriver en même temps que le plat, contraignant à le renvoyer en cuisine, sous peine d’avoir à choisir entre le manger froid ou avec un apéritif anisé qui aurait tué le goût. Après avoir essuyé des remarques acerbes de la chef de salle, elle a fini par pouvoir dîner, non sans essuyer à nouveau des remarques désobligeantes de la patronne au moment de payer l’addition. Bref, deux clientes mécontentes qui ne remettront pas les pieds dans cet établissement, et dont l’une a un blog et décide de faire partager son expérience par un billet intitulé : « L’endroit à éviter au Cap Ferret : … » (suit le nom dudit restaurant, dans lequel elle raconte sur le ton incisif du client mécontent sa soirée ratée dans ce restaurant. Pour les plus curieux, le billet est accessible sur archive.org. Vous pourrez juger sur pièce du ton du billet.

Paru en août 2013, ce billet aurait pu finir oublié dans les limbes du net, mais ce billet a fini, pour des raisons jamais élucidées, et de peu d’importance, par apparaître dans la première page de résultats Google sur une recherche sur le nom de ce restaurant, c’est à dire la seule page qui compte. Des clients et des amis des restaurateurs gérant cet établissement leur ont fait part de cet article, et constatant une diminution de près d’un tiers de leur chiffre d’affaire d’un exercice à l’autre, ont décidé qu’assurément, ce billet en était la seule cause. Ils ont donc décidé d’agir en justice et ont assigné en référé la blogueuse, devant le juge des référés de Bordeaux. Aussitôt, chers lecteurs et très chères lectrices, je lis dans vos yeux trois questions : qu’est-ce qu’un référé, pourquoi à Bordeaux, et que demandait donc les gérants du restaurant ?

Qu’est ce qu’un référé ?

Un référé est une décision provisoire obtenue dans l’urgence. Elle ne tranche pas un litige, jamais, mais vise essentiellement à figer une situation dans une configuration acceptable le temps que le litige soit tranché, ce qui prend du temps. Le référé peut aussi être utilisé pour obtenir rapidement l’ordre que soit réalisée une mesure visant à sauvegarder une preuve (typiquement, la désignation d’un expert et la fixation de sa mission, mais ce n’est pas le cas dans notre affaire.

Au civil, le juge des référés peut ainsi prendre deux types de mesures : soit toute mesure justifiée par l’urgence et ne se heurtant à aucune contestation sérieuse, soit même en présence d’une contestation sérieuse, toute mesure conservatoires ou de remise en état qui s’impose, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. L’audience de référé se tient devant un juge unique, chacun peut se représenter lui-même, et suit une procédure orale, c’est à dire que toute demande doit être formulée verbalement devant le président. C’est difficile de faire plus simple au niveau procédure.

La particularité d’une ordonnance de référé est qu’elle n’a jamais l’autorité de la chose jugée. Contrairement à un jugement dit au fond, tranchant un litige, qui, une fois les délais de recours expirés ou le dernier recours rejeté devient définitive et intangible, on peut toujours remettre en cause une ordonnance de référé en revenant devant le même juge, sans limite de délai, en lui exposant pourquoi sa décision initiale était mal fondée. Néanmoins, celle-ci étant exécutoire par provision, c’est à dire qu’un recours n’est pas suspensif, elle n’est pas à prendre à la légère.

Pourquoi à Bordeaux ?

Cette question est récurrente. En droit, on parle de la compétence territoriale, ou pour frimer, en latin ratione loci, « en raison du lieu ». Le principe est que le tribunal compétent, c’est à dire légalement apte à juger une affaire, est celui du domicile du défendeur. L’idée est que celui qui doit se défendre doit être mieux traité, notamment en ayant moins à se déplacer. Il existe néanmoins des règles alternatives, pouvant laisser un choix au demandeur. Notamment, en matière de responsabilité, le lieu de survenance du dommage peut être aussi. En pénal, c’est le lieu de commission de l’infraction qui détermine toujours la compétence pour juger l’infraction, et c’est le domicile du défendeur qui détermine le juge d’application des peines compétent. Ajoutons à cela qu’en matière de responsabilité du fait d’une publication, que ce soit un journal, une diffusion radiophonique ou télévisuelle, ou sur internet, le dommage ou l’infraction auront eu lieu à tout endroit où la publication pouvait être reçue. C’est ce qui fait que, par exemple, si vous tenez des propos injurieux en raison de la race sur une télévision nationale, vous pouvez être poursuivi à Cayenne même si vous habitez les Ardennes (je dis ça au hasard, hein). C’est là-dessus que se sont fondés les restaurateurs pour ramener le litige en leurs terres si girondes : le dommage qu’ils ont subi est localisé au Cap Ferret, dans le ressort du tribunal de Bordeaux. Donc c’est là que se jugera le procès et non à Orléans où résidait la blogueuse. Ce choix était discutable, mais il n’a pas été discuté.

Que demandaient les restaurateurs ?

Toute action en justice doit commencer en portant à la connaissance du défendeur qu’un procès lui est intenté, devant quelle juridiction, quand et pourquoi. Cette règle s’applique dans toutes les procédures, civile, pénale ou administrative, selon des formes adaptées aux particularités de chacune. Au civil, terme qui désigne les actions opposant des particuliers entre eux, que ce soit des personnes physiques (êtres humains exclusivement), ou morales (associations, sociétés, etc), cet acte s’appelle une assignation et doit être portée à votre domicile par un huissier de justice. La lecture de cette assignation révèle ainsi que les restaurateurs imputaient à cet article un dénigrement à leur encontre, dicté par la méchanceté, et ayant eu comme effet la diminution de leur clientèle. En conséquence, ils demandaient au juge des référés d’ordonner à la blogueuse, je cite « de supprimer cet article et d’effectuer les formalités nécessaires afin qu’il ne soit plus diffusé sur internet » (on sent la maîtrise technique, n’est-ce pas ?), de « s’abstenir de réitérer tout forme de dénigrement à l’encontre de l’établissement », et de condamner ladite blogueuse à leur verser une provision sur dommages-intérêts de 2000 euros outre 1500 euros de frais d’avocat. Bref, les restaurateurs voulaient que cet article disparaisse, que cette blogueuse ne dise plus jamais du mal de leur établissement, et leur verse de l’argent. Et c’est à peu de chose près ce qu’ils ont obtenu.

Vous avez, chers lecteurs et très chères lectrices, des yeux décidément très expressifs. À présent, j’y lis que vous vous demandez comment diable le juge des référés est parvenu à un tel résultat. J’y viens.

Comment diable le juge est-il parvenu à ce résultat ?

Il a retenu comme fondement procédural l’article 809 du code de procédure civile, c’est-à-dire son pouvoir d’ordonner toute mesure conservatoires ou de remise en état qui s’impose, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite, et ce même en présence d’une contestation sérieuse. Comme fondement juridique, il va retenir celui soulevé par les restaurateurs, celui du dénigrement.

Le dénigrement n’est pas défini par la loi. Il relève de la responsabilité civile de droit commun, qui sanctionne toute faute ayant causé un dommage. Le dénigrement s’oppose à la diffamation et l’injure en ce que ces délits visent des personnes, tandis que le dénigrement vise les produits et services. Et curieusement, il est devenu bien plus facile d’attaquer la critique d’un produit que d’une personne, car les règles protectrices du droit de la presse, applicables à l’injure et à la diffamation et à l’injure, notamment la prescription de 3 mois, ne s’appliquent pas au dénigrement, qui peut être poursuivi pendant 5 ans après les faits. Ainsi, les propos désobligeants à l’égard de la serveuse de l’article (qualifiée de harpie) ou de la patronne (mal embouchée et dédaigneuse) ne pouvaient plus être poursuivis, car prescrits (ils auraient pu tomber sous le coup de l’injure). Mais la critique du service, elle, pouvait encore passer sous les fourches caudines du juge.

Le domaine essentiel du dénigrement est celui de la concurrence déloyale. Les tribunaux sanctionnent sans pitié, et à raison, le concurrent qui persifle son concurrent plutôt que proposer un meilleur service à un prix plus attractif. La faute est d’autant plus aisément retenue que son auteur est en situation de concurrence. Faute de ce statut de concurrent, la jurisprudence en la matière est rare, et retient essentiellement l’intention de nuire. À défaut de quoi, il faut caractériser en quoi il y a abus de la liberté d’expression, et la Cour européenne des droits de l’homme est très exigeante là dessus. Les progrès de cette liberté en France ces 20 dernières années grâce à la CEDH sont impressionnants, et convertiraient le plus antieuropéen des nonistes si la réalité leur importait un tant soit peu. Hors l’hypothèse de la concurrence déloyale, le dénigrement peut constituer une faute civile, sachant que le seul fait de critiquer ne saurait être fautif. Il faut une intention de nuire, qui peut se caractériser par une mauvaise foi (les critiques sont fausses ou exagérées volontairement) ou une volonté de vengeance.

D’ailleurs, et c’est là un des premiers points, disons surprenant de cette décision, le juge des référés commence par estimer que ce billet, même s’il est féroce pour le restaurant, relève de la liberté d’expression et n’est pas fautif. Ce qui est une évidence, mais, sans vouloir spoiler, quand on sait comment ça se termine, peut laisser un peu surpris.

C’est sur le titre que va se concentrer le juge, titre qui est rappelons-le « L’endroit à éviter au Cap Ferret : nom du restaurant ». Pour le juge, ce titre « qui pose de manière péremptoire une conclusion univoque sur un incident a pour objet de dicter une conduite d’évitement aux nombreux followers et à tout internaute consultant l’emplacement au nom du restaurant du Cap Ferret. Il est à noter qu’un tel titre est particulièrement apparent non seulement pour les followers en raison d’une présentation attractive mais aussi pour l’internaute sur Google en raison d’un emplacement en 4e position accompagné d’une photographie de l’auteur. » Le juge continue : « ce titre constitue un dénigrement manifeste destiné à faire fuir des clients potentiels avant même toute lecture d’un article pouvant être qualifié de long pour ce type de sujet. Il porte une atteinte grave à l’image et à la réputation de l’établissement de restauration. Des commentaires de followers le jour même de la mise en ligne reflètent cet impact : ‘ J’irai voir ailleurs ; je retiens cette adresse à fuir, on saura quel restaurant éviter’  peut-on relever sur le blog. »

« De plus, il peut être constaté qu’avant la diffusion de l’article, L’Irrégulière avait indiqué ‘très mécontente d’un restau. Du coup je vais pouvoir faire un article très méchant. Ça tombe bien j’adore ça et je sais que vous aussi gniark gniark » ce qui permet de caractériser une intention de nuire de l’auteur dans le choix du titre ». Le juge en déduit que le titre de l’article constitue un trouble manifestement illicite qu’il appartient au juge des référés de faire cesser, mais qu’un tel trouble est insuffisamment caractérisé pour l’article lui-même. En conséquence, il ordonne la suppression des mots « un endroit à éviter » du billet, et condamne l’Irrégulière à payer à la société gérant le restaurant une provision sur dommages-intérêts de 1 500 euros (ce qui fait 375 euros le mot) outre 1 000 euros au titre du remboursement des frais d’avocat. Ce n’est pas tout : l’Irrégulière doit encore, et ce sous astreinte de 50 € par jour de retard, faire disparaître ces mots de Google, mais seulement Google. L’Irrégulière n’a pas l’intention de relever appel de cette décision. On ne peut, pour les raisons que j’ai données, dire qu’elle est définitive juridiquement, mais de fait, elle l’est puisqu’elle ne sera jamais remise en cause.

Cette décision est-elle critiquable ou solidement motivée ? Et fera-t-elle jurisprudence ?

D’emblée, on peut dire que non, elle ne « fera pas jurisprudence », terme non juridique mais journalistique pour dire qu’une décision sera une référence judiciaire et que désormais, cette solution sera suivie dans tous les cas similaires. D’abord, c’est une ordonnance de référé. Une décision rapide et ne tranchant pas au fond, qui n’a pas autorité de la chose jugée. Donc pas la fondation la plus solide pour bâtir un édifice jurisprudentiel. La juridiction qui par excellence « fait jurisprudence », c’est la cour de cassation. On peut même dire qu’elle a été conçue pour ça, puisqu’elle ne juge que l’interprétation du droit faite par les juges. Et même là, toute ses décisions ne sont pas appelées à avoir des rejetons judiciaires, loin de là. Une ordonnance de référé peut, très rarement, connaître les honneurs d’une publication, quand elle tranche la première une question nouvelle d’une façon qui semble à la fois originale et solidement étayée. Et là, on en est loin.

C’est peu dire que la lecture de cette décision me laisse réservé. Tout d’abord, le fait de dire que l’article de 927 mots ne dépasse pas les limites admises de la liberté d’expression, mais que 4 mots dans le titre suffisent, des mots aussi anodins que « l’endroit à éviter » me paraît à tout le moins léger. Et l’explication selon laquelle ce titre poserait de manière péremptoire une conclusion univoque sur un incident et aurait pour objet de dicter une conduite d’évitement aux nombreux followers(sic) et à tout internaute consultant « l’emplacement au nom du restaurant du Cap Ferret »(re-sic, si quelqu’un comprend ce que cela signifie…) n’emporte pas la conviction. Oui, quand on écrit qu’un endroit est à éviter, c’est généralement pour que ceux qui nous lisent évitent l’endroit en question. Cela ne suffit pas à caractériser l’intention de nuire. Cette démarche peut aussi être dictée par la volonté de préserver ses lecteurs d’un restaurant proposant un service gâchant le plaisir de le fréquenter. Le contraire d’une volonté de nuire. Aller chercher je ne sais quel commentaire, cela semble être un tweet, ironisant sur le fait qu’on va pouvoir être méchant avec les restaurateur qui vient de nous traiter comme un importun paraît très tiré par les cheveux, surtout quand le juge estime par la suite que l’article est en fait parfaitement licite. On nage dans l’incohérence. Ce qui a rendu cet article problématique n’est pas son titre, ni l’intention de son auteur de régler ses comptes avec un établissement l’ayant mal reçu, mais son apparition, un an plus tard, en première page de résultats Google, totalement extérieure à la volonté de l’auteur (le billet n’utilise aucune des ruses habituelles d’optimisation de moteur de recherche).

Cette distinction entre le titre (illicite) et le corps de l’article (licite) me semble de plus on ne peut plus artificielle et ne reposer sur rien, sinon, devine-t-on à la lecture de la décision, le fait que c’est le titre seul qu’affiche Google dans sa page de résultat. Dire donc que l’on peut dire pis que pendre d’un restaurant dans un billet à condition que son titre soit parfaitement neutre et insignifiant me paraît une solution pour le moins curieuse, d’autant que le titre est un fidèle reflet du contenu de l’article. Quant à qualifier quatre mots du titre de trouble manifestement illicite, je tique. Et évaluer la provision à valoir sur les dommages-intérêts, c’est à dire le montant minimum incontestable du préjudice que ces quatre mots ont causé au restaurant à 1500 euros sans la moindre explication ou justification de ce montant, ni sur la démonstration du lien de causalité entre ce titre (pas l’article, le titre) et la baisse du chiffre d’affaire du restaurant, je tousse carrément.

La lecture de l’ordonnance et plus encore de l’assignation révèle une ignorance du fonctionnement technique de l’internet, des blogs et des moteurs de recherche. On peut sourire en lisant l’assignation demander que l’Irrégulière soit condamnée, je cite « à effectuer les formalités nécessaires afin que cet article ne soit plus diffusé sur internet », je n’invente rien. On peut pouffer en voyant que le juge confond manifestement follower, qui est un abonné à un compte Twitter, et lecteur d’un blog laissant un commentaire sous le billet. On sourit un peu moins quand on lit le dispositif de l’ordonnance ordonner à la blogueuse, sous astreinte de 50 euros par jour de retard, de, je cite « supprimer l’expression ‘un endroit à éviter’ ce tant sur son blog que dans sur l’emplacement Google » alors même que cela ne veut rien dire et rend responsable la blogueuse de ce qu’affiche un moteur de recherche sur lequel elle n’a pas ou peu de contrôle.

Les leçons à tirer

Deux leçons peuvent être tirées de cette regrettable affaire. Du point de vue des blogueurs, ne pas prendre un avocat quand il y en a un en face est une très mauvaise idée. C’est une économie qui peut vous coûter 2500 euros, soit bien plus que les honoraires qu’il vous aurait réclamés. Et si vous avez un blog ou un compte Twitter qui commence à avoir assez de succès pour agacer des gens qui peuvent faire passer leurs frais d’avocat en frais professionnels, prenez une assurance de protection juridique. Je n’ai pas de contrat particulier à vous conseiller cela dit. Si vous avez des retours d’expérience sur le sujet, es commentaires sont là pour ça. Du point de vue du restaurateur, c’est une victoire à la Pyrrhus. Certes, ils ont gagné, l’Irrégulière, face au dispositif incompréhensible, a mis son article hors ligne dans sa globalité. Mais l’affaire s’est sue, et le restaurant s’est désormais fait une réputation de faire des procès à ses clients mécontents. Les dégâts d’image sont d’ores et déjà bien pires que ceux que pouvait lui causer un billet vieux d’un an. Nouvelle illustration de l’effet Streisand.

Ce qu’il faut faire dans ce cas là est pourtant simple : en application de la règle « le client a toujours raison », accepter de bonne grâce la critique, présenter ses excuses à l’auteur du billet et l’inviter à revenir, invité par la maison, et s’assurer que ce repas se fasse à la perfection, à charge pour l’auteur de modifier son billet pour rétablir l’établissement dans sa bonne foi. Claquer 1500 euros en frais d’avocat pour se retrouver avec un bad buzz ingérable n’est en tout état de cause PAS la bonne solution. Et en tant qu’avocat, il nous incombe dans ces cas-là de décourager la voie contentieuse, qui peut à court terme faire gagner une bataille mais à long terme faire perdre la guerre à notre client. Le contentieux ne doit pas être le premier, mais le dernier recours à proposer.

mercredi 12 mars 2014

Allô oui j'écoute

La question des écoutes téléphoniques connait un regain d’actualité, entre l’inauguration à grand renfort de comm’ de la nouvelle plate-forme nationale des interceptions judiciaires à Élancourt, et surtout la révélation ce vendredi du fait que l’ancien président de la République a été mis sur écoute et qu’à cette occasion, une conversation avec son avocat a été transcrite et versée au dossier, conversation qui aurait révélé qu’un haut magistrat aurait proposé son entregent pour donner des informations sur un dossier judiciaire en cours.

Levée de bouclier chez les représentants ordinaux des avocats et de certains grands noms du barreau, pétition, et réplique cinglante en face sur le mode du pas d’impunité pour qui que ce soit en République. Et au milieu, des mékéskidis complètement perdus. Tous les augures l’indiquent : un point s’impose. Tentons de le faire, même si je crains in fine de ne poser plus de questions que d’apporter de réponses. Prenons le risque : poser les bonnes questions sans jamais y apporter de réponse est le pilier de la philosophie, empruntons donc la méthode.

Tout d’abord, les écoutes, qu’est-ce donc que cela ?

On parle en droit d’interception de communication, et il faut distinguer deux catégories au régime juridique différent : les écoutes administratives et les écoutes judiciaires.

Un premier ministre à votre écoute

Pour mettre fin à des pratiques détestables d’un ancien président décédé peu après la fin de ses fonctions, les écoutes sont à présent encadrées par la loi, ce qui est bon, car rien n’est pire qu’un pouvoir sans contrôle. Bon, comme vous allez voir, contrôle est un bien grand mot, mais c’est mieux que rien.

Ces écoutes administratives, dites “interception de sécurité”, car c’est pour notre bien, bien sûr, toujours, sont prévues par le Code de la Sécurité Intérieure. Ce sont les écoutes ordonnées par le Gouvernement pour tout ce qui concerne la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France (contre-espionnage économique donc), ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous. Elles sont destinées à rester secrètes, et même si rien n’interdit de les verser dans une procédure judiciaire si une infraction était découverte, à ma connaissance, ce n’est jamais le cas ou alors très peu (je ne l’ai jamais vu dans un de mes dossiers). Ces révélations nuiraient à leur efficacité future dans d’autres dossiers.

Les écoutes peuvent être demandées par trois ministres : celui de la Défense, de l’Intérieur et des Douanes (le ministre du budget donc). Ces ministres peuvent déléguer DEUX personnes de leur ministère pour faire les demandes en leur nom. Elles sont décidées par le Premier ministre, qui peut déléguer DEUX personnes pour signer les accords en son nom. Elles sont limitées en nombre total, mais par une décision du Premier ministre, donc c’est une limite quelque peu contigente et qui ô surprise est en augmentation constante. Ce nombre limité est fait pour inciter les administrations à mettre fin à une écoute dès qu’elle n’est plus nécessaire. Ce nombre maximal est à ce jour de 285 pour la Défense, 1455 pour l’Intérieur, et 100 pour le Budget, soit 1840 au total. En 2012, 6 145 interceptions ont été sollicitées (4 022 nouvelles et 2 123 renouvellements). Source : rapport d’activité de la CNCIS.

Ces demandes doivent être soumises pour avis à la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) qui donne un avis non obligatoire, mais la Commission affirme être toujours suivie. Pour traiter ces 6 145 demandes, la Commission est composée de… trois membres, dont deux parlementaires et un président nommé par le Président de la République sur une liste de 4 noms dressée conjointement par le vice-président du Conseil d’État (le Président du Conseil d’État est, rappelons-le, le Premier ministre) et le premier Président de la Cour de cassation. Rassurez-vous, ils sont assistés de… 2 magistrats judiciaires.

On sent le contrôle pointu et approfondi. Pour achever de nous rassurer, le président de la Commission proclame dans son rapport d’activité la relation de confiance qui existe entre sa Commission et les services du Premier ministre (contrôle-t-on bien ceux à qui ont fait pleine confiance ?) et répond à ceux qui se demandent si la Commission est vraiment indépendante en citant… Gilbert Bécaud. Je suis donc parfaitement rasséréné et serein.

Pour la petite histoire, la relation de confiance qui unit la CNCIS au Premier ministre est telle que ce dernier a purement et simplement oublié de l’informer de l’abrogation de la loi régissant son activité et de la codification de ces textes à droit constant dans le Code de la Sécurité intérieure, que la Commission a appris en lisant le JORF. Rasséréné et serein, vous dis-je.

Ces interceptions de sécurité n’ont pas de lien avec l’affaire qui nous occupe, jetons donc un voile pudique là-dessus.

La justice à votre écoute

Voici à présent le domaine des interceptions judiciaires. Elles sont ordonnées par un juge ; historiquement, c’est le domaine du juge d’instruction, mais depuis 10 ans, ces interceptions peuvent être faites sans passer par lui, à l’initiative du procureur de la République, sur autorisation du juge des libertés et de la détention, sans débat contradictoire bien sûr, par définition, puisqu’on ne va pas inviter la personne allant être écoutée à présenter ses observations, et dans deux cas : la recherche des personnes en fuite (i.e. faisant l’objet d’un mandat d’arrêt ou condamnées définitivement, ce qui inclut les évadés), c’est l’article 74-2 du code de procédure pénale (CPP) et dans les affaires portant sur des délits de la liste de l’article 706-73 du CPP commis en bande organisée (art. 706-95 du CPP). Pour les personnes en fuite, l’écoute est limitée à 6 mois en matière délictuelle (pas de limite en matière criminelle), et pour la délinquance en bande organisée, les écoutes sont limitées à 2 mois.

Les interceptions peuvent sinon être ordonnées par le juge d’instruction, qui n’a pas d’autorisation à demander, puisque lui est juge. Elle est sans limitation de durée (la loi précise qu’elle doit être renouvelée tous les 4 mois, mais c’est de pure forme). La seule condition est que le délit sur lequel le juge enquête soit passible d’au moins deux ans de prison, ce qui, avec la tendance à l’aggravation générale des peines, couvre l’essentiel du champ pénal (une vol de parapluie dans le métro, c’est déjà 5 ans encouru). La décision est écrite mais susceptible d’aucun recours, et de toutes façons n’est notifiée à personne, et n’est versée au dossier qu’une fois les écoutes terminées, avec la transcription des conversations utiles (article 100-5 du CPP).

Concrètement, tous les appels entrants et sortants sont enregistrés (entrant = le numéro surveillé est appelé, sortant = le numéro surveillé appelle), un policier du service en charge de mener les interceptions les écoute et s’il considère que la conversation contient des éléments intéressant l’enquête, il doit la retranscrire mot à mot par écrit sur un procès verbal qui sera versé au dossier. La lecture de ces PV est un grand moment, quand on réalise que pas une phrase n’est achevée, et que la moitié n’a pas de verbe. Les enregistrements (qui sont des fichiers informatiques) sont tous conservés pour la durée de l’enquête et au-delà, jusqu’à la prescription de l’action publique, soit 3 ans pour un délit et 10 ans pour un crime. Les écoutes téléphoniques génèrent un gros volume de déchet, la quasi totalité des communications étant sans intérêt, sauf quand on met sur écoute le téléphone professionnel d’un dealer, où là à peu près 100% des conversations sont payantes, à tel point que les policiers, en accord avec le magistrat mandant, renoncent à transcrire TOUTES les conversations utiles, pour en sélectionner certaines représentatives.

Certaines catégories de personnes sont plus ou moins protégées par la loi. Ainsi, la loi interdit de transcrire une écoute d’un journaliste permettant d’identifier une source. Mais rien n’interdit d’écouter, juste de transcrire. Le policier sera aussitôt frappé d’amnésie, bien sûr. Bref, protection zéro.

S’agissant des avocats, point sur lequel je reviendrai, d’une part, la loi impose, à peine de nullité, d’informer préalablement le bâtonnier de ce placement sur écoute. Curieuse précaution puisqu’il est tenu par le secret professionnel et ne peut le répéter ni exercer de voie de recours. Protection illusoire donc. Enfin, la loi interdit, à peine de nullité, de transcrire une discussion entre l’avocat et un client portant sur l’exercice de la défense. Naturellement, le policier qui aura tout écouté sera frappé par magie d’amnésie. Ah, on me dit que la magie n’existe pas. Mais alors ?…

La Cour de cassation aiguillonnée par la Cour européenne des droits de l’homme (bénie soit-elle) est très vigilante sur ce point, et interdit toute transcription de conversation avec un avocat dès lors qu’il ne ressort pas de cet échange que l’avocat aurait lui-même participé à la commission d’une infraction. Notons que cela suppose qu’un policier écoute l’intégralité de l’échange…

Point amusant quand on entend les politiques vitupérer sur le corporatisme des avocats et balayer les critiques au nom du refus de l’impunité, les parlementaires jouissent aussi d’une protection contre les écoutes (je cherche encore la justification de cette règle, mais le législateur, dans sa sagesse, a décidé de se protéger lui-même, il doit savoir ce qu’il fait) : le président de l’assemblée concernée doit être informé (article 100-7 du CPP). Notons que lui n’est pas tenu au secret professionnel.

De même que les parlementaires ne peuvent être mis en examen ou placés en garde à vue sans que le bureau de l’assemblée concernée ait donné son autorisation. Super pour l’effet de surprise. Les avocats ne jouissent d’aucune protection similaire, mais le législateur doit savoir ce qu’il fait en se protégeant plus lui-même que les avocats, n’est-ce pas ? On a nécessairement le sens des priorités quand on a le sens de la chose publique.

Quant aux ministres, ils échappent purement et simplement aux juges d’instructions, et les plaintes les visant sont instruites par une commission composée majoritairement de parlementaires de leur bord politique. Avec une telle garantie d’impartialité, que peut-on redouter ? On comprend donc que les ministres et parlementaires puissent se permettre de prendre de haut la colère des avocats. Ils sont moralement au-dessus de tout reproche.

Les écoutes une fois transcrites sont versées au dossier de la procédure (concrètement une fois que l’écoute a pris fin) et sont des preuves comme les autres, soumises à la discussion des parties. L’avocat du mis en examen découvre donc le jour de l’interrogatoire de première comparution des cartons de PV de retranscriptions littérales de conversations, et grande est sa joie.

Les écoutes ne peuvent porter que sur l’infraction dont est saisi le juge d’instruction. Si une écoute révèle une autre infraction, le juge doit faire transcrire la conversation, et la transmettre au procureur pour qu’il avise des suites à donner. Il n’a pas le droit d’enquêter de sa propre initiative sur ces faits, à peine de nullité, et ça peut faire mal.

Et dans notre affaire ?

De ce que j’ai cru comprendre à la lecture de la presse, voici ce qui s’est semble-t-il passé (sous toutes réserves, comme disent les avocats de plus de 70 ans à la fin de leurs écritures).

En avril 2013, dans le cadre d’une instruction ouverte pour des faits de corruption dans l’hypothèse où une puissance étrangère, la Libye, aurait financé la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, le téléphone mobile de ce dernier a été placé sur écoute. Très vite, les policiers en charge de la mesure vont soupçonner une fuite sur l’existence de cette écoute. L’ancien président devient peu disert, et à plusieurs reprises, il téléphone brièvement à son avocat, avec qui il convient de se rappeler dans 10 minutes, sauf qu’aucun appel ne suit. Classiquement, cela révèle l’existence d’un TOC (de l’anglais Telephone Out of Control, traduit par Téléphone OCculte, on dit aussi téléphone de guerre). Un classique chez les dealers : on fait ouvrir une ligne sous un faux nom, ou par un complice, et ce téléphone n’est utilisé que pour appeler un autre TOC, appartenant au fournisseur par exemple. Ainsi, ce numéro n’apparait pas dans les fadettes, et est très difficile à identifier par les policiers (ceux qui auront vu l’excellentissime série The Wire sauront de quoi je parle). Par contre, quand il l’est, c’est jackpot.

À Paris, l’identification de ce TOC est impossible. La même borne de téléphonie mobile peut être utilisée par plusieurs milliers de numéros en 10 minutes, impossible de repérer un numéro suspect dans ce flot. Il faut attendre l’erreur de débutant. Et elle a eu lieu.

Les policiers vont intercepter un nouvel appel “on se rappelle dans 10 minutes”. Sauf que cette fois Nicolas Sarkozy n’est pas à Paris, mais au Cap Nègre, hors saison. Autant dire que la borne qu’il utilise n’est pas trop sollicitée. Les policiers vont se faire communiquer le relevé des numéros ayant utilisé cette borne dans les minutes qui ont suivi leur appel suspect, et ils ont dû avoir, sinon un seul numéro, une petite poignée facile à trier. Ils identifient facilement le TOC de l’ancien président, et par ricochet, celui qu’utilise son avocat, seul numéro appelé. Le juge d’instruction a alors placé ce téléphone occulte sur écoute. De ce fait, l’avocat de l’ancien président a été lui même écouté, mais par ricochet, en tant que correspondant.

Et lors d’une de ces conversations, il serait apparu qu’un haut magistrat renseignerait l’ancien président sur un autre dossier pénal le concernant en échange d’un soutien pour un poste agréable, ce qui caractériserait le pacte de corruption et un trafic d’influence. Rien à voir avec le financement de la campagne de 2007 : la conversation est donc transcrite et transmise au parquet, et le tout nouveau procureur national financier a décidé d’ouvrir une nouvelle information, confiée à des juges différents du volet corruption, pour trafic d’influence.

Sauf que tout est sorti dans la presse, sans que l’on sache d’où provient la fuite. Contentons-nous de constater qu’elle est regrettable et soulignons qu’à ce stade, les personnes concernées sont présumées innocentes, et non présumées coupables, comme un ancien président avait malencontreusement dit, mais c’était un lapsus, je suis sur qu’il a compris son erreur depuis.

Juridiquement, ça donne quoi ?

Nicolas Sarkozy est avocat. Quand il a été placé sur écoute sur son téléphone mobile personnel, le bâtonnier de Paris a donc dû être informé. Rien n’impose de détailler les numéros surveillés, seule la mesure doit être indiquée, donc le bâtonnier de Paris n’a surement pas été informé de la découverte d’un téléphone occulte. L’avocat de l’ancien président ayant lui été écouté par ricochet, comme correspondant (unique) du numéro surveillé, il n’a pas été juridiquement placé sur écoute et le bâtonnier n’avait pas à être informé.

Les conversations que Nicolas Sarkozy a eues avec son avocat, qui le défend dans plusieurs dossiers, ont donc toutes été écoutées. Elle n’ont pas été transcrites, mais un policier était au courant dans les moindres détails des stratégies décidées entre l’avocat et son client.

Dès lors que l’information du placement sur écoute a été donnée au bâtonnier, et que n’ont été transcrites que les conversations laissant soupçonner la participation de l’un des intéressés à une infraction, les écoutes sont légales. Nicolas Sarkozy pourra demander à la chambre de l’instruction de Paris d’examiner leur légalité et de les annuler s’il y a lieu, mais seulement s’il est mis en examen (pas s’il est simple ou témoin assisté).

Pourquoi cette colère des avocats ?

Sans partager l’indignation que je trouve excessive dans la forme de notre bâtonnier bien-aimé (il s’agit d’un autre bâtonnier que celui qui a été informé en son temps du placement sur écoute, on en change toutes les années paires) et de plusieurs très illustres confrères, dont je ne signerai pas le texte, les écoutes des appels où un avocat est concerné me gênent, et j’ai beau retourner le problème dans tous les sens, je ne vois qu’une solution satisfaisante : leur interdiction absolue.

Répondons d’emblée à notre garde des sceaux bien-aimée : je ne revendique aucune impunité pour les avocats. Je laisse l’impunité organisée aux politiques. Au contraire, j’appelle à la sévérité pour ceux de mes confrères qui franchissent la ligne et cessent d’être des avocats pour devenir des complices. Des procureurs avec qui j’ai discuté de la question de l’accès au dossier en garde à vue m’opposent qu’ils connaissent des avocats qui franchiraient volontiers et couramment cette ligne et n’hésiteraient pas à renseigner des tiers sur des gardes à vue en cours, expliquant ainsi leur réticence à nous donner accès au dossier. Admettons donc que la chose existe. Mais puisqu’ils disent cela, c’est qu’ils ont des preuves : qu’ils poursuivent les avocats, au pénal ou au disciplinaire, sachant que s’il soupçonne l’Ordre d’être par trop complaisant, le parquet peut porter les poursuites devant la cour d’appel composée de 5 magistrats du sièges, formation particulièrement sévère pour les avocats fautifs. Refuser ce droit de la défense parce que quelques uns (une minorité, ils en conviennent tous) pourraient mal l’utiliser ne tient pas. On ne va pas supprimer les droits de la défense sous prétexte que parfois, ils sont utilisé à mauvais escient, non ?

Le problème est ici un problème d’équilibre entre des valeurs contradictoires. D’un côté, la protection de la liberté de la défense, de l’autre, la nécessité de poursuivre les infractions. Une immunité pour les avocats serait déséquilibré, j’en conviens, et nul chez les avocats n’a jamais réclamé une telle impunité, Mme Taubira serait bien aimable de cesser de faire comme si tel était le cas. C’est un subterfuge classique de la rhétorique de répondre à un autre argument que celui qui nous est opposé s’il nous met en difficulté, mais je préfère quand Mme Taubira cite René Char plutôt que Schopenhauer.

Mais admettre qu’un policier puisse écouter tout ce qu’un avocat dit à son client, et feindre de croire que, parce que ça n’a pas été transcrit, ça n’a pas eu lieu et que le policier oubliera avant d’avoir pu en parler à qui que ce soit, c’est protéger un droit fondamental par une fiction. C’est laisser perdurer un soupçon, qui est un poison lent mais mortel. Et pour tout dire, il y en a marre de ces dossiers qui partent d’une enquête sur la base d’une information donnée par une source anonyme mais incroyablement bien informée et que la justice valide puisqu’il n’est pas interdit de se baser sur une source anonyme (c’était même très à la mode il y a quelques décennies). Personne n’est dupe. Ce n’est pas satisfaisant. Et sacrément hypocrite, puisque le système revient à prétendre qu’il est justifié puisque seules les preuves de la culpabilité d’un avocat ont vocation à être transcrite, en oubliant la méthode pour les obtenir. La fin justifie les moyens, disait-on déjà pour justifier la Question.

Le secret est la pierre angulaire du droit à une défense. Sans secret, il n’y a plus de défense. Et rappelons encore une fois car on ne le dit jamais assez : le secret n’est pas fait pour cacher des choses honteuses. Pas plus que vous n’avez mis des serrures à vos portes, des rideaux à vos fenêtres et des murs autour pour commettre chez vous des crimes en toute impunité, le secret de la défense n’est pas fait pour dissimuler la culpabilité. Il est la pierre sur laquelle se bâtit la relation entre un avocat et son client. La certitude que tout ce que vous lui direz ne sera JAMAIS retenu contre vous, et qu’il ne révélera que ce qui est strictement nécessaire à votre défense. Nous sommes les confidents de nos clients, les derniers à qui vous pouvez tout dire quand vous êtes dans des ennuis sans nom et que votre vie vient de voler en éclat avec votre porte à six heures du matin. Celui qui ne vous trahira jamais, quoi que vous ayez fait. C’est ce qui s’appelle du joli nom de colloque singulier. Toute oreille qui se glisse dans ce colloque, même avec la meilleure intention du monde, réduit la défense à néant.

La solution que je propose modestement a l’avantage de la simplicité et d’être faisable à moindre coût. Elle est protectrice de la défense sans faire obstacle à ce que les brebis galeuses soient poursuivies.

Les écoutes sur des conversations avec un avocat doivent être purement et simplement interdites. Pas leur transcription, leur écoute. Pour cela, il suffit que chaque avocat déclare à son Ordre le numéro fixe de son cabinet et son numéro de mobile professionnel, liste tenue à jour à l’initiative des avocats, qui s’ils ne le font pas s’exposent à être écoutés légalement, tant pis pour eux. Ces numéros forment une liste rouge communiquée à la plate forme nationale des interceptions judiciaires. Dès lors qu’un de ces numéros est appelé ou appelant sur une écoute en place, le logiciel d’écoute n’enregistre pas, point.

C’est juste un mode de preuve précis qui est interdit, pas les poursuites, qui pour le reste obéissent au droit commun (les perquisitions dans les cabinets d’avocat aussi devraient être interdites d’ailleurs pour les mêmes raisons : un juge lit nos dossiers, nos correspondances avec nos clients parfois incarcérés, nos notes personnelles ; et qu’on ne vienne pas nous faire la morale quand par exemple un juge d’instruction qui aime beaucoup donner des leçons de rectitude, pour ne pas dire de rigidité morale s’est permis de prendre connaissance au cours d’une perquisition pour tout autre chose du dossier de poursuites pour diffamation le visant avant de le reposer en disant “voyez, maitre, je ne le saisis pas, de quoi vous plaignez-vous ?”). Après tout, les lettres que nous adressons à nos clients incarcérés font l’objet d’une protection absolue, de même que nos entrevues au parloir ou l’entretien de 30 minutes que nous avons en garde à vue. On peut également recevoir nos clients dans nos cabinets en toute confidentialité. Donc si on a des messages illicites à leur faire passer, on peut le faire. Inutile de porter gravement atteinte au secret professionnel, qui de fait n’existe plus du tout quand un avocat est placé sur écoute puisqu’il est amené à discuter avec tous ses clients de tous ses dossiers au téléphone. Le fait que le divorce de Mme Michu et le bornage du Père Fourrasse n’intéresse pas l’OPJ qui écoute ces conversations ne retire rien au fait que le mal est fait, le secret n’existe plus. C’est l’honneur d’une démocratie que d’arrêter son propre pouvoir par la loi, et de dire “je m’interdis de faire cela, car le bien que la collectivité pourrait en tirer est minime et l’atteinte au bien individuel énorme”. Seuls les régimes despotiques font toujours prévaloir la collectivité sur l’individu sans considération de la proportionnalité, d’où les allusions maladroites à de tels régimes dans le dies iræ de mon Ordre. On admet ainsi que nos domiciles soient inviolables entre 21 heures et 6 heures. Neuf heures par jour d’impunité pour tous ! Comment la République a-t-elle survécu ?

Mais me direz-vous, avec cette protection, des avocats malhonnêtes pourraient échapper aux poursuites faute d’être jamais découverts. Oui, c’est le prix à payer. Mais depuis 24 ans que la loi sur les écoutes judiciaires est en vigueur, combien d’avocats délinquants ont été découverts fortuitement par une écoute et condamnés ? Quel est ce nombre exact ? Multiplions le par 4, et nous aurons le nombre de délits peut-être impunis sur un siècle (peut-être impunis car ces avocats peuvent tomber autrement, bien des avocats sont pénalement condamnés et radiés sans jamais avoir été mis sur écoute), comme prix à payer pour une protection de la défense digne d’un grand pays des droits de l’homme. Et si ça valait le coût, plutôt que faire prévaloir le soupçon et la répression ?

En attendant qu’Utopia devienne notre nouvelle capitale, mes chers confrères, c’est à vous que je m’adresse. Nous devons faire contre mauvaise fortune bon cœur et tirer les leçons de l’état actuel du droit, qui ne protège pas notre ministère. La protection de notre secret nous incombe au premier chef. Le téléphone doit servir exclusivement à des banalités. Donner une date d’audience, fixer un rendez-vous. Jamais de secret, jamais de stratégie de défense au téléphone. Vous avez des choses importantes à dire à votre client ? Qu’il vienne vous voir à votre cabinet (exceptionnellement déplacez-vous, mais jamais chez lui, vous n’êtes pas à l’abri d’une sonorisation). Je sais que beaucoup de confrères sont devenus accros du mobile, même les plus technophobes d’entre nous. Un téléphone mobile, qui utilise la voie hertzienne, n’est pas confidentiel, c’est même un mouchard qui donne votre position tant qu’il est allumé (ou en veille pour un smartphone). Et j’en aurai de même à dire sur l’informatique. Il est plus que temps que nous utilisions TOUS des solutions de chiffrement de mails et de pièces jointes comme OpenPGP (c’est efficace et gratuit), des logiciels comme TruCrypt, gratuit aussi, pour chiffrer nos fichiers (avec des sauvegardes idoines bien sûr). Ce sont des logiciels libres, que vous paierez par des dons du montant que vous souhaiterez au rythme que vous souhaiterez (on n’a pas beaucoup de charges variables comme ça, n’est-ce pas ?) et si vous êtes un peu féru d’informatique, vous pourrez utiliser un réseau privé virtuel (VPN) avec des navigateurs anonymisés qui vous rendront totalement intraçables en ligne. Nous ne pouvons pas avoir des comportements de dilettantes ou d’amateurs qui finissent par donner à nos clients un faux sentiment de sécurité, car nous les trahissons en faisant ainsi.

Pour ma part, je suis passé au tout numérique et au tout chiffré. Qu’un juge ou un cambrioleur vide mon bureau, je serai opérationnel à 100% dans les 5 minutes, je peux accéder à tous mes programmes et archives depuis n’importe quel PC, et mes visiteurs impromptus n’auront accès à aucun de mes dossiers (et en toute amitié, le premier peut toujours courir pour avoir mes clefs).

C’est peut-être ça la solution : rendre une loi protégeant la confidentialité de nos appels et de nos cabinets inutile.

mardi 6 août 2013

Erreur 2004: Loi not found

Le Canard Enchaîné, repris par France Info, va gâcher la trêve estivale de l’opposition, qui avait pourtant réussi à ouvrir une séquence médiatique sur le thème du gouvernement qui remet des voyous en liberté. Car là, ça risque d’être des centaines, voire des milliers de délinquants, et quelques criminels (déjà au moins deux), qui vont échapper définitivement à leur peine. À cause d’une bévue juridique qu’il aurait été facile d’éviter, et qui est irrattrapable.

Ce bug porte sur la prescription de la peine.

Le temps est assassin, qui emporte avec lui les rires des enfants, et les peines d’emprisonnement.

La prescription est en droit l’extinction d’un droit ou d’une obligation par l’écoulement d’un laps de temps déterminé. La prescription peut être suspendue (le délai cesse de courir à cause d’un évènement, et reprend son cours quand l’évènement a cessé) ou interrompu : le délai repart à zéro à cause de l’évènement interruptif. 

En droit pénal, on distingue deux prescriptions : celle de l’action publique et celle de la peine. La prescription de l’action publique fait obstacle à ce que le fait soit poursuivi. Vous ne pouvez plus être jugé, vous êtes tranquille. Ce délai part de la commission des faits (sauf pour certaines infractions clandestines comme l’abus de biens sociaux) et est d’un an pour les contraventions, trois ans pour les délits, dix ans pour les crimes sauf certains crimes commis sur des mineurs pour lesquels c’est 20 ans à compter de leur majorité, et les crimes contre l’humanité qui sont imprescriptibles. Les délits de presse ont une prescription abrégée : 3 mois, et 1 an pour les délits de presse à connotation haineuse (racistes, homophobes, etc.). La prescription de l’action publique est interrompue par tout acte de poursuite ou d’instruction, c’est à dire un acte qui montre la volonté de poursuivre l’infraction. Je ne vous fais pas la liste, c’est un calvaire réservé aux étudiants en droit.

La prescription de la peine suppose que l’intéressé a été définitivement condamné (j’ai expliqué ce que cela signifie dans mon billet précédent). La loi prévoit que si la peine n’a pas été mise à exécution dans un certain délai, elle est prescrite et ne peut plus être exécutée. Vous ne pouvez plus être incarcéré, vous êtes tranquille. Ce délai part du prononcé de la peine (donc de la date de la décision) et est de 3 ans pour une contravention, 5 ans pour un délit et 20 ans pour un crime. Ce délai peut être suspendu quand des obstacles de droit ou de fait s’opposent à l’exécution de la peine (ainsi la prescription des peines a été suspendue pendant la seconde guerre mondiale ; un pourvoi en cassation suspend la peine jusqu’à ce que l’arrêt soit rendu). La loi étant muette sur les causes d’interruption de la prescription, la jurisprudence a limité cette interruption aux seuls actes d’exécution, c’est-à-dire l’arrestation du condamné, même en pays étranger. Par contre, tous les autres actes, comme une demande d’extradition, l’émission d’un extrait de jugement aux fins d’incarcération, qui sont des actes préparatoires à l’exécution, n’étaient pas interruptifs. Jusqu’au décret n°2004-1364 du 13 décembre 2004 modifiant le code de procédure pénale (troisième partie : Décrets) et relatif à l’application des peines, pris en application de la loi Perben II du 9 mars 2004, du moins le croyait-on. Son article 24 va introduire un article D.48-5 dans le code de procédure pénale ainsi formulé :

La prescription de la peine est interrompue par les actes ou décisions du ministère public, du juge de l’application des peines et, pour les peines d’amende, du Trésor, qui tendent à son exécution.

Et maintenant, il est temps que je vous présente mon ami Hans.

Salut, Hans

Hans Kelsen (1881 – 1973) était un des plus grand juristes du XXe siècle. Son apport essentiel est la théorie de la pyramide des normes, ou hiérarchie des normes, qui est la base architecturale de tout système juridique revendiquant l’appellation d’État de droit. Rien que ça. Hans

Cette hiérarchie veut que tout texte normatif ne soit pas équivalent à tout autre texte normatif. En fonction de sa source, et plus précisément de la légitimité démocratique de sa source et de la solennité de sa procédure d’adoption, il occupe une place dans une hiérarchie, et tout texte d’un niveau inférieur doit être conforme aux textes qui lui sont supérieurs, ou être considérés comme illégaux et donc nuls. La IIIe République ignorait cette hiérarchie (des décrets abrogeaient des lois), ce qui a contribué à sa chute tragique en juillet 1940, quand un simple vote a permis de donner les pleins pouvoirs à un despote, qui a pu faire ce qu’il a voulu pendant 4 ans, et ce qu’il voulait n’était pas beau à voir. Kelsen, juif né à Prague dans l’Empire Austro-Hongrois et émigré aux États-Unis pour fuir les persécutions en 1940, a été profondément marqué par la seconde guerre mondiale et en a tiré les conclusions qui s’imposaient : le vote de la majorité n’est pas une garantie suffisante d’un État de droit (Hitler était arrivé au pouvoir par des élections, et avait vu ses pouvoirs élargis par des référendums) ; dès lors, il faut mettre des principes essentiels à l’abri du vote de la majorité, en faisant en sorte que seules des procédures complexes, longues, imposant une majorité renforcée voire plusieurs majorités, permettent d’y toucher.

Au sommet de la hiérarchie se trouve la Constitution. C’est le texte fondateur de l’Etat, qui l’organise et qui prévoit comment sont adoptées les normes d’un niveau inférieur. Sa révision étant entourée de multiples garanties, c’est l’endroit idéal pour y mettre des proclamations de droits fondamentaux qui s’imposeront à tous les législateurs à venir.

En dessous se trouve la loi, votée par un parlement représentatif. Dans le respect de la Constitution, elle pose les grands principes directeurs de l’action de l’État, les règles générales.

En dessous se trouve le règlement : ce sont les décrets émis par l’exécutif, qui soit visent à appliquer dans le détail la loi, soit à poser les règles générales dans les domaines qui ne relèvent pas de la loi (la Constitution se charge de délimiter les domaines respectifs de la loi et du règlement). Les arrêtés ministériels ne relèvent pas tant d’un autre niveau de la hiérarchie des normes que de la délégation du pouvoir réglementaire : un ministre ne peut arrêter que ce qu’un décret lui permet d’arrêter, faute de quoi il agit sans pouvoir et son acte est nul. Idem pour les circulaires.

Je simplifie beaucoup, les étudiants en première année de droit y passent des semaines de bonheur. Je plaisante, ils y passent des semaines, point. Kelsen parlait de pyramide car il y a une et une seule Constitution, quelques lois, et une multitudes de décrets : plus on descend dans la hiérarchie, plus le nombre de textes a vocation à augmenter.

La France, ayant beaucoup à se faire pardonner au lendemain de la guerre, va adopter ce principe, et la Constitution de 1958 en est un parfait exemple.

Au sommet : la Constitution.

Elle prévoit les règles d’adoption de la loi, et son article 34 définit le domaine de la loi.

L’article 37 précise quant à lui que tout ce qui n’est pas du domaine de la loi est du domaine du règlement. Hans a dû pleurer de joie en lisant ce texte.

Le Conseil constitutionnel est le gardien de la pyramide, par deux pouvoirs essentiels : celui d’annuler une loi non conforme à la Constitution, que ce soit avant sa promulgation ou après par une Question Prioritaire de Constitutionnalité, et celui, à la demande du Gouvernement, de disqualifier une disposition législative empiétant sur le domaine règlementaire en la dépouillant de son caractère législatif. Elle devient considérée comme un simple décret et peut être modifiée ou abrogée par un autre décret. Ainsi, le 31 janvier 2006, le Conseil constitutionnel a rendu une décision déclarant que l’article 4, alinéa 2 de la loi du 23 février 2005 proclamant que les programmes scolaires doivent enseigner le rôle positif de la colonisation relevait du domaine du règlement, qui seul peut fixer les programmes scolaires, ce qui a permis au gouvernement de l’abroger par un décret n° 2006-160 du 15 février 2006.

Le Conseil d’État et le juge administratif qui est son prophète  jouent aussi un rôle puisque ils sont les gardiens de la loi : ils annulent les actes règlementaires (décrets, arrêtés ministériels et préfectoraux, etc.) et administratifs individuels (permis de construire, refus de titre de séjour) non conformes à la loi.

Le bug

Si vous avez réussi à sortir de la pyramide, vous comprendrez sans problème ce qui s’est passé. La procédure pénale relève du domaine de la loi (la procédure civile, en revanche, relève du règlement). La loi fixe les règles et le règlement les détails de son application, sans pouvoir rien y rajouter ni y retrancher.

L’article D.48-5 (D pour décret simple, par opposition aux articles R. qui sont des décrets en Conseil d’Etat, après avis du Conseil d’Etat en réalité) a fixé des règles nouvelles, en donnant à des actes qui jusqu’à présent n’étaient pas interruptifs de la prescription de la peine un tel effet. Ce faisant, le ministre de la justice a ajouté à la loi, donc outrepassé ses pouvoirs, et violé la Constitution. Ce qui a pour effet que cet article est nul et de nul effet. Je pense qu’il s’agit d’un oubli dans la loi votée le 9 mars, repéré trop tard, et qu’on a tenté de combler en glissant le texte dans un décret, ni vu ni connu. Ce qui est dommage, ce n’est pas les lois sur la procédure pénale qui ont manqué depuis 2004 et qui auraient pu réparer le bug avant la catastrophe (par exemple, la loi du 9 décembre 2004 portant simplification du droit, promulguée 4 jours avant le décret fatal).

L’erreur a finalement été repérée (je subodore une remontée informelle par la Cour de cassation qui aime bien avertir le Gouvernement que ça va barder) et réparée par l’article 18 de la loi n° 2012-409 du 27 mars 2012 de programmation relative à l’exécution des peines qui reprend mot pour mot l’article 48-5, mais cette fois ci dans une loi. Hans content.

Mais quid des prescriptions antérieures ? La loi ne peut être rétroactive, l’article D.48-5 ne peut avoir d’effet, donc aucun acte préparatoire à l’exécution ne peut avoir eu d’effet avant l’entrée en vigueur de cette loi le 29 mars 2012. Et c’est ce qu’a constaté la Cour de cassation par deux arrêts du 26 juin 2013 (un et deux). Les criminels condamnés avant le 29 mars 1992 et qui n’ont pas été arrêtés voient leur peine prescrite (c’est le cas dans les deux arrêts du 26 juin : deux condamnés à la perpétuité voient leur peine prescrite ; il est à noter que l’un d’eux s’est manifesté 4 mois après la prescription après avoir attendu 20 ans). Et surtout les délinquants condamnés avant le 29 mars 2007 et qui n’ont pas été arrêtés dans le cadre de l’exécution de leur peine avant le 29 mars 2012 voient leur peine prescrite, or certains sont encore en prison, notamment ceux condamnés les plus lourdement. Ils vont devoir être libérés et indemnisés, comme ceux ayant fini de purger leur peine prescrite. Et cela va semble-t-il se compter en centaines, peut-être en milliers, puisque d’après le Canard Enchaîné, rien que dans le ressort d’Aix-en-Provence, 245 prisonniers auraient gagné leur ticket de sortie. Et Aix n’est qu’une des 36 cours d’appel de France.

Comme vous le savez déjà, mon film préféré est l’Arroseur arrosé. Je crois que c’est le meilleur ressort comique qui soit. Et qu’au lendemain d’une polémique parfaitement artificielle sur trois condamnés à des peines légères dont l’incarcération a été remise à des jours moins chauds, l’opposition, qui feignait d’être scandalisée qu’on ne remplisse pas les prisons, va peut-être être responsable de la plus grande vague de libération depuis le film la Grande Évasion.

Décidément, Karma’s a bitch.

lundi 14 mai 2012

Jean-Marc Ayrault est-il un repris de justice ? (Billet rectifié)

C’est la question qui se pose de manière assez inattendue ces jours-ci. Re-stituons les faits, pour ceux qui seraient sortis du coma ce matin et ceux qui consulteront les archives de ce site dans un ou deux millénaires.

François Hollande ayant remporté l’élection présidentielle, il va prendre ses fonctions le 15 mai prochain et a indiqué qu’il nommerait le Premier ministre (majuscule à premier, pas à ministre) ce jour-là. Parmi les noms les plus pressentis se trouve celui de Jean-Marc Ayrault, député-maire de Nantes et président du groupe SRC (Groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche) de l’Assemblée nationale expirante.

Une première digression : on m’a demandé à plusieurs reprises pourquoi le Président de la République (majuscule à président et à république) se prépare à nommer un Premier ministre de gauche alors que l’Assemblée nationale (majuscule à assemblée, pas à nationale) actuelle a une majorité de droite. La réponse est simple : le Président de la République choisit qui il veut comme Premier ministre. Évidemment, en temps ordinaire, il n’a guère d’autre choix que de prendre un Premier ministre parmi la majorité parlementaire. Tout d’abord, pour respecter l’expression du suffrage, et en outre, l’Assemblée pourrait voter des motions de censure renversant tout Gouvernement (majuscule à gouvernement) qui ne correspondrait pas à sa majorité. Voilà pourquoi François Mitterrand en 1986 et 1993, et Jacques Chirac en 1997, n’eurent pas d’autre choix que la cohabitation. Mais nous ne sommes pas en temps ordinaire. La XIIIe législature, commencée en 2007, est virtuellement terminée. La Session parlementaire a pris fin, et l’Assemblée ne siégera plus avant les élections les 10 et 17 juin prochains, sauf circonstances exceptionnelles. Le Gouvernement qui sera désigné sera provisoire par nature : il exercera les fonctions gouvernementale, et pourra prendre des décrets, mais aucune loi ne sera votée, faute de Parlement (majuscule à parlement). ce qui laisse au Gouvernement une large marge d’action, notamment pour nommer aux hautes fonctions. Une fois la nouvelle Assemblée élue, le Gouvernement présentera sa démission au Président de la République, suivant une tradition constante sous la Ve République, qui compense le fait que le Président de la République n’a pas le droit de renvoyer le Premier ministre, sauf en dissolvant l’Assemblée nationale. Le Président de la République reconduira selon toute vraisemblance le Premier ministre si l’Assemblée bascule à gauche, sinon ce sera une cohabitation de cinq ans. C’est ainsi que Jean-Pierre Raffarin a été nommé Premier ministre le 6 mai 2002, avec une Assemblée nationale à gauche, et a démissionné le 17 juin 2002, au lendemain du 2e tour des législatives, pour être reconduit dans ses fonctions le même jour. De même, en 1988, Michel Rocard fut nommé Premier ministre le 10 mai 1988, Assemblée nationale à droite, et démissionna le 22 juin 1988, après les élections, pour être reconduit dans ses fonctions. Idem enfin avec Pierre Mauroy, nommé le 21 mai 1981, Assemblée de droite, et qui démissionna le 22 juin 1981, aussitôt reconduit. Une machine bien huilée.

Revenons-en à Jean-Marc Ayrault. Ami fidèle de François Hollande, germanophone (il est agrégé d’allemand), ce qui n’est pas une qualité fréquente dans le personnel politique, il paraît le mieux placé pour être nommé. Mais voilà, François Hollande a déclaré au cours de la campagne que, voulant moraliser la vie politique, il ne prendrait pas comme ministre quelqu’un qui a été “jugé et condamné”. Fatalitas, les opposants au président élu ressortent alors une condamnation de Jean-Marc Ayrault pour favoritisme remontant à 1997, condamnation pénale à 6 mois de prison avec sursis, contre laquelle le maire de Nantes ne fit pas appel.

La riposte des proches de Jean-Marc Ayrault est juridique : cette condamnation est effacée par la réhabilitation, elle n’a plus d’existence juridique. C’est la position reprise par Renaud Dély dans cet éditorial du Nouvelobs.fr.

Qu’en est-il en réalité, et qu’est-ce que cette réhabilitation ? Voyons cela en détail, et vous verrez que décidément, le législateur est incapable d’imaginer que la loi qu’il vote est susceptible de s’appliquer à lui un jour. Ce qui explique qu’il vote ce qu’il vote.

La condamnation

Le site @rretsurimages.net raconte l’affaire en détail(€). Pour résumer, en 1995, la Chambre Régionale des Comptes des Pays de Loire épingle la gestion de l’Office municipal nantais de l’information et de la communication (Omnic), association loi 1901 qui gère la communication de la ville de Nantes, notamment son bulletin municipal, et perçoit des subventions à ce titre outre les recettes publicitaires du bulletin municipal, pour un budget annuel tournant autour de 3 millions d’euros. La Chambre régionale constate que cet office a confié la réalisation de ce bulletin à une société commerciale, la Société nouvelle d’édition et de publication (SNEP), sans passer par le processus de marché public, qui suppose une publicité de l’offre pour mise en concurrence de prestataires sur un strict pied d’égalité. Or pour la Chambre régionale, la réalisation du Bulletin municipal aurait dû être un marché public, et l’Omnic n’a visiblement servi qu’à contourner cette obligation légale et à sortir ce budget du budget de la commune, ce qui n’est pas conforme aux règles de la comptabilité publique dont la Chambre Régionale des Compte doit assurer le respect.

Jean-Marc Ayrault a aussitôt pris en compte ces observations, et a dissout dès 1995 l’Omnic, et a réintégré la communication dans le budget communal.

Les choses eussent pu s’arrêter là, mais la note de la Chambre régionale des comptes a été transmise au parquet, comme la loi l’exige, et le procureur de la République de Nantes a vu dans ce rapport un nom qu’il connaissait déjà : Daniel Nedzela, le dirigeant de la SNEP, était déjà dans son collimateur pour une affaire de trafic d’influence dans laquelle il avait été détenu. Il décide d’engager des poursuites pour favoritisme, visant surtout Daniel Nedzela, bénéficiaire du favoritime, mais ne pouvant laisser de côté Jean-Marc Ayrault, auteur du favoritisme.

Le délit de favoritisme est défini à l’article 432-14 du Code pénal :

Est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende le fait par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public ou exerçant les fonctions de représentant, administrateur ou agent de l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des sociétés d’économie mixte d’intérêt national chargées d’une mission de service public et des sociétés d’économie mixte locales ou par toute personne agissant pour le compte de l’une de celles susmentionnées de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public.

On reconnaît là le style élégant du législateur qui aime utiliser 100 mots là où 10 seraient déjà de trop. Pour résumer, le favoritisme sanctionne le fait, pour tout dirigeant public, d’utiliser ses attributions pour confier à telle personne qu’il choisit une prestation rémunérée qui aurait dû être attribuée selon les règles égalitaires applicables aux marchés publics.

Là où le juriste se gausse, un peu cruellement certes, c’est que le délit de favoritisme a été créé par une loi du 8 février 1995, et que Jean-Marc Ayrault, qui était un des rares députés PS de cette législature, a voté (il s’en vante d’ailleurs). C’est à dire qu’il n’a pas réalisé en votant ce délit que c’était là exactement ce qu’il était en train de faire avec l’Omnic à Nantes. Und Scheiße.

Le procès s’est tenu en octobre 1997 et a abouti le 19 décembre 1997 à la condamnation de Jean-Marc Ayrault, à 6 mois de prison avec sursis, alors que le parquet n’en avait requis que 3, et 30.000 francs (4573 euros) d’amende, j’ignore les réquisitions du parquet sur l’amende. Jean-Marc Ayrault n’a pas fait appel de cette décision, et souligne, à raison, qu’il n’y avait pas eu d’enrichissement personnel, ce qui n’a aucune importance car le délit de favoritisme n’exige pas cette circonstance pour être constitué, ni de financement illicite du parti socialiste, ce qui n’a effectivement pas été mis au jour par l’enquête.

Et la Loire coula sous le pont de Pirmil.

La réhabilitation. Point d’interrogation ?

Nous voici en 2012, Jean-Marc Ayrault est toujours maire de Nantes, et pressenti pour les hautes fonctions que l’on sait (en France, la patience est la plus grande vertu en politique).

Si le temps peut faire beaucoup pour votre carrière politique, peut-il faire quelque chose pour votre passé judiciaire ? La réponse est oui, mais un oui réservé, vous allez voir, car je crains que Jean-Marc Ayrault n’ait vu voter une autre loi qui va lui attirer des soucis.

Le Code pénal prévoit, dans son livre Premier, titre III, chapitre 3, qui est mon chapitre préféré, les règles gouvernant l’extinction des peines et de l’effacement des condamnations. L’extinction s’oppose à l’exécution de la peine. Une peine exécutée ne s’éteint pas : elle est exécutée. Voici tout ce qui fait qu’une peine ne sera pas mise à exécution, hormis les moyens insuffisants de la justice, qui ne sont pas une cause légale.

Je les mentionne pour mémoire car elles ne nous concernent pas ici, Jean-Marc Ayrault ayant exécuté sa peine, sauf la dernière cause. Il s’agit du décès du condamné, efficace mais radical ; la prescription (l’écoulement d’un laps de temps à partir du moment où cette peine est devenue définitive : 20 ans pour un crime sauf crime contre l’humanité, où la peine est imprescriptible, 5 ans pour un délit, 3 ans pour une contravention), la grâce, l’amnistie, et la réhabilitation.

Arrêtons nous sur la réhabilitation. C’est une merveilleuse idée, celle que tout homme peut se racheter, même un homme politique, et que le crime ne vous frappe pas de la marque de Caïn : si vous vous comportez bien pendant un laps de temps (ce qui s’entend comme ne pas être à nouveau condamné pour un crime ou un délit), variable selon la gravité des faits, vous serez considéré comme un honnête homme, n’ayant jamais été condamné. Vous allez voir ce qui est arrivé à cet Humanisme magnifique dans cette période névrosée et sécuritaire… La réhabilitation efface, non la peine, comme la grâce, mais la condamnation, comme l’amnistie, et lève toutes les incapacités et interdictions accompagnant la peine (y compris celle d’être Premier ministre ?). Elle est ôtée du casier judiciaire, du moins… mais n’allons pas trop vite. Disons que jusqu’à une date récente, elle était effacée du casier judiciaire et perdait ainsi toute existence légale.

Il y a deux types de réhabilitations : de plein droit, c’est à dire automatique, sans que le condamné n’ait à faire quoi que ce soit (de fait, il faut qu’il ne fasse rien), soit judiciaire, c’est à dire demandée en justice et octroyée, le cas échéant, par un juge.

La réhabilitation de plein droit (articles 133-12 et s. du Code pénal) a lieu après un délai variable en fonction de la peine prononcée, qui court à compter du jour de l’exécution de la peine OU de sa prescription.

Si c’est une peine d’amende : délai de 3 ans.

Si c’est une peine de prison n’excédant pas un an : délai de 5 ans.

Si c’est une peine n’excédant pas dix ans, ou plusieurs n’excédant pas 5 ans cumulé : délai de 10 ans à compter de la dernière peine.

Au-delà de 10 ans, ou de 5 ans cumulés, la réhabilitation de plein droit de s’applique plus.

Exemple : Primus est condamné le 1er janvier 1994 à 3 mois de prison pour vol. Il exécute sa peine, et est libéré le 10 mars 1994. Le délai de 5 ans court à compter de ce jour : s’il n’est pas à nouveau condamné, Primus sera réhabilité le 10 mars 1999. Secundus est condamné le 1er janvier 1994 à 8 mois fermes pour violences, mais il est introuvable. La peine sera prescrite le 1er janvier 1999, et Secundus réhabilité le 1er janvier 2004, s’il n’a jamais été condamné à nouveau dans l’intervalle. Vous voyez l’avantage à avoir purgé sa peine.

Enfin, depuis 2007, ces délais sont doublés si la condamnation a été prononcée pour des faits commis en récidive. Je m’arrête un moment sur cette loi, qui n’a pas lieu de s’appliquer ici. Voilà typiquement une loi stupide. Pendant deux siècles, la récidive n’a pas eu d’impact sur la réhabilitation. La société ne s’est pas écroulée sous une vague de crime insupportable. Vous, mes lecteurs, êtes des gens honnêtes et éduqués. Et je parie que la plupart d’entre vous n’avait jamais entendu parler de la réhabilitation. Ce n’est donc pas la perspective de devoir attendre si longtemps pour être réhabilité qui vous a retenu jusqu’à ce jour de basculer dans le crime. Eh bien imaginez ce qu’il en est pour le délinquant ordinaire, qui n’a reçu qu’une instruction minimale. Ils n’ont pas la moindre idée de ce que c’est que la réhabilitation. Donc croire qu’aggraver les conditions de son octroi pourrait avoir le moindre effet dissuasif sur le passage à l’acte est tellement grotesque que je ne peux même pas soupçonner le législateur de l’avoir conçu. Cette loi s’inscrit donc dans cette longue série de lois-balayage, qui fouillent le Code pénal et le Code de procédure pénale à la recherche de toute règle que l’on pourrait aggraver en cas de récidive, pour pouvoir affirmer l’air martial que l’on lutte contre la récidive. Le pire exemple est la loi scélérate du 12 décembre 2005, qui est une caricature. Voilà à quoi se résume depuis des années la lutte contre la délinquance : changer le Code pénal et espérer que les délinquants passent la licence de droit. Si seulement ces lois ne servaient à rien. Mais c’est pire : elles ligotent les juges et les service d’insertion et de probation, en empêchant de tenter des mesures d’accompagnement comme la libération conditionnelle à un moment opportun parce que tel délai décidé arbitrairement par le législateur n’est pas écoulé. Pour lutter contre la récidive, on nuit à la réinsertion. Mesdames, Messieurs : le législateur. On l’applaudit bien fort.

La réhabilitation judiciaire (articles 785 et suivants du CPP) se demande à la chambre de l’instruction, après l’écoulement d’un délai plus court que celui de la réhabilitation légale, (5 ans pour un crime, 3 ans pour un délit, un an pour une contravention, délais considérablement augmentés en cas de récidive) et peut être demandée même pour des peines interdisant la réhabilitation légale (plus de dix ans ou cinq ans cumulé). La cour n’est jamais tenue de l’accorder, et il faut vraiment étayer son dossier pour y arriver, surtout si la condamnation est récente. Ne croyez pas qu’il suffit de la demander pour l’obtenir. En cas de rejet, un délai d’attente de deux ans est nécessaire avant de la redemander.

Le condamné Ayrault a-t-il été réhabilité ?

À ma connaissance, Jean-Marc Ayrault n’a pas demandé de réhabilitation judiciaire. Il s’en prévaudrait, je pense. Donc il reste la réhabilitation légale. La condamnation date du 19 décembre 1997. pas d’appel, elle est devenue définitive à l’expiration du délai d’appel de 10 jours, soit le 29 décembre 1997. Il s’agit d’une peine de prison avec sursis. Jean-Marc Ayrault n’ayant plus jamais été condamné depuis, la peine est réputée non avenue à l’écoulement du délai d’épreuve de 5 ans du sursis simple. La peine est donc réputée exécutée à compter du 29 décembre 2002. S’agissant d’une peine inférieure à un an, le délai de réhabilitation légale est de 5 ans. La réhabilitation légale a donc eu lieu le 29 décembre 2007. La condamnation est donc effacée.

Vraiment ?

Non, pas vraiment. Le législateur, obsédé par la récidive mais pas par les moyens de lutter efficacement contre elle, a modifié dans une de ces lois-balayage les effets de la réhabilitation légale, la loi du 5 mars 2007. Elle les a en fait limités. La condamnation n’est plus effacée du bulletin n°1 du casier judiciaire, le plus complet, accessible à la Justice, seulement des n°2 (moins complet, accessible à l’administration) et n°3 (encore moins complet, celui que vous pouvez demander) et peut servir de premier terme à la récidive. Cette loi s’applique à toutes les condamnations non encore réhabilitées le jour de son entrée en vigueur (le 8 mars 2007). Donc à celle de Jean-Marc Ayrault. Pour obtenir les effets complets, c’est à dire l’effacement du bulletin n°1 du casier judiciaire, il faut le demander à la chambre de l’instruction selon les formes prévues pour la réhabilitation judiciaire : article 798-1 du CPP, introduit par la loi du 5 mars 2007. Ce qu’à ma connaissance, Monsieur Ayrault n’a pas fait.

Les amis de celui-ci pourront invoquer l’article 133-11 du Code pénal, censé s’appliquer toujours à la réhabilitation, puisque l’article 133-16 y renvoie expressément. Cet article dispose que :

Il est interdit à toute personne qui, dans l’exercice de ses fonctions, a connaissance de condamnations pénales, de sanctions disciplinaires ou professionnelles ou d’interdictions, déchéances et incapacités effacées par l’amnistie, d’en rappeler l’existence sous quelque forme que ce soit ou d’en laisser subsister la mention dans un document quelconque. Toutefois, les minutes des jugements, arrêts et décisions échappent à cette interdiction. En outre, l’amnistie ne met pas obstacle à l’exécution de la publication ordonnée à titre de réparation.

Cependant, la doctrine[1] estime que cet article est devenu caduc depuis la loi du 5 mars 2007, le maintien de la mention au bulletin n°1 étant incompatible avec l’interdiction de la mentionner, d’autant qu’elle peut servir de premier terme à la récidive.

En conclusion, puisqu’il n’est de bon billet qui ne se termine, Jean-Marc Ayrault est certes réhabilité, mais a quand même une mention au casier judiciaire, et il doit tant sa condamnation que sa fausse réhabilitation à deux lois qui ont été votées sous ses yeux. La loi est une fille ingrate avec ses géniteurs. La droite est tout à fait fondée à en rappeler l’existence pour mettre le président élu face à ses contradictions, et ce même si ses motivations ne sont pas uniquement celles d’une application rigoureusement orthodoxe de la loi. C’est de bonne guerre.

À nous de juger, en citoyens oubliant un instant leurs préférences politiques, si le fait d’avoir, il y a 15 ans, mal attribué la fabrication du bulletin municipal de Nantes, et d’avoir réparé cette faute dès qu’elle lui a été signalée, soit avant même l’ouverture des poursuites pénales et deux ans avant d’être sanctionné pour cela, rend inapte à vie à la fonction de Premier ministre.

Cette question, qui n’a rien de juridique, échappe à la compétence de ce blog. Je la confie à votre conscience.


Mise à jour au 14 mai 2012

Je dois ici rectifier la conclusion de mon billet, car un point m’avait échappé, on ne remonte jamais assez ses sources.

Les règles sur la réhabilitation ont été modifiés par la loi n°2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, article 43.

Or cet article est essentiellement modificatif, c’est-à-dire qu’il modifie les codes pénal et de procédure pénale. De là vient mon erreur : je me suis contenté de consulter ces codes où les modifications avaient été portées.

Mais il restait un bout de l’article 43 qui n’a pas été codifié, le III, et c’est celui qui change tout :

Les dispositions du présent article entrent en vigueur un an après la date de publication de la présente loi. Elles sont alors immédiatement applicables aux condamnations figurant toujours au casier judiciaire, quelle que soit la date de commission de l’infraction ; toutefois, le doublement des délais de réhabilitation en cas de récidive n’est applicable que pour des faits commis postérieurement à la date de publication de la présente loi.

La loi n°2007-597 a été publiée au JO du 7 mars 2007, l’article 43 est donc entré en vigueur le 7 mars 2008.

Or comme on l’a vu, la condamnation de Jean-Marc Ayrault date du 19 décembre 1997. Définitive le 29 décembre 1997, ou le 19 février 1998 si on tient compte du droit d’appel de deux mois du procureur général qui a depuis disparu. Prenons cette dernière date. La peine est exécutée le 19 février 2003. Le délai de réhabilitation légale commence à courir. Il est de 5 ans. La réhabilitation a donc eu lieu le 19 février 2008, soit trois semaines avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Pfiou.

Et là, on réalise combien, malgré la sévérité de la peine, Jean-Marc Ayrault a eu le nez creux de ne pas faire appel, car cela aurait repoussé la date de condamnation définitive et lui aurait immanquablement fait perdre le bénéfice de la loi ancienne.

Donc non seulement Jean-Marc Ayrault peut se vanter d’avoir un casier judiciaire entièrement vierge, non seulement il est interdit à toute personne qui, dans l’exercice de ses fonctions, a connaissance de cette condamnation d’en rappeler l’existence, mais en plus il fait des choix procéduraux cruciaux 10 ans à l’avance.

Je pense à présent qu’un homme ayant une telle vision fera un excellent Premier ministre. S’il veut me donner les numéros du Loto, même de dans dix ans, je suis preneur.

PS : Mes amis complotistes, qui ne croient pas aux coïncidences, vont sûrement s’en donner à cœur joie, alors anticipons. Le projet de loi initial, déposé par le Gouvernement Villepin, contenait déjà cette modification (article 26 du projet de loi). La date d’entrée en vigueur prévue était de 6 mois après la publication, ce qui aurait empêché la réhabilitation d’Ayrault. Le Sénat n’a pas modifié cette entrée en vigueur. C’est l’Assemblée qui a repoussé à un an, par un amendement n°272 de M. Houillon, rapporteur et député UMP. Je ne pense pas que l’UMP ait tenu à faire un quelconque cadeau à M. Ayrault en adoptant cette modification, qui, des mots même du Garde des Sceaux de l’époque : Cet amendement “répare un oubli du texte. Non seulement le Gouvernement y est favorable, mais, en plus, il exprime sa gratitude”.

Note

[1] p. ex., Martine Herzog-Evans, Rép. Dalloz, v° Réhabilitation, n°57 sq.

lundi 7 mars 2011

Faux départ pour le procès Chirac ?

On dit que deux défis se dressent devant l’humanité : maîtriser la fusion à froid et juger un ancien président de la République en France. C’est très exagéré. La fusion à froid, on finira par y arriver.

Ainsi doit s’ouvrir cet après-midi au tribunal de grande instance de Paris (♥) un procès concernant les emplois fictifs de la ville de Paris. Parmi les prévenus, le Président le mieux élu de l’Histoire de la République, ès qualité de maire de Paris à l’époque des faits, qui est accusé d’avoir fait salarier par la ville de Paris des personnes qui en réalité travaillaient à plein temps pour son parti, le RPR.

Les faits sont très anciens (Jacques Chirac a cessé d’être maire de Paris en 1995), mais les deux mandats de celui-ci ont contraint la justice à suspendre son cours, immunité du Président de la république oblige.

Jacques Chirac étant redevenu simple citoyen, encore que des esprits républicains pourraient objecter qu’il n’avait en fait jamais cessé de l’être, l’affaire pouvait enfin être jugée.

Quoique.

En effet, cette première audience va être consacrée, sauf si le renvoi demandé par la défense de Jacques Chirac est accordé (ce dont je doute), à l’examen d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) déposée, non par la défense de Jacques Chirac, mais par celle d’un autre prévenu, Rémy Chardon, défendu par mon VBBA (Vice-Bâtonnier Bien-Aimé) jean-Yves Le Borgne.

Qu’est-ce qu’une QPC ?

C’est une procédure issue d’une réforme entrée en vigueur il y a tout juste un an. Je la détaille dans ce billet. Elle vise, préalablement aux débats, à faire déclarer contraire à la Constitution, et donc abrogée, une disposition législative (cela a son importance) en vigueur. S’il est fait droit à cette demande, les débats reprennent, mais en tenant compte de cette abrogation. L’efficacité du recours impose donc que le procès soit suspendu en attendant que le Conseil constitutionnel ait tranché. Ce qui imposerait de renvoyer sine die le procès, sine die, du latin “sans jour (fixé)”, (et non de l’anglais comme l’a cru ce Conseiller prud’homme qui a renvoyé un jour un procès “saïne daille” à la plus grande joie des avocats présents)

Elle prend la forme d’une requête écrite dont le seul objet est de poser cette question. Elle va être plaidée, c’est à dire que le Bâtonnier Le Borgne aura la parole en premier pour soutenir sa QPC. A ce stade, il doit démontrer au tribunal que la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; qu’elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; et qu’enfin, la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux. Le tribunal n’a en effet pas le pouvoir de trancher cette QPC : seul le Conseil Constitutionnel le peut, et encore, il faut que la Cour de cassation y passe. Les avocats des autres parties pourront à leur tour exprimer leur position sur cette question (vu ses effets potentiels, gageons qu’il seront unanimement favorables à cette Question) puis le parquet exprimera à son tour sa position.

Le tribunal se retirera pour délibérer et rendra alors un jugement ordonnant la transmission de la Question à la Cour de cassation et sursoyant à statuer d’ici là, ou au contraire disant n’y avoir lieu à transmettre la Question. Il ne sera possible au Bâtonnier Le Borgne de faire appel d’un éventuel rejet de sa QPC qu’en même temps que l’appel du jugement final (Art. 23-2 de l’Ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel).

Et que dit-elle cette QPC ?

Je n’ai pas pu lire une copie de la QPC déposée par M. Chardon. D’après cet article du Monde, des toujours très bien informés Franck Johannès et Pascale Robert-Diard, la QPC porte sur les règles de prescription des abus de biens sociaux et infractions assimilées.

Je sens que je n’ai pas vraiment répondu à votre interrogation.

Je reprends donc.

La prescription est une règle d’ordre public qui veut qu’on ne puisse plus poursuivre une infraction après l’écoulement d’un certain délai (trois mois en matière de presse, un an pour une contravention et certains délits de presse comme l’injure raciale, trois ans pour un délit, dix ans pour un crime ou un délit sexuel sur mineur, vingt ans pour un crime sexuel sur mineur et le délit de trafic de stupéfiants, trente ans pour le crime de trafic de stupéfiants, les crimes contre l’humanité étant imprescriptibles) pendant lequel la justice a été inactive (tout acte de poursuite fait repartir le compteur à zéro),

Le point de départ de ce délai est naturellement la commission de l’infraction. Mais la Cour de cassation a jugé, et de manière très constante, que dans le cas de délits dits clandestins, comme l’abus de biens sociaux, l’abus de confiance et la corruption, le point de départ de ce délai était non pas la commission de l’infraction, mais le jour de sa découverte dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique.

Rappelons que le délit d’abus de biens sociaux consiste à faire un usage des biens d’une société commerciale avec une finalité autre que son activité commerciale (le PDG qui paye des bijoux à sa femme avec la carte bancaire de la boîte), et que l’abus de confiance consiste à faire d’un bien qu’on a reçu en vertu d’un contrat un usage autre que celui prévu par le contrat (le président d’une association qui utilise les fonds de l’association à des fins personnelles commet un abus de confiance, pas un abus de biens sociaux puisque l’association loi 1901 n’est pas une société commerciale).

Cette jurisprudence est redoutable puisqu’elle a rendu de fait quasiment imprescriptibles ces délits économiques et financiers. Et précisément, c’est elle qui a permis au procès des emplois fictifs de se tenir (puisque le pot aux roses n’a été découvert qu’en 2001, quand la mairie de Paris a basculé à gauche, le successeur de Jacques Chirac n’ayant pour sa part mystérieusement rien remarqué de suspect dans les comptes). Certes, son principe ne peut que réjouir les amateurs de morale publique, dont je suis, mais il est vrai qu’elle navre les amateurs d’égalité devant la loi, dont je suis aussi, qui ont du mal à comprendre que le gérant d’une épicerie qui oublie de payer la canette de coca qu’il boit quand la soif le saisit soit traité plus durement que celui qui aura frappé son conjoint (prescription du délit de violence de trois ans à compter de l’impact).

Et si j’en crois l’article du Monde précité, c’est à cette règle que s’attaque la QPC du Bâtonnier Le Borgne.

Auquel cas j’avoue être dubitatif sur ses chances de succès. Non pas que je mette en doute le talent du Bâtonnier Le Borgne. Je l’ai ouï plaider et en demeure à jamais impressionné. Non, l’obstacle est extérieur et me paraît double.

Tout d’abord, la QPC, si le tribunal estime qu’elle est pertinente, nouvelle et sérieuse, ira subir l’examen sourcilleux de la Cour de cassation. Or il n’échappera point à la Cour du Quai de l’Horloge que cette QPC est une attaque frontale et directe de sa jurisprudence aussi ancienne que constante. Au-delà de sa susceptibilité naturelle, elle pourrait être encline à penser qu’un assaut sur cette redoute manque du caractère sérieux exigé par la loi, et la bouter hors céans (désolé, dès que je parle de la Cour de cassation, je ne puis m’empêcher d’user de terme de vieux français).

Mais surtout, le problème majeur est que cette jurisprudence, comme son nom l’indique, n’est que cela : une jurisprudence. C’est-à-dire une interprétation de la loi. Or la QPC ne permet que d’attaquer une disposition législative, visant à son abrogation. Certes, le Conseil, au cours de sa première année d’examen de jurisprudence, a déjà pris en compte à trois reprises l’interprétation d’un texte de loi par la jurisprudence pour en juger de la constitutionnalité (c’est ce qu’on appelle la doctrine du droit vivant, je vous renvoie à l’excellente thèse de Catérina Severino de 2003, publiée aux éditions Economica, qui portent mal leur nom vu le prix de leurs ouvrages).

Mais ici, aucun texte de loi ne dit que le point de départ de la prescription des délits clandestins (concept qui ne figure dans aucun texte de loi non plus, s’agissant là aussi d’une invention jurisprudentielle, que l’on peut aussi appeler prétorienne) est repoussée au moment de la découverte du délit. Il s’agit d’une exception jurisprudentielle à un texte de portée générale, l’article 8 du Code de procédure pénale, qui pose la règle de prescription triennale en matière de délits.

Or une jurisprudence judiciaire ne s’attaque pas devant le Conseil constitutionnel, mais devant la Cour de cassation, qui peut se laisser convaincre de changer d’avis (cela s’appelle un revirement de jurisprudence, et cela arrive, non pas fréquemment, mais régulièrement, et met les juristes dans un état d’excitation à la limite de l’indécence). J’ai du mal à imaginer une décision décidant d’abroger l’article 8 du Code de procédure pénale parce que la Cour de cassation en a une interprétation discutable sur un point précis.

Comme vous le voyez, le débat juridique s’annonce passionnant, les deux positions ayant de solides arguments, et ses conséquences peuvent être considérables (en cas de succès, ce sera la plus grande amnistie en matière de délits économiques et financiers de l’histoire).

Je vous tiens au courant.


Mise à jour 23h00 : sur ce billet, vous trouverez la reproduction intégrale des deux QPC déposées par mon VBBA.

mardi 9 novembre 2010

La Constitution à géométrie variable

On me sait gardien vétilleux de la rigueur juridique, même si je confesse volontiers un biais favorable aux libertés en général, et notamment à la première d’entre elle, qu’on distingue d’un simple singulier : la liberté.

Mais j’avoue que des fois, le parquet de Paris me semble planer à des hauteurs d’abstraction juridique telles que moi, humble vermisseau de la pensée du droit, j’ai du mal à le suivre.

Ainsi, alors qu’il est établi, ré-établi et surétabli  que les gardes à vue actuelles violent la Constitution, la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (CSDH), les droits de l’homme et les principes généralement reconnus dans les sociétés démocratiques, le parquet de Paris ne voit aucun problème à continuer de les appliquer telles quelles et à embastiller gaillardement avec des déclarations reçues en violation de tout ce qui fait un système judiciaire dont on n’a pas à rougir.

Soit. On l’a vu, le mauvais exemple, comme le mauvais temps, vient d’en haut.

Mais le parquet se veut inflexible contre quiconque viole la loi, et si pour cela il faut qu’il la viole lui même, qui suis-je pour y trouver à redire ?

Néanmoins, au risque de passer pour un mauvais coucheur, je crains de déceler une certaine incohérence avec les principes ci-dessus rappelés dans une récente décision de classement sans suite prise par le même parquet.

Les faits étaient les suivants. Un président de la République en exercice, dont je tairai le nom pour préserver la présomption d’innocence, même  si, comme vous allez le voir, il n’en a  pas besoin, puisqu’elle est pour lui irréfragable, a un insatiable appétit de sondages. Il en prend à tous les repas, espérant garder la ligne (en vain, celle-ci a néanmoins plongé vers les abysses de l’impopularité), ce qui génère un coût non négligeable.

Peu importe, me répondrez-vous en chœur. Il est bon que notre primus inter pares soit à l’écoute du Peuple, et la Pythie aujourd’hui écoute le nombril du peuple via des instituts de sondage ; et nous ne sommes que trop heureux de contribuer au financement de ce louable souci d’écoute.

Certes. Mais néanmoins, si le principe est louable, la réalisation pêche quelque peu. Ainsi, la Cour des comptes, en juillet 2009, a eu la surprise de tomber sur une convention d’une page confiant la commande de ces multiples sondages (pour un budget annuel d’1,5 millions d’euros) au cabinet Publifact, qui lui-même se chargeait de passer les commandes auprès des divers instituts de sondage. Premier problème, ce cabinet appartient à Patrick Buisson, conseiller politique du président de la République, donc premier destinataire de ces sondages. Conflit d’intérêt. Deuxième problème, vu le montant annuel de ce contrat, il aurait dû suivre la procédure instituée pour les marchés publics, c’est à dire être soumis à un appel d’offre public (au niveau européen, même) et à une mise en concurrence, afin de respecter l’égalité des candidats et économiser l’argent public. C’est-à-dire tout le contraire de confier la commande et la réalisation à la même personne. Or ne pas respecter les règles des marchés publics est un délit, le délit de favoristisme (art. 423-14 du Code pénal).

Une association Anticor, pour Anti Corruption, a déposé une dénonciation de ces faits auprès du parquet de Paris. Dénonciation, et pas plainte, car seule la victime directe peut porter plainte et éventuellement saisir elle même un juge si le parquet n’y pourvoit lui-même. Or cette association ne peut prétendre être victime directe : elle est, comme nous tous, victime indirecte car c’est de l’argent public qui est ainsi mésusé. La dénonciation est l’acte d’un tiers qui signale au parquet une infraction et l’invite à y donner les suites que la loi appelle.

Or le parquet de Paris, après s’être penché sur la question, a rendu une décision de classement sans suite, pour des motifs juridiques qui ont de quoi laisser perplexe.

En effet, le parquet considère que l’immunité pénale du chef de l’Etat, prévue par la Constitution doit aussi s’appliquer à ses collaborateurs, en l’occurrence, Patrick Buisson.

Et là, je tique. Et quand je tique, je sors un livre d’Histoire.

L’immunité du président de la République est en France une vieille tradition, qui remonte à la Révolution française. La Constitution de 1791 instaurait une monarchie parlementaire, et posait le principe de l’inviolabilité de la personne du roi (chapitre II, Section 1re, article 2). On ne pouvait se saisir de sa personne, le juger ni lui faire le moindre mal. C’est là qu’on voit que violer la Constitution est aussi une vieille tradition en France.

Cette inviolabilité de la personne du chef de l’exécutif a perduré au-delà des régimes. Jamais formalisée sous Napoléon (qui n’en avait pas besoin), elle figure à l’article 13 de la Charte Constitutionnelle du 4 juin 1814 (la Restauration), l’article 12 de la Charte de la Monarchie de Juillet. La Constitution de la IIe république (1848) se méfiait de l’exécutif et a rendu le président pleinement responsable (article 68 de la Constitution). Ce qui n’a pas empêché ce président de  renverser le régime par un Coup d’Etat et de se faire nommer empereur, et de rétablir cette immunité par l’article 5 de la Constitution de 1852, assez habilement d’ailleurs : “Le président de la République est responsable devant le Peuple français, auquel il a toujours le droit de faire appel.” Je dois avouer l’idée de laisser le responsable seul décisionnaire de la nécessité d’en appeler ou non à son juge assez brillante.

La IIIe république, on l’oublie trop souvent, était censée préparer le terrain au retour d’un roi, la première chambre des députés étant dominée par les monarchistes (400 sur 675), mais trop divisés entre deux prétendants pour se mettre d’accord. En attendant, on a nommé un président de la République, aux pouvoirs restreints (il ne s’agit pas qu’il pique le trône au roi), qui n’est responsable qu’en cas de haute trahison (article 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875). Vous connaissez la suite : les deux prétendants moururent simultanément, et les monarchistes furent balayés aux élections suivantes. Et voici comment naquit définitivement la République : par accident.

La loi Constitutionnelle du 10 juillet 1940 est muette sur la question, puisqu’elle renvoie à une nouvelle Constitution que le Chef de l’Etat est chargée de rédiger. Malheureusement, trop occupé à rédiger les statuts des juifs, le Maréchal n’a jamais trouvé le temps de rédiger cette nouvelle Constitution. Mal lui en a pris, puisque du coup, il a pu être jugé en 1945 et condamné à mort (peine commuée en prison à vie). Même si je doute qu’une Constitution eût suffi à le mettre à l’abri.

La IVe république revint à un système proche de celui de la IIIe, et l’article 42 de la Constitution du 27 octobre 1946 pose à nouveau le principe de l’immunité, sauf Haute Trahison, rapport au cas ci-dessus.

En 1958, tout change et rien ne change.

Tout change car le président de la République devient le personnage central de la République. C’est lui qui exerce le pouvoir, le premier ministre devient de fait un de ses subordonnés. Mais rien ne change : si le premier ministre peut être renversé par l’assemblée (ce qui n’est arrivé qu’une fois), le président, lui, est intouchable. L’article 68 posait le principe que le Président de la République n’était responsable des actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions qu’en cas de Haute Trahison, constatée par une juridiction spéciale, la Haute Cour de Justice. La Constitution était muette sur le sort des actes accomplis en dehors de l’exercice de ses fonctions, notamment avant son élection. La question ne s’est jamais posée sur le après, les présidents de la République ayant jusqu’à il y a peu eu l’habitude de mourir peu après la cessation de leurs fonctions, quand ce n’était pas pendant, exception faite du président Giscard d’Estaing, qui a eu la précaution de devenir immortel, et qui n’a depuis commis que des crimes contre la littérature.

La logique voulait donc que le président restât dans ce cas un justiciable ordinaire ; mais le cas concret ne s’est pas présenté tout de suite. C’est grâce à l’élection d’un président ayant plus de casseroles qu’une voiture de jeunes mariés que la question est revenue sur le devant de la scène.

Elle a d’abord été tranchée très gentiment par la Cour de cassation, bien qu’on ne lui ait rien demandé, dans un arrêt du 10 octobre 2001. Dans cette affaire de – déjà !- délit de favoritisme, un mis en cause (EDIT :) une partie civile demandait que le Président de la République fût entendu comme simple témoin sur des faits commis alors qu’il exerçait des fonctions municipales. Nenni répond la Cour :

…rapproché de l’article 3 et du titre II de la Constitution, l’article 68 doit être interprété en ce sens qu’étant élu directement par le peuple pour assurer, notamment, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’Etat, le Président de la République ne peut, pendant la durée de son mandat, être entendu comme témoin assisté, ni être mis en examen, cité ou renvoyé pour une infraction quelconque devant une juridiction pénale de droit commun ; qu’il n’est pas davantage soumis à l’obligation de comparaître en tant que témoin prévue par l’article 101 du Code de procédure pénale, dès lors que cette obligation est assortie par l’article 109 dudit Code d’une mesure de contrainte par la force publique et qu’elle est pénalement sanctionnée

Bref, le président de la République ne peut être pénalement sanctionné. Ni donc être appelé à témoigner, car cette obligation de témoigner est pénalement sanctionnée. S’il refusait, il faudrait le sanctionner, donc on ne va pas lui demander au cas où. On se frotte les yeux.

En février 2007, sentant la fin de son mandat venir, ledit président de la République a brusquement ressenti le besoin de réformer cet aspect du droit, qui pourtant ne l’avait pas fait broncher pendant 12 ans. La Constitution fut révisée et le nouveau statut du chef de l’Etat est le suivant :

Article 67 : Le Président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous réserve des dispositions des articles 53-2 (mise en cause par la cour pénale internationale-NdA) et 68.

Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite. Tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu.

Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la cessation des fonctions.

Article 68 : Le Président de la République ne peut être destitué qu’en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat. La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour.

La proposition de réunion de la Haute Cour adoptée par une des assemblées du Parlement est aussitôt transmise à l’autre qui se prononce dans les quinze jours.

La Haute Cour est présidée par le président de l’Assemblée nationale. Elle statue dans un délai d’un mois, à bulletins secrets, sur la destitution. Sa décision est d’effet immédiat.

Les décisions prises en application du présent article le sont à la majorité des deux tiers des membres composant l’assemblée concernée ou la Haute Cour. Toute délégation de vote est interdite. Seuls sont recensés les votes favorables à la proposition de réunion de la Haute Cour ou à la destitution.

Une loi organique fixe les conditions d’application du présent article.

Ladite loi organique a été examinée par le Sénat le 14 janvier 2010, a fait une brève apparition en séance publique avant qu’une motion de renvoi en commission ne soit adoptée, ce qui est un enterrement de première classe. Bref, 3 ans après cette réforme, faute de loi organique, l’immunité du président de la République est absolue. C’est ce qu’on appelle l’Etat de droit à la Française.

Voilà où nous en sommes.

Mais vous constaterez avec moi que depuis Louis XVI, l’immunité ne concernait que le chef de l’Etat. JAMAIS ses collaborateurs. Ne serait-ce que parce qu’ils sont nommés discrétionnairement par lui, et révoqués de la même façon, mais en aucun cas des élus du peuple. Leur existence n’est même pas prévue par la Constitution.

Ainsi, en étendant l’immunité du chef de l’Etat à ses collaborateurs, le parquet de Paris viole, par fausse application, la Constitution, et donne sa bénédiction pour que le délit de favoritisme devienne le mode normal de fonctionnement du principal organe de l’exécutif. 

Si l’avocat en moi n’a rien contre un peu d’impunité pénale, même s’il préfère que ce soit au profit de ses clients, le citoyen qui sommeille, lui, a un peu de mal à gober cette application pour le moins extensive, surtout quand il songe à l’application restrictive de cette même constitution qui est faite sur la garde à vue, oui, c’est une obsession, mais je me soigne, promis, en juillet je serai guéri.

Hélas, l’association Anticor ne peut rien faire contre cette décision de classement puisqu’elle n’a pas le pouvoir de déclencher les poursuites (elle n’est pas victime). Eventuellement, d’autres cabinets de conseil ayant pu proposer la même prestation que Publifact, et n’ayant pu concourir au marché, pourraient porter plainte, car ils seraient les victimes directes du délit qui les a évincés. Mais il n’est jamais bon de chercher des poux dans la tête au conseiller politique du Prince, qui reste un de leurs principaux clients.

Et l’immunité particulière devient impunité générale.

Laissons donc les puissants s’amuser et allons défendre les voleurs de sacs à main au butin de 50 euros. 50 euros, c’est un vol. 1,5 millions, c’est de la poésie. Ils comprendront.

samedi 9 octobre 2010

Le tribunal correctionnel de Brest a-t-il violé la loi ?

Il y a une semaine de cela, la presse relatait une histoire sans intérêt hormis le fait qu’elle impliquait le réseau social Facebook, très à la mode actuellement, ce qui rendait cette histoire susceptible d’intéresser leurs lecteurs.

Pour faire court (je vais développer par la suite), un jeune homme état d’ivresse en Bretagne (where else ?) circule en voiture avec un ami. Cet ami conduit, ce qu’il ne devrait pas faire, puisqu’il fait l’objet d’une suspension du permis de conduire. Suspension compréhensible puisqu’il s’engage gaillardement dans un sens interdit, ce qui n’est pas bien, sous les yeux de gendarmes, ce qui n’est pas malin. Contrôle, immobilisation du véhicule, et notre dionysiaque bigouden léonard est rentré chez lui à pied, et une fois arrivé, sous le coup de la colère, a jeté quelques mots sur sa page Facebook exprimant son ressentiment à l’égard de la  maréchaussée bretonne.

Six mois plus tard – cela a son importance-, la gendarmerie découvrait à Plouzané, au rond point Kerdeniel (Ah, l’exotisme des noms bretons), une voiture accidentée et en flammes, dont la plaque d’immatriculation encore lisible a permis de découvrir qu’elle appartenait à notre héros. Ayant vainement tenté de le contacter, la gendarmerie a consulté sa page Facebook, accessible à tous (probablement en tapant son nom dans Google), et a découvert sa saillie éthylique. Elle a aussitôt exprimé la modération de son approbation de ces propos en allant arrêter ce jeune homme qui fut placé en garde à vue. Il était convoqué devant le tribunal pour outrage, et, n’ayant pas jugé utile de se présenter ou de se faire représenter par un avocat, a pris trois mois ferme.

J’ai aussitôt froncé les sourcils et haussé les épaules. J’ai pensé que l’affaire avait été mal relatée par la presse, comme cela arrive hélas trop fréquemment en matière de justice.

Jusqu’à ce que Rue89 publie de larges extraits de la décision. Et là, mea culpa, l’affaire semble bien avoir été correctement rapportée, ce qui me fait dresser les quelques cheveux qui me restent sur la tête. Je crains fort qu’emporté par son enthousiasme, le parquet n’ait poursuivi une infraction non constituée, et surtout, l’enthousiasme du parquet étant toujours communicatif quand aucun avocat n’est présent, que le tribunal ne l’ait suivi sur le chemin de l’illégalité.

Si je me trompe, je remercie mes lecteurs de pointer du doigt mon erreur ; si je ne me trompe pas, j’attire l’attention du parquet de Brest sur le fait qu’il peut encore faire appel lundi pour réparer sa bévue.

Voici en effet ce que nous apprend le jugement.

« Le 28 mai 2010 à 3 heures 40, les gendarmes de X étaient sollicités pour intervenir au rond-point de Kerdeniel à PLOUZANE où se trouvait un véhicule en feu et accidenté, abandonné sur place.

Le véhicule était identifié comme appartenant à M. X.

Sans nouvelles de l’intéressé, les enquêteurs consultaient le lendemain après-midi sa page Facebook et constataient la présence de la phrase suivante :

“ BAIZE LES KEPI NIKER VS MERE BANTE DE FILS DE PUTE DE LA RENE DES PUTE… NIKER VS MERE VS ARIERE GRAN MERE ET TT VOTRE FAMILLE BANDE DE FILS DE PUTE DE VS MOR ”

Après investigations poussées de votre serviteur, il s’avère que ce n’est pas du breton, mais bien du français. La frustration du scripteur l’a fait trébucher sur la syntaxe. On y perçoit en vrac une synecdoque par laquelle l’auteur en désignant le couvre-chef, se propose en fait d’avoir une relation sexuelle contre nature avec la personne située juste en dessous, sans solliciter son consentement, affirme que ceux qui portent ledit couvre-chef pratiqueraient l’inceste avec leur génitrice (ils seraient donc tous frères), qui se serait en son temps livrée à la prostitution, rencontrant à cette occasion une véritable reconnaissance par ses pairs, et cette activité professionnelle serait à l’origine de la conception des gendarmes en question. Les femmes de leur famille seraient en outre dotées d’une longévité exceptionnelle, ce qui permettrait aux activités incestueuses de sauter la barrière des générations. Ces relations consanguines seraient d’ailleurs étendues aussi aux collatéraux. L’invocation finale de la mort laisse le lecteur sur sa faim, tant elle n’apparaît guère en cohérence avec ce qui précède. On perçoit néanmoins le souci d’être désobligeant.

M. X entendu par les gendarmes le 4 juin 2010 leur donnait les explications suivantes : un ami à lui s’était fait contrôler sans permis et devait passer en comparution immédiate pour ces faits ; cela l’avait énervé ; il était ivre et avait écrit sur son Facebook la phrase précédemment citée ; il ajoutait qu’il devait regagner son domicile à bord du véhicule de son camarade, lequel avait emprunté un sens interdit et s’était fait arrêter par les gendarmes ; il s’était donc retrouvé au Faou sans chauffeur et à pied.

Il était convoqué à l’audience correctionnelle du 1er octobre 2010 par remise d’une convocation par officier de police judiciaire ; il ne se présentait pas à l’audience.

Le chef d’escadron Y, ès qualité représentant de l’ADM Brigade de Gendarmerie (Corps de soutien technique et administratif de la gendarmerie, NdA) se constituait partie civile et sollicitait l’allocation de la somme de 1 000 euros à titre de dommages intérêts en réparation du préjudice moral subi par l’institution qu’il représente. »

Le tribunal constate d’un simple phrase que le délit est constitué et reconnu par l’intéressé. Retenez bien cela, c’est ici que le tribunal se fourvoie, faute de discussion sur l’infraction. Je vais graisser le passage important de la suite.

« Attendu que M. X a déjà été condamné à une peine de 3 mois d’emprisonnement assorti du sursis par le Tribunal pour enfant de Brest le 9 décembre 2009 pour des faits d’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique et refus d’obtempérer.

Attendu qu’il ne s’est pas présenté à l’audience pour s’expliquer sur les faits et qu’il n’a par ailleurs pas tenu compte de l’avertissement qui lui avait été donné il y a moins d’un an pour des faits de même nature.

Attendu qu’en tenant des propos outrageants à l’égard de la gendarmerie sur Facebook, facilement accessible à tous, il a gravement porté atteinte à la dignité et au respect dû à cette institution dont le travail quotidien s’exerce souvent dans des conditions difficiles.

Attendu que la présence à l’audience du chef d’escadron Y, Commandant de la Compagnie de Gendarmerie de…, démontre s’il en était besoin l’importance accordée par l’institution qu’il représente à ce type d’outrage dont elle a été l’objet de la part de M. X.

Qu’en conséquence, seule une peine d’emprisonnement ferme apparaît de nature à faire comprendre à M. X, quels que soient les mobiles avancés par lui, que l’on ne peut banaliser un tel comportement, surtout qu’il avait déjà été averti par la justice pour des agissements similaires. »

Par ces motifs, le tribunal prononce une peine de trois mois de prison ferme, et 750 euros d’amende.

Eh bien à la lecture de ce jugement, je puis affirmer que le tribunal s’est trompé lourdement, et qu’il aurait dû relaxer le prévenu. Pour une raison purement juridique.

L’outrage est défini à l’article 433-5 du Code pénal. Je graisse le passage important, vous allez tout de suite comprendre.

Constituent un outrage (…) les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie.

Lorsqu’il est adressé à une personne dépositaire de l’autorité publique, l’outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende.

Et oui. Non rendus publics. Et pourquoi ? Je suis sûr que mes lecteurs les plus anciens ont déjà deviné : parce que s’ils sont rendus publics, c’est une injure publique, relevant de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Et l’injure publique envers l’armée de terre, dont relève la gendarmerie, est punie de 12000 euros d’amende (article 33 de la loi de 1881), mais en aucun cas elle ne peut être punie de prison. Ce qui fait que par voie de conséquence, elle ne pouvait légalement fonder une garde à vue : article 67 du code de procédure pénale.

Mais enfin et surtout, la prescription de ce délit étant de trois mois (article 65 de la loi de 1881), et l’écrit litigieux ayant été découvert six mois plus tard, l’injure ne pouvait plus être poursuivie.

Le tribunal correctionnel de Brest aurait dû relever le caractère public des propos, qu’il constate pourtant dans son jugement en disant qu’ils étaient accessible à tous, constater que l’outrage n’était pas constitué, et qu’il n’était pas saisi de faits d’injure, qu’il ne pouvait requalifier hors la présence de prévenu, qu’en tout état de cause, l’action aurait été prescrite, et relaxer le prévenu.

Sauf à ce que quelqu’un m’explique en quoi je me suis trompé, si un magistrat ou un confrère brestois me lit, je l’invite à attirer l’attention du parquet sur cette décision de façon à ce qu’il interjette appel (le délai expire ce lundi 11). Je ne doute pas qu’il le fera. Aussi peu sympathique soit ce prévenu, s’il y a une chose que le parquet exècre plus que les jeunes imbéciles qui outragent simultanément la gendarmerie et la langue françaises, c’est les décisions de justice illégales.

Surtout s’il en est à l’origine.

mercredi 6 octobre 2010

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le jugement Kerviel et avez osé me demander

Le jugement rendu ce jour dans l’affaire Kerviel a généré beaucoup de questions de la part de mes lecteurs, dont je me fiche, et de mes lectrices, qui sont l’objet de toute mon attention.

Un petit commentaire judiciaire s’impose donc, pour ces deux catégories car je ne suis pas sectaire.

De quoi Jérôme Kerviel a-t-il été déclaré coupable ?

On lui reprochait trois délits, et il a été déclaré coupable des trois.

Abus de confiance, pour commencer.

L’abus de confiance est, avec le vol et l’escroquerie, le troisième grand délit d’atteinte aux biens.

Le vol sanctionne celui qui s’empare de la chose d’autrui sans rien lui demander. L’escroquerie, celui qui trompe autrui pour se faire remettre indûment la chose.

L’abus de confiance sanctionne celui qui s’est fait remettre en vertu d’un contrat un bien ou un droit afin d’en faire un usage déterminé, et en fait un usage différent, par exemple refuse de le rendre comme il en est tenu. Celui qui loue une voiture et la vend ne l’a pas volé (il ne s’en est pas emparé, le propriétaire lui a remis les clefs volontairement), ni escroqué (il n’y a pas eu de manœuvre pour tromper le propriétaire), mais commet un abus de confiance, car il a disposé d’un bien dont il était détenteur précaire par l’effet du contrat de location, et qu’il était tenu de restituer au terme de celui-ci.

L’existence d’un contrat liant l’auteur et la victime est fondamentale pour caractériser l’abus de confiance (« l’ABC », si vous voulez causer le pénaliste). Abuser de la confiance d’autrui en dehors du cadre d’un contrat n’est pas un délit, mais de la politique.

Ce délit est prévu par l’article 314-1 du Code pénal. Il fait encourir un maximum de trois années de prison et 375 000 euros (rappelons que la loi pénale ne fixe que le maximum des peines, le juge étant, mais de moins en moins, libre d’aller en deçà).

Ici, Jérôme Kerviel avait reçu un mandat de la banque pour effectuer certaines opérations, et dans la limite de certains montants. Il a abusé de ce mandat, estime le tribunal, en dépassant ces autorisations pour engager la banque sur des montants supérieurs sur des opérations distinctes, et bien plus risquées, que celles qu’il était habilité à faire.

Introduction frauduleuse de données dans un système informatique, ensuite. C’est un des délits informatiques du Code pénal. Il sanctionne celui qui modifie le contenu d’un fichier informatique (que ce soit un programme ou un simple fichier de données) sachant qu’il n’en a pas le droit (l’opération doit être frauduleuse, ce qui implique la conscience de ce que l’on fait. Ce délit protège l’intégrité des systèmes informatiques (le droit parle de système de traitement automatisé de données) contre des personnes en modifiant le contenu dans une intention malicieuse ; mais la loi n’exige pas en plus que l’introduction de ces données ait un effet quelconque (altération du fonctionnement, falsification de données…).

Le tribunal va également estimer ce délit constitué par les agissements de Jérôme Kerviel afin de dissimuler dans le système informatique de la banque ses prises de position (et surtout leur montant) afin de ne pas déclencher les systèmes d’alerte mis en place par la banque.

Ce délit est prévu par l’article 323-3 du Code pénal. Il est sanctionné de 5 ans de prison et 75 000 euros d’amende au maximum.

Enfin, faux et usage de faux.

Le faux consiste en toute altération frauduleuse de la vérité, de nature à causer un préjudice et accomplie par quelque moyen que ce soit, dans un écrit ou tout autre support d’expression de la pensée qui a pour objet ou qui peut avoir pour effet d’établir la preuve d’un droit ou d’un fait ayant des conséquences juridiques (article 441-1 du Code pénal). Définition complexe, qu’il faut décomposer pour comprendre.

Altération frauduleuse de la vérité : celui qui forge (non, ce n’est pas un anglicisme : l’anglaise forgery qui désigne le faux vient du français) un faux doit avoir conscience de ce qu’il fait. Le faux est constitué que le document soit entièrement faux ou qu’il mélange vérité et mensonge (il mentionne bien votre nom mais donne une fausse date de naissance pour faire croire que vous êtes majeur).

De nature à causer un préjudice : le simple mensonge ne constitue pas le faux. Il faut que ce mensonge soit susceptible de causer un préjudice. Pas qu’il en ait causé un : un préjudice éventuel suffit. Et en la matière, les juges ont de l’imagination. Un mien client qui s’était fabriqué une fausse carte d’étudiant pour faire croire à ses parents qu’il poursuivait ses études a été condamné car le tribunal a estimé qu’il aurait pu utiliser ce document pour bénéficier de tarifs réduits au cinéma.

Accompli par quelque moyen que ce soit : la formule parle d’elle même.

Dans un écrit ou tout support de la pensée : le faux trouve son domaine de prédilection dans le support écrit, mais il peut être constitué par toute altération de la vérité, même sur autre chose. Par exemple, substituer votre photo à celle d’un autre sur une carte d’étudiant n’altère pas l’écrit, mais l’image. C’est un support de la pensée pour la jurisprudence, puisque la photo associe une personne aux informations y figurant.

Qui a pour objet ou qui peut avoir pour effet d’établir la preuve d’un droit ou d’un fait ayant des conséquences juridiques : c’est la limite du faux. Il ne suffit pas d’altérer la vérité : il faut que cette altération ait un effet juridique minime mais réel. Un simple écrit mensonger ne constitue pas un faux mais un programme électoral.

Dans le cas Kerviel, le faux retenu est la fabrication de faux e-mails, rédigés sous le nom d’autrui, pour justifier auprès des services de surveillance des activités financières, qu’on appelle dans la finance, où parler français est le comble de la vulgarité, le Back Office, qui surveille le Front Desk, les anomalies qui ont été relevées dans certaines prises de position. Ces faux e mails ont d’ailleurs mis à mal la théorie de la défense qui cosistait à dire que la banque était au courant mais laissait faire car Kerviel rapportait beaucoup. Si elle laissait faire, pourquoi l’induire en erreur avec des faux e-mails justificatifs ?

Le faux et l’usage de ce faux sont deux délits distincts, mais en pratique très souvent commis par la même personne dans la foulée : celui qui forge un faux compte bien en faire usage pour bénéficier de ses effets, d’où l’expression-wagon « faux et usage de faux ». Mais il ne s’agit pas d’une formule indivisible. Tous deux sont punis de 3 ans de prison et 45 000 euros d’amende.

À quoi a-t-il été condamné ?

En droit français, quand un prévenu est poursuivi pour plusieurs délits et déclaré coupables de plusieurs d’entre eux, le tribunal droit en principe prononcer une seule peine. Les peines encourues ne s’additionnent pas : le tribunal est tenu par la peine la plus sévère prévue pour les délits retenus.

Ici, trois délits sont retenus. Deux sont punis de 3 ans de prison, et un de 5 ans. Le tribunal peut prononcer au maximum 5 ans d’emprisonnement. Les amendes maximales sont de 375 000, 75 000 et 45 000 euros d’amende. Le tribunal peut prononcer jusqu’à 375 000 euros d’amende. Le maximum de l’emprisonnement est fixé par l’introduction frauduleuse de données, et l’amende par l’abus de confiance. Le faux et l’usage de faux n’apportent rien sur ces maxima. Mais bien sûr, le fait qu’ils soient aussi retenus justifie une peine prononcée plus sévère que s’ils ne l’avaient pas été.

Et sévère, le tribunal va l’être, puisqu’il va prononcer le maximum de l’emprisonnement : 5 ans de prison. Il va toutefois décider que seuls trois seront « ferme » et deux avec sursis, c’est-à-dire n’auront pas à être exécutés si le condamné ne l’est pas à nouveau dans un délai de 5 ans. 3 ans ferme, cela implique un passage par la case prison. Jusqu’à deux ans ferme, un aménagement est envisageable évitant l’incarcération pure et simple. Le tribunal est allé au-delà de cette limite. Concrètement, une peine de 3 ans donne un crédit de réduction de peine de 7 mois, restent 29 à effectuer. Une libération conditionnelle est envisageable au mieux au bout de 14 mois et demi, mais ça veut dire plus d’un an derrière les barreaux.

Le tribunal ne prononcera pas de peine d’amende. Il n’a pas à s’expliquer sur ce choix.

Par contre, il va prononcer en outre une peine complémentaire prévue pour l’abus de confiance par l’article 314-10, 2° du Code pénal : l’interdiction définitive d’exercice de la profession dans l’exercice de laquelle le délit a été commis, ici la profession d’opérateur financier (en français, on dit trader) et toute activité liée aux marchés financiers. Nous voilà rassurés : si une banque voulait engager Jérôme Kerviel comme trader, ce n’est plus possible. Ouf. Mais impossible n’est pas français. Le Code de procédure pénale lui permet de demander la levée de cette interdiction, par simple requête, examinée par la juridiction ayant rendu la décision. La seule condition est d’attendre six mois après que cette décision est devenue définitive, et en cas de rejet de cette requête, d’attendre à nouveau 6 mois pour en présenter une nouvelle (concrètement, à Paris, avec les délais d’audiencement, ce sera examiné une fois par an). Mais je doute que Jérôme Kerviel ait envie de regoûter aux joies des puts.

C’est quoi alors cette histoire de 4,9 milliards ?

4 915 610 154 euros précisément. Ce sont les dommages-intérêts dus à la victime principale (il y en a deux autres, deux salariés de la banque, qui ont obtenu réparation du préjudice moral causé par les conditions de travail délétères causées par cette affaire et par les craintes sur la pérennité de leur emploi, qui ne toucheront que 4 000 euros chacun. Contrairement à l’amende, qui est une peine, les dommages-intérêts sont une réparation. C’est le montant précis qu’a perdu la Société Générale à cause des agissements de Jérôme Kerviel, estime le tribunal.

Ce montant correspond à la perte nette subie après avoir opéré le « débouclage » des positions de Jérôme Kerviel. Son activité consistait à promettre à divers partenaires soit d’acheter telle quantité de contrats à tel prix fixé d’avance, soit de les vendre, là aussi à une date et un prix fixés. Le calcul consiste à espérer que le prix des contrats va augmenter dans le premier cas, ou baisser dans le second, générant un substantiel bénéfice (le partenaire y gagne que lui est débarrassé de ce risque, l’opération lui permettant de connaître avec certitude le prix futur de ces contrats, le jour où il réalisera l’opération envisagée).

Le montant total des engagements d’achat ou de vente, le jour où le pot aux roses est découvert, était de l’ordre de 52 milliards d’euros, soit bien plus que la banque ne pouvait se permettre d’engager. Or il est interdit aux banques de s’engager au-delà de ce qu’elles peuvent réellement payer. Il faut que, si ces opérations tournent à la catastrophe et que la Société Générale doive payer de sa poche ces 52 milliards sans rien engranger en retour, elle les ait dans ses caisses (je simplifie quelque peu, que mes lecteurs cocaïnomanes traders me pardonnent). Face à ces positions impossibles à tenir, la banque a estimé ne pas avoir d’autre choix que de les liquider immédiatement, c’est à dire les revendre à d’autres. Ce volume a mécaniquement entraîné la baisse de valeur de ces contrats, outre le fait que l’empressement de la Société Générale à s’en débarrasser a également contribué à cette diminution. Bilan de l’opération, perte sèche de 6 445 696 815 euros. La Société Générale a déduit de ce montant le bénéfice réalisé par Jérôme Kerviel en 2007 (1,47 milliards) d’où le chiffre du jour de 4 915 610 154 euros réclamé par la banque et accordé par le tribunal.

À cela, la défense de Jérôme Kerviel opposait deux arguments : d’abord, la théorie de la complicité tacite. La banque savait et laissait faire car elle gagnait de l’argent, puis a lâché son trader quand la poule aux œufs d’or a cessé de pondre. Le tribunal a estimé qu’aucune preuve n’était apportée, et a retourné cet argument contre le prévenu, en en déduisant qu’il niait sa responsabilité et imputait cyniquement ses erreurs à la victime. Ensuite, la faute de la banque : si elle avait liquidé ces positions plus lentement, peu à peu, voire avait attendu leur terme, elle n’aurait pas tant perdu et même aurait pu gagner de l’argent.

Ce dernier argument n’avait aucune chance de prospérer. En supposant que le comportement de la banque ait été fautif, ce qui n’est pas certain, sa décision du débouclage immédiat reposant sur des arguments sérieux, la jurisprudence estime que la faute de la victime n’est susceptible de diminuer son droit à réparation que dans le cas de délits non intentionnels, comme les homicides ou blessures involontaires, car l’auteur n’a pas recherché le dommage. Mais dans le cas de délits intentionnels, et les trois délits imputés à Jérôme Kerviel sont intentionnels, où l’auteur a recherché le résultat obtenu, la faute de la victime ne peut être invoquée par le condamné. Cela reviendrait à accepter que le voleur de voiture se dédouane en disant que le propriétaire avait oublié de fermer la porte à clef, ou que le mari violent justifie ses coups par l’adultère de son épouse (l’adultère restant une faute civile en droit français). Si la Société Générale a perdu 6,4 milliards d’euros lors du déboclage des positions Kerviel, ce n’est pas, dit le tribunal, parce qu’elle a débouclé, mais parce que Jérôme Kerviel a pris ces positions. Ite Missa Est.

Une telle somme, pour une particulier, n’est-ce pas n’importe quoi ? C’est impossible qu’il paye, pourquoi prononcer une telle somme ? (Et autres variations habituelles sur le thème de la justice déconnecté du vrai monde réel et du bon sens).

La loi est la même pour tous. Celui qui a causé un dommage doit le réparer. Et la règle est celle de la réparation intégrale. L’article 3 du Code de procédure pénale dispose dans son alinéa 2 que l’action civile devant la juridiction pénale sera recevable pour tous chefs de dommages, aussi bien matériels que corporels ou moraux, qui découleront des faits objets de la poursuite.

La condamnation n’est pas démesurée : elle est à la hauteur de la démesure des engagements pris par Jérôme Kerviel : plus de 50 milliards d’euros d’engagements. La perte sèche est de 10% de ce montant.

Dès lors que le tribunal a estimé que Jérôme Kerviel était responsable et seul responsable de ces malversations, il ne pouvait que le condamner à rembourser, et je suis ouvert pour savoir comment le « bon sens » décide que celui qui a provoqué une perte n’a à rembourser qu’une partie, et surtout comment on calcule cette quote-part.

Évidemment, on se situe à un niveau tellement élevé que les règles habituelles aboutissent à des résultats ahurissants. Le droit et la physique ont ceci en commun que les lois perdent leur sens face à l’infiniment petit et l’infiniment grand. Mais nous n’avons pas encore de droit quantique pour nous aider.

Ainsi, l’article 1153-1 du Code civil prévoit qu’en toute matière, la condamnation à une indemnité emporte intérêts au taux légal même en l’absence de demande ou de disposition spéciale du jugement. Jérôme Kerviel a de la chance dans son malheur, le taux légal n’a jamais été aussi bas : 0,65% par an. Sur une telle somme cependant, cela signifie 31 951 466 euros par an, c’est à dire 85 538,26 euros par jour.

Mais il y a mieux. L’article L.313-3 du Code monétaire et financier prévoit qu’en cas de condamnation pécuniaire par décision de justice, le taux de l’intérêt légal est majoré de cinq points à l’expiration d’un délai de deux mois à compter du jour où la décision de justice est devenue exécutoire. C’est à dire que deux mois après que cette condamnation sera devenue définitive (ce que l’appel empêchera pour le moment) cette somme passera à 277 731 973 euros annuels, soit 760 909,52 euros par jour.

Ce qui est terrible pour les avocats spécialisés dans la réparation du préjudice corporel, qui défendent des éclopés, des amputés, des handicapés lourds, et leurs familles, c’est qu’ils savent que la perte d’un enfant est indemnisée à hauteur de 30 à 40 000 euros. C’est à dire que la Société Générale bénéficie d’un jugement équivalent à la perte de 120 000 enfants. Magie du préjudice économique : il peut être justifié à l’euro près, fût-ce sur 4,9 milliards. Alors que notre culture judéo-chrétienne trouve indécent d’estimer la douleur, et paradoxalement ajoute l’indécence d’une réparation dérisoire, ce qui nous rend tout surpris quand quelqu’un obtient une réparation intégrale. 

Mais comment Jérôme Kerviel va-t-il pouvoir payer ?

Il ne le pourra pas. Et la Société Générale en a conscience, rassurez-vous. Simplement, elle a une arme désormais pour saisir à son profit les droits d’auteur du livre de Jérôme Kerviel, et le prix de la cession des droits de son histoire pour le film qui immanquablement va être tiré de cette affaire. Et elle a bien l’intention de s’en servir. Qu’il ne s’enrichisse pas grâce au récit de ses turpitudes n’est pas nécessairement choquant. Et puis viendra un temps où la Société Générale n’aura rien fait pour récupérer sa dette pendant —5— 10 ans (s’agissant d’une condamnation par un jugement, titre exécutoire, la prescription est portée à 10 ans, merci à @guilluy de m’avoir signalé mon erreur), et elle sera prescrite.

L’État ne va pas payer à la place de Kerviel ?

Si. La Société Générale peut, comme tout justiciable, bénéficier du Service d’Aide au Recouvrement des Victimes d’Infraction. L’État est légalement tenu de lui faire l’avance du montant des dommages-intérêts. À hauteur de 3000 euros.

Quelle sera la suite ?

Jérôme Kerviel a immédiatement fait appel. Il sera donc rejugé par la cour d’appel de Paris, dans un an environ. En attendant, le jugement ne peut être mis en application. Jérôme Kerviel ne doit rien et ne peut aller en prison.

À suivre donc.

Pour en savoir plus :

Récit de l’audience où le jugement a été rendu chez Aliocha, qui, elle, sait qu’on ne parle de verdict que devant la cour d’assises (sérieusement, quelle chroniqueuse judiciaire elle ferait…)

L’intégralité du jugement, 73 pages, chez Pascale Robert-Diard.

mardi 3 août 2010

Cadeau Bonus

Il n’y a pas que la décision du Conseil constitutionnel dont la lecture nous donne un sourire d’une oreille à l’autre. La victoire à des à-côtés plaisants. En voici un.

Communiqué de presse du syndicat Synergie Officier (avec mes commentaires en italique).

NB : ce n’est pas un fake, ce communiqué est absolument authentique(pdf). Y compris les majuscules et le logo fait avec WordArt.


Oh le beau logo fait avec le tuto de Word Art ; demain, je t'apprends à utiliser Inkscape

Paris, le 30 juillet 2010

GAV INCONSTITUTIONNELLE : ET APRÈS ?

SYNERGIE OFFICIERS, prend acte de la décision du Conseil Constitutionnel d’annulation du régime « généraliste » de la garde à vue tout en maintenant les régimes dérogatoires (terrorisme, stupéfiants…) et en s’abstenant de prescriptions précises quant à la refonte des textes en vigueur.

Il y en a qui ont séché le cours sur la séparation des pouvoirs…

SYNERGIE OFFICIERS s’étonne que cette décision nébuleuse intervienne alors que le Chef de l’État fixe dans le même temps des objectifs ambitieux de lutte contre la délinquance dans un contexte d’explosion de la violence.

Nébuleux, se : adj. : trop compliqué pour un syndiqué. syn. : Droits de la défense.

SYNERGIE OFFICIERS voit toutefois en cette décision une conformation hâtive et aveuglément servile à une jurisprudence de la CEDH[1] qui prête encore aujourd’hui à confusion quant au rôle de l’avocat dans la garde à vue.

CEDH qui n’est pas visée dans la décision, qui n’applique que des principes constitutionnels. Effectivement, cette décision était nébuleuse.

SYNERGIE OFFICIERS déplore que l’activisme du lobby des avocats s’exerce au mépris du droit à la sécurité des plus faibles pour la satisfaction commerciale d’une profession libérale, dont le travail ne consiste pas en la manifestation de la vérité mais en l’exonération de la responsabilité de leurs clients, fussent-ils coupables !

Tiens, il y en a qui ont déjà oublié leur condamnation pour injure pour avoir tenu des propos similaires ? Je croyais Synergie Officiers plus remontée contre la récidive.

SYNERGIE OFFICIERS exige que les professionnels de l’enquête judiciaire que sont les Officiers de Police soient associés de plein droit aux réflexions de fond qui présideront à la mise en place de la future politique pénale de notre pays, afin que soit préservé le nécessaire équilibre entre droits des victimes, nécessité de l’enquête et droits de la défense.

Sur ce point, rien à redire. Il me paraîtrait aberrant de ne point consulter les OPJ. De terrain, s’entend.

SYNERGIE OFFICIERS redoute, une fois de plus, que l’intérêt collectif soit sacrifié sur l’autel de principes éthérés au mépris des réalités criminelles contemporaines et des difficultés insupportables qui entravent le travail des policiers pour la manifestation de la vérité.

Éthéré : adj. Syn. : Constitutionnel.
Difficultés insupportables : loc. Droits de la défense. v. Nébuleux.

SYNERGIE OFFICIERS met en garde nos décideurs sur les conséquences fâcheuses de décisions précipitées et coupées du réel qu’ils devront assumer quand il s’agira d’affronter les scandales judiciaires à venir (compromission d’enquête, disparition de preuves, pression sur les victimes, représailles sur les témoins…)

Car les pièces ne disparaissent jamais des dossiers quand les avocats ne sont pas là. Demandez aux familles des disparus de l’Isère. Et jamais on n’obtient de faux aveux en garde à vue loin de l’avocat. Demandez à Patrick Dils ou aux mânes de Richard Roman.

Signé : Le Bureau National

Bureau. n.m. Syn. : Front.


NB : Synergie officier est le deuxième des deux syndicats d’officiers de police ; affilié à la CFE-CGC, il a obtenu 44,8% des voix aux élections professionnelles de 2006 et 44,5% aux élections professionnelles de janvier 2010, derrière le Syndicat National des Officiers de Police (SNOP), affilié à l’UNSA, nettement plus modéré. La participation est de l’ordre de 87% chez les officiers. Même minoritaire, il est indiscutablement représentatif. Son pendant dans le corps des gardiens de la paix est Alliance Police Nationale, lui aussi second avec 37,61% des voix (82,79% de participation).

Il me tarde de faire leur connaissance lors des gardes à vue.

Notes

[1] Cour Européenne des Droits de l’Homme.

samedi 12 juin 2010

Le jugement condamnant Brice Hortefeux pour injure raciale

Voici le texte, commenté par votre serviteur, du jugement rendu par la 17e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris le 4 juin 2010 condamnant Brice Hortefeux pour injure raciale, en la requalifiant d’injure raciale non publique (qui n’est pas un délit mais une simple contravention).

Il commence tout d’abord la synthèse des arguments des parties.

On apprend ainsi que l’action a été lancée par le Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP), et que se sont jointes à son action (on appelle cela intervenir) les associations Soutien Ô Sans-papiers (SOS), l’association AVER “Centre de Recherche et d’Action sur toutes les Formes de Racisme” (AVER), et l’association Les Indigènes de la Républiques (LIR).

La loi permet en effet aux victimes directes d’une infraction de mettre elle-même en mouvement l’action publique concurremment au Parquet, ainsi que, pour toute une série de délit, à des associations dont c’est l’objet social et qui ont au moins cinq années d’ancienneté. S’agissant des délits de diffamation, d’injure et d’incitation à la haine raciale, c’est l’article 2-1 du Code de procédure pénale (CPP). La partie civile qui met en mouvement l’action publique doit préalablement verser une consignation, une somme fixée par le juge saisi pour garantir le paiement d’une éventuelle amende civile pour action abusive. Faute de quoi, son action est irrecevable. Art. 392-1 du CPP. Les parties civiles intervenantes, elles, n’ont pas à consigner.

Les demandes du MRAP

…Le tribunal a entendu :

Le conseil du MRAP qui, développant ses conclusions écrites, a sollicité la condamnation du prévenu à payer au MRAP une somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts, avec versement provisoire, outre la publication intégrale du dispositif du jugement à intervenir dans trois quotidiens ou périodiques de son choix aux frais de Brice Hortefeux, et une somme de 3 588 euros sur le fondement de l’article 475-1 du code de procédure pénale,

La position du parquet

Le ministère public en ses réquisitions, d’avis que l’un des deux propos visés à la prévention relevait de l’incrimination d’injure à raison de l’origine, mais que la responsabilité pénale de Brice Hortefeux ne saurait être engagée, faute que soient établis, compte tenu notamment de la valeur probante incertaine des documents vidéos dont se prévaut la partie civile et des circonstances dans lesquels l’échange entre personnalités de l’UMP et militants a été capté puis diffusé, l’élément de publicité qui caractérise le délit et, en tout état de cause, l’intention de leur auteur que les propos reprochés soient entendus au-delà du cercle restreint et amical de sympathisants liés entre eux par une communauté d’intérêts,

La position de la défense

la défense qui a souligné l’insuffisante valeur probante des documents audiovisuels versés aux débats au soutien de la prévention, l’absence de caractérisation du délit, compte tenu notamment de l’aspect décousu de l’échange tel qu’il peut être perçu et dans lequel Brice Hortefeux n’évoque à aucun moment un groupe de personnes déterminées par leur origine, l’absence de toute publicité, les propos ayant été tenus entre militants d’un même mouvement politique qu’une caméra dissimulée a subrepticement surpris, l’absence, en tout état de cause, de toute intention de publicité, eu égard au “comportement trouble et déontologiquement tendancieux” du cameraman, et qui s’est prévalue de nombreux témoignages ou déclarations récusant toute tendance ou tentation raciste de Brice Hortefeux et faisant état de nombreuses initiatives de sa part aux fins de lutter contre toute forme de racisme ou de discrimination, pour solliciter la relaxe.

La défense de M. Hortefeux estime que les preuves sont insuffisantes, ce qui ne mange pas de pain, tout l’objet de l’audience est précisément d’apprécier les preuves produites ; qu’en tout état de cause, les propos litigieux sont décousus et en somme ne voudraient rien dire, ce qui n’est pas un délit ; que les propos n’ont pas été tenus publiquement au sens de la loi de 1881 sur la presse (j’attire votre attention sur ce point, car la défense va l’emporter sur cet argument), et que M. Hortefeux ne serait pas raciste comme en témoignerait ses amis et actions. Ce dernier argument est inopérant juridiquement mais peut être important pour le prévenu. La loi ne sanctionne aucune idée ou opinion, aussi abjecte fût-elle. C’est l’expression de cette opinion qui est sanctionnée. Un raciste authentique peut échapper à la condamnation en pesant ses mots, tandis qu’un anti-raciste tout aussi authentique peut malgré tout être condamné, comme l’a découvert à ses dépens l’humoriste Patrick Sébastien, condamné en 1995 pour un sketch où il imitait Jean-Marie Le Pen chantant un pastiche de la chanson de Patrick Bruel “Casser la voix”, rebaptisée “casser du noir”.

En outre, elle soulève deux arguments de procédure que nous allons voir tout de suite.

Sur l’exception de nullité

La défense excipe de la nullité de la citation directe au motif qu’elle a été délivrée au ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivités territoriales, place Beauvau à Paris et non, comme l’exigent les dispositions des articles 550 à 558 du code de procédure pénale, au domicile personnel du prévenu situé dans le Puy-de- Dôme.

La loi de 1881 sur la liberté de la presse pose des règles de procédure très strictes qui sont autant de protection à a liberté d’expression. L’une d’entre elle est que l’auteur des propos poursuivis soit cité, c’est à dire reçoive la convocation par huissier à son domicile personnel et non en un autre lieu, par exemple sur son lieu de travail. Or le MRAP a fait délivrer sa citation Place Beauvau, au ministère de l’intérieur. La défense ajoute que cela créerait une ambigüité sur le point de savoir si Brice Hortefeux était cité en tant que ministre ou en tant que personne privée, ce qui nuirait à sa défense. Réponse du tribunal, qui écarte l’argumentation :

C’est à juste titre cependant que la partie civile poursuivante, qui justifie au demeurant par une note en délibéré -qui n’a pas été factuellement contestée- que Brice Hortefeux dispose d’un logement de fonction au sein du ministère de l’Intérieur, où il réside habituellement, soutient que ce dernier pouvait régulièrement être cité à cette adresse, laquelle, compte tenu des fonctions qui sont les siennes, constitue une résidence revêtant les caractères de certitude et de stabilité qui lui confèrent, durant tout le temps d’exercice de ses fonctions ministérielles, la qualité de domicile, au sens de l’article 556 du code de procédure pénale.

Il sera au demeurant relevé que l’article 555 du même code fait obligation à l’huissier de “faire toutes diligences pour parvenir à la délivrance de son exploit à la personne même de son destinataire”, ce qui pouvait naturellement justifier, s’agissant d’un ministre en fonctions, que l’acte fût délivré à l’adresse du lieu d’exercice de la charge publique qui lui a été confiée -où il a été remis à son chef de cabinet-, le prévenu ayant d’ailleurs établi le pouvoir, appelé à être remis au tribunal, autorisant son conseil à le représenter aux audiences sur papier en-tête du ministère de l’Intérieur, place Beauvau à Paris, attestant ainsi la réalité de cette domiciliation.

Ça, c’est un beau #FAIL, comme on dit sur Twitter. Quand on prétend que son domicile n’est pas le ministère de l’intérieur (ce qui est possible, on sait qu’aujourd’hui, le domicile réel est distinct du logement de fonction, qui n’est pas forcément occupé par le titulaire de la fonction), on évite d’utiliser du papier à en-tête du ministère de l’intérieur pour sa correspondance privée.

Enfin, le grief allégué en défense tenant à l’ambiguïté, qu’aurait suscitée la délivrance de l’acte au ministère de l’Intérieur, sur la qualité en laquelle Brice Hortefeux était poursuivi devant le tribunal correctionnel est inopérant, cette juridiction étant dépourvue de compétence pour statuer sur des poursuites engagées contre des ministres à raison de faits commis en cette qualité dans l’exercice de leurs fonctions.

Aussi, le moyen de nullité sera-t-il rejeté.

Le tribunal rappelle que la Constitution a crée la Cour de Justice de la République pour juger les ministres pour les faits commis dans l’exercice de leurs fonctions. Donc le fait que M. Hortefeux soit cité devant un tribunal de droit commun lève toute ambigüité : c’était forcément en qualité de personne privée. L’auteur approuve.

Sur le moyen d’irrecevabilité opposée à la partie civile poursuivante :

La défense soulève un deuxième argument : l’article 48-1 al. 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse impose aux associations anti-racistes exerçant les droits de la partie civile dans le cadre d’une infraction visant un individu isolément de justifier avoir reçu l’accord de ce dernier. Or, Amine, le militant UMP un peu trop auvergnat, n’a pas donné son accord pour de telles poursuites.

Réponse du tribunal :

C’est vainement que la défense se prévaut des dispositions de l’article 48-1, deuxième alinéa, qui subordonnent la recevabilité des associations légalement habilitées à exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne, notamment, l’infraction d’injures publiques envers des personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, à la justification de l’accord des personnes concernées, alors qu’une telle condition n’est faite que lorsque ” l’infraction poursuivie a été commise envers des personnes considérées individuellement” et non lorsque l’injure alléguée est poursuivie, comme en l’espèce, pour avoir été commise à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur origine.

Les arguments procéduraux étant écartés, le tribunal est valablement saisi et doit statuer sur la prévention. Place aux arguments de fond, tels qu’annoncés.

Sur la valeur probante des enregistrement audiovisuels produits au soutien des poursuites et la matérialité des propos poursuivis

L’argumentation du tribunal est longue mais se passe de tout commentaire. C’est le tribunal qui graisse.

Deux extraits vidéos ont été versés aux débats de la scène litigieuse, d’une durée inégale, mais manifestement tous deux issus de la même source et provenant des mêmes prises de vues et de son.

Le MRAP a, par ailleurs, fait constater par huissier, le 15 avril 2010, la présence sur le site internet “le monde.fr” de la vidéo dont la chaîne télévisée Public Sénat a revendiqué la paternité en la diffusant dans son intégralité le 11 septembre 2009, laquelle, intitulée “18h00: Hortefeux, la vidéo de Public Sénat”, a été gravée par l’huissier sur CD Rom, versée aux débats et visionnée à l’audience.

On y voit la présentatrice du journal de la chaîne Public Sénat annoncer la diffusion de ce document en ces termes : “Public Sénat a été témoin de cette scène. Nos équipes l’ont enregistrée Nous vous proposons ce soir de voir la scène en intégralité” avant de préciser : ” D’après nos journalistes qui ont assisté à la scène, Brice Hortefeux vient d’arriver à Seignosse sur le site du Campus de l’UMP pour le cocktail qui lance la traditionnelle soirée du samedi soir Il est aux environs de 20h” et d’ajouter, en commentant les images où l’on voit Brice Hortefeux deviser avec Jean-François Copé : “Une discussion inaudible par notre caméra”.

L’authenticité de ce document, il est vrai de qualité d’image et de son médiocre, n’est pas sérieusement contestable, compte tenu de la nature et de la qualité de la source et des précisons livrées par la chaîne Public Sénat aux téléspectateurs sur les circonstances du tournage par ses propres journalistes.

Il sera relevé, en outre, que la chaîne Public Sénat n’a jamais contesté l’authenticité des copies de son reportage disponibles en ligne sur plusieurs sites internet, parmi lesquels “lemonde.fr” -depuis lequel la version produite à l’audience a été gravée par huissier, à la diligence du MRAP-, excluant ainsi l’hypothèse, évoquée en défense et plus allusivement par le ministère public, d’une manipulation du son ou des images qui rendrait incertaine la matérialité des propos tenus.

La scène filmée a lieu lors de la rencontre annuelle organisée par les “Jeunes du Mouvement Populaire”, dénommée “Le Campus de l’UMP”, le samedi 5 septembre 2009, à Seignosse dans les Landes.

Brice Hortefeux bavarde, sur le campus, avec Jean-François Copé, sans que la conversation entre les deux hommes ne soit audible. Quelques personnes s’approchent de ces derniers et un jeune homme se détache d’un groupe pour demander au ministre s’il accepterait de poser à son côté pour une photographie.

Brice Hortefeux répond plaisamment “Non, parce que passé vingt heures, je ne suis plus payé”, ce qui provoque cette réflexion amusée de >Jean-François Copé : “N’oubliez jamais un truc, il est Auvergnat”, qui est suivie par l’échange suivant :
Brice Hortefeux : Je suis Auvergnat.
Jean-François Copé : Il est Auvergnat, c’est un drame. C’est un drame.
Brice Hortefeux : Enfin, bon, je vais faire une exception!

Le jeune homme prend alors place entre les deux hauts responsables de l’UMP, tandis que son prénom, ” Amine” , fuse à plusieurs reprises au sein du groupe, plusieurs personnes, munies d’appareils photos, profitant manifestement de l’instant pour prendre elles-mêmes un cliché de la scène.

C’est alors qu’un des participants s’exclame “Ah, ça Amine, c’est l’intégration, ça, c’est l’intégration” tandis qu’on entend une voix d’homme féliciter le jeune homme “Oh, Amine, bravo !” et une voix de femme dire “Amine, franchement …

Le ministre, de dos à la camera, fait une remarque sur la taille du militant (“Il est beaucoup plus grand que nous en plus”), puis un homme précise “Lui, il parle arabe, hein”, déclenchant quelques rires qui font dire à Jean-François Copé, blagueur, “Ne vous laissez pas impressionner, ce sont des socialistes infiltrés”.

La caméra contourne le groupe qui paraît se disloquer, une fois les photographies prises, et dorme à voir très distinctement, en un plan plus rapproché, une main de femme qui caresse affectueusement la joue du jeune hommes tandis qu’une autre, qui se trouve immédiatement à côté du ministre, ce dernier à cet instant de trois quarts dos à la caméra, précise : “Il est catholique, il mange du cochon et il boit de la bière”, à quoi Amine B… (c’est le nom du militant en question) réplique : “Ben oui”, avant que Brice Hortefeux lance à la cantonade: “Ah mais ça ne va pas du tout, alors, il ne correspond pas du tout au prototype alors. C’est pas du tout ça”, déclenchant à nouveau des rires.

Passons pudiquement sur l’injure à la langue française, le ministre confondant prototype et archétype.

La même militante, qui se trouve face au ministre, celui-ci toujours de trois quarts dos à la caméra, lui dit en le regardant : “C’est notre… c’est notre petit arabe”, ce à quoi Brice Hortefeux réplique, en regardant son interlocutrice : “Il en faut toujours un. Quand il y en a un ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes”, avant de prendre congé du groupe par ces mots “Allez, bon, courage, hein”.

Seuls les propos ci-dessus reproduits en caractères gras sont poursuivis.

En dépit de la médiocre qualité de cet enregistrement, où Brice Hortefeux se trouve toujours de trois quarts dos, ignorant manifestement la caméra, l’enchaînement des propos échangés, comme la teneur de ceux qui sont proférés par les différents acteurs de la scène, ne sont susceptibles de contestation ni sur leur matérialité ni sur leur imputabilité.

Le tribunal porte ici une appréciation catégorique : tout argument visant à prétendre que ces propos n’ont pas été réellement tenus est sans fondement, car ils ne font aucun doute dans leur teneur et dans leur contexte. Demeure une question : sont-ils injurieux en raison de l’origine des personnes visées ? Voilà le cœur de la décision, et l’analyse est minutieuse.

Sur le caractère injurieux à raison de l’origine des propos poursuivis

Il sera rappelé que l’injure est définie, par l’article 29 , alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881, comme “toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait” et qu’elle est plus sévèrement punie lorsqu’elle est commise envers une personne ou un groupe de personnes “à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou encore, dans un autre registre, à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap.

La vidéo diffusée par la chaîne Public Sénat établit à l’évidence qu’en s’exclamant “Ah mais ça ne va pas du tout, alors, il ne correspond pas du tout au prototype alors. C’est pas du tout ça”, Brice Hortefeux réplique à une militante qui venait de préciser que le jeune Amine, dont il avait été précédemment indiqué qu’il parlait arabe, était catholique, mangeait du cochon et buvait de la bière.

L’emploi du mot “prototype” appliqué à une personne - en l’espèce le jeune militant de l’UMP dont le groupe qui entoure Brice Hortefeux souligne l’origine arabe supposée-, déjà malheureux et incongru en lui-même [Ah, merci de relever d’office - NdEolas], laisse entendre que tous les Arabes de France seraient semblables, nécessairement musulmans et qu’ils se conformeraient tous aux prescriptions de l’Islam, seul le jeune Amine faisant exception.

Le propos peut surprendre par la généralisation à laquelle il procède et choquer, au regard du principe républicain de laïcité, par l’assignation qu’il opère entre un groupe de personnes défini par leur origine et telle religion ou telles pratiques religieuses déterminées, supposées constituer un élément d’identification du groupe en tant que tel et, nécessairement quoique implicitement, de différenciation de ce groupe du reste de la communauté nationale.

De nature à flatter le préjugé ou à favoriser les idées reçues, il est à tous égards contestable. Mais il ne saurait être regardé comme outrageant ou traduisant du mépris à l’égard des personnes d’origine arabe, auxquelles seule une pratique religieuse, de libre exercice, est imputée, le serait-elle abusivement ou inexactement.

S’agissant du second propos reproché, il n’est pas douteux, en dépit des premiers éléments d’explication qui ont pu être donnés tant par Brice Hortefeux que par le jeune militant de l’UMP, Amine B…, le premier ayant un temps soutenu qu’il évoquait les Auvergnats, le second que seuls les photographes de presse étaient visés, que la phrase “Quand il y en a un ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes” se rapporte aux personnes d’origine arabe.

L’enregistrement de Public Sénat est sans ambiguïté sur ce point : l’échange provoqué par l’initiative du jeune Amine qui souhaite poser pour une photo aux côtés du ministre suscite depuis quelques instants les exclamations du groupe qui hèle son prénom, précise qu’il parle arabe, qu’il n’est pas comme les autres, jusqu’à ce qu’une militante s’adressant à Brice Hortefeux lui glisse la phrase “C’est notre… c’est notre petit arabe”, laquelle suscite aussitôt la réplique du ministre, qui ne se rapporte à rien d’autre.

L’affirmation ainsi proférée, sous une forme lapidaire qui lui confère un caractère d’aphorisme, est incontestablement outrageante, sinon méprisante, pour les personnes concernées, qui -à la différence du propos précédent- ne se voient pas seulement exclusivement définies par leur origine, indépendamment de ce que postule le libre arbitre ou de ce qui fait une individualité, la singularité d’un parcours, les qualités ou les défauts d’un caractère, mais sont présentées comme facteur de “problèmes”, soit négativement, du seul fait de leur origine, laquelle révélerait une essence commune dans les limites de laquelle il conviendrait de les enfermer.

Ainsi exprimé, le propos ne se réfère à aucun fait précis, il souligne sinon une menace, du moins une difficulté ou une préoccupation d’ordre général, en ne l’imputant à rien d’autre qu’à l’origine réelle ou supposée des personnes, et à leur nombre.

Il est punissable aux termes de la loi, dès lors qu’il vise indistinctement un groupe de personnes non autrement identifiées que par un des éléments énoncés par l’article 33, alinéas 3 ou 4, de la loi du 29 juillet 1881 : origine, appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, ou encore sexe, orientation sexuelle, handicap. Il le serait, sous cette forme (“Quand il y en a un ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes”), pour tout autre groupe de personnes défini par un quelconque des critères, énoncés par la loi, de détermination du groupe des personnes à protéger (les juifs, les noirs, les catholiques, les femmes, les homosexuels, les non-voyants, etc.). Il l’est, en l’espèce, pour toutes les personnes d’origine arabe,

Je ne pense pas que cette partie du jugement appelle de commentaire. Elle est aussi claire que solidement étayée.

Point suivant, où la défense va enfin remporter une victoire ; la question de la publicité. Le tribunal l’explique fort bien lui même. Laissons-lui la parole.

Sur le caractère public ou non public du propos en cause

Il n’est d’injures publiques, aux termes de l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, que si les propos ont été “proférés dans des lieux ou réunions publics“et si la preuve est rapportée de l’intention de leur auteur qu’ils soient entendus au-delà d’un cercle de personnes unies entre elles par une communauté d’intérêts, laquelle est exclusive de toute publicité.

À défaut, la loi punit les injures non publiques de peines contraventionnelles. Enfin, les propos revêtant un caractère confidentiel ne sont pas punissables.

Voilà la règle rappelée, le tribunal va à présent l’appliquer aux faits.

Il sera relevé, en l’espèce, que le propos reproché a été tenu lors d’un échange informel de Brice Hortefeux et Jean-François Copé, au ton badin et décontracté, avec des militants, seuls invités au Campus de l’UMP, lequel était toutefois ouvert à des équipes de journalistes manifestement autorisées par les organisateurs à œuvrer à leur guise pour rendre compte de ces rencontres. La scène se déroule dès lors en un lieu “privatisé” mais ouvert à la presse.

Les images témoignent d’une atmosphère manifestement à la détente, et le groupe d’une quinzaine de personnes qui fait cercle autour du ministre, lorsque le jeune militant UMP sollicite d’être pris en photo à ses côtés, est manifestement un groupe de connaissances : plusieurs d’entre elles se munissent d’appareils photos pour immortaliser l’événement, nombreuses sont celles qui appellent Amine par son prénom, ou évoquent tel ou tel aspect de sa personnalité.

Aucun élément résultant de ces images - seules produites au soutien des poursuites- n’atteste la présence d’un tiers étranger à la communauté d’intérêts que constitue à cet instant ce regroupement de militants qui partagent les mêmes convictions et témoignent de leur sympathie pour le ministre, hors la caméra, que manifestement ce dernier ne voit pas, l’ensemble de la scène le montrant de dos ou de trois quarts dos à l’objectif.

Au demeurant, ce dernier s’exprime sur le ton de la conversation et, s’agissant en particulier du propos retenu comme injurieux, à une militante à laquelle il répond en se tournant vers elle. Ni le niveau de la voix, ni l’attitude de Brice Hortefeux ne révèlent alors l’intention d’être entendu par d’autres que ce cercle de proches, ce dont témoigne d’ailleurs le fait que les auteurs du reportage ont dû incruster la transcription littérale du propos en bas d’image pour qu’il soit parfaitement compréhensible.

En cet état, l’élément de publicité qui caractérise le délit d’injure publique à raison de l’origine ne saurait être regardé comme établi.

Pour autant, l’échange était exclusif de tout caractère confidentiel, et sa révélation dépourvue de toute immixtion fautive dans un domaine protégé, s’agissant du propos d’un responsable politique de premier plan, tenu lors d’un échange avec des militants, dans une enceinte où des journalistes peuvent être présents.

Il sera relevé à cet égard, compte tenu des commentaires dont ce point a fait l’objet à l’audience, qu’il ne saurait être reproché à un journaliste invité à suivre une rencontre de nature politique de faire son travail et de souhaiter informer le public de la teneur des propos échangés en une telle occasion par l’un des principaux responsables d’un parti avec des sympathisants, dès lors que, par leur nature ou par leur tonalité, leur relation contribue à la légitime information du public sur ce dirigeant, exempte de toute immixtion attentatoire à ses droits de personne privée.

La meilleure défense, c’est l’attaque, disent les mauvais stratèges. La défense de Brice Hortefeux a donc tenté de faire le procès des journalistes suivant le ministre et ayant rapporté les propos tenus. Cela dit, elle n’a pas tort : tout le problème vient du fait, non pas que les propos aient été tenus, mais que les journalistes les aient rapporté. Fichue presse libre.

Le prévenu ne saurait cependant, en un tel cas, être pénalement comptable de la publicité faite à un propos non destiné à être rendu public.

Là aussi, rien à redire. Il est certain que le ministre ne voulait pas que ces propos fussent rapportés au public

Par conséquent, le délit reproché d’injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur origine sera requalifié en contravention d’injure non publique envers un groupe de personnes à raison de leur origine, incriminée par l’article R 624-5 du code pénal qui la punit de l’amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe.

Le tribunal ayant qualité pour requalifier l’infraction poursuivie et disposant de la compétence territoriale pour le faire, compte tenu de ce qui a été dit de la “résidence”, au sens de l’article 522 du code de procédure pénale, de Brice Hortefeux à Paris, ce dernier sera retenu dans les liens de la prévention et condamné à la peine d’amende de 750 euros.

C’est à dire au maximum, ce qui n’est pas innocent, sans jeu de mot. D’ailleurs, le tribunal a gardé un clou pour enfoncer dans le cercueil, vous allez voir.

Place aux parties civiles.

Sur l’action civile

L’article 48-1 de la loi sur la liberté de la presse réserve les droits reconnus à la partie civile, s’agissant des infractions d’injures envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, aux seules associations qui se proposent par leurs statuts d’assister les victimes de discrimination fondée sur leur origine nationale, ethnique, raciale ou religieuse” régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits.

Le MRAP [Fondé en 1949 - NdEolas] est dès lors recevable en sa constitution de partie civile.

C’est vainement que les parties civiles intervenantes font valoir que la condition d’ancienneté exigée des associations pouvant se constituer partie civile serait contraire à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme en ce qu’elle limiterait leur accès au juge, alors que ce dernier se trouve au contraire facilité par la reconnaissance à certaines associations, aux côtés du ministère public et des victimes directes de l’infraction, du droit de mettre en mouvement l’action publique et d’intervenir au procès alors même qu’elles ne justifieraient d’aucun préjudice personnel autre qu’une atteinte à l’intérêt collectif qu’elles représentent, la condition d’ancienneté contestée n’ayant d’autre objet, compte tenu de la nature de telles prérogatives, que de s’assurer de la réalité et du sérieux de leur objet social.

Il en résulte que les associations “Soutien ô sans papiers”, déclarée en préfecture le 17 octobre 2007, et “Les Indigènes de la République”, déclarée en préfecture le 20 décembre 2005, soit moins de cinq ans avant les faits poursuivis, sont irrecevables.

L’objet social du “Centre de Recherche et d’Action sur toutes les Formes de racisme”, déclaré en préfecture le 19 juin 2000 et satisfaisant donc à la condition d’ancienneté de 5 ans exigée par la loi, est insuffisamment précis et univoque (“observer, répertorier, documenter et analyser les manifestations de discrimination fondée sur l ‘appartenance ethnique, sociale ou autre ceci afin d ‘établir les fondements d’une recherche systématique sur les mécanismes en jeu et de tenter de dégager des contre-mécanismes de défense et de prévention à l’intention des personnes susceptibles d’être victimes de ces diverses formes de racisme”) pour satisfaire aux prescriptions de l’article 48-1 de la loi, lequel exige seulement que l’association ait, notamment, pour objet statutaire d’assister les victimes de discrimination, ce que ces statuts ne prévoient pas explicitement. Aussi sera-t-elle déclarée irrecevable.

Faites rédiger vos statuts par un avocat. Ça vaut les honoraires, je vous assure. Là, c’est moi qui graisse.

Voici le dernier clou dans le cercueil dont je vous parlais. Lisez bien ce paragraphe, et demandez vous dans combien de pays démocratiques un ministre en exercice qui se verrait condamné en ces termes pour des faits commis alors qu’il était déjà en fonction pourrait rester en fonction.

Compte tenu de la nature du propos en cause qui instille l’idée auprès de militants politiques que le seul fait d’être “arabe” constitue un problème tout au moins quand “il y en a beaucoup, contrevient directement à l’objet social d’une association telle que le MRAP, et eu égard à l’autorité susceptible de s’y attacher, au vu de la qualité de responsable politique de premier plan de son auteur, par ailleurs en charge d’éminentes fonctions ministérielles, Brice Hortefeux sera condamné à payer à la partie civile une somme de 2 000 euros à titre de dommages et intérêts.

L’effet délétère sur le lien social d’un tel propos, quand il est tenu par un responsable de si haut niveau, justifie qu’il soit fait droit à une mesure de publication judiciaire dans les termes retenus au dispositif.

Il sera fait droit, en outre, à la demande d’indemnité pour frais de procédure présentée par le MRAP.

La messe est dite.

Un petit mot car visiblement, des éléments de langage ont été distillés aux militants UMP pour rappeler sans cesse qu’il a été fait appel de cette décision et de rappeler l’existence de la présomption d’innocence du ministre.

La présomption d’innocence est avant tout une règle de preuve en matière pénale : ce n’était pas à Brice Hortefeux de démontrer son innocence, mais au MRAP de démontrer la culpabilité de celui-là. Point. L’appel de M. Hortefeux empêche ce jugement de devenir définitif, et cette même règle de preuve s’appliquera en appel, mais à ceci près que pour espérer triompher, il devra également combattre l’argumentation du tribunal qui sera au cœur des débats. Ce n’est pas gagné. Le meilleur terrain est celui de la publicité, mais politiquement, c’est une bien piètre défense : “Oui, je l’ai dit, mais vous n’étiez pas censé l’entendre”. Un peu comme “Oui, j’ai piqué dans la caisse, mais ça ne compte pas, vous n’étiez pas censé le découvrir”…

L’article 9-1 du Code civil protège la réputation des personnes en invoquant la présomption d’innocence, et interdit de présenter une personne faisant l’objet d’une enquête ou de poursuites comme étant coupable, mais seulement avant toute condamnation. Je ne sais pas par quel perversion du raisonnement (même si c’est un peu la définition du militantisme) certains en arrivent à affirmer doctement qu’il serait interdit de dire qu’un condamné serait coupable, la présomption d’innocence devenant ainsi une présomption d’erreur judiciaire, et interdirait de faire état des éléments, ici accablants, ayant mené à cette condamnation. Épargnez-vous le ridicule, l’anonymat sur internet n’a jamais empêché quiconque de passer pour un idiot.

Laissez-ça aux ministres.

vendredi 16 avril 2010

Peut-on faire un procès à la justice ?

Dans les commentaires sous le billet précédent concernant cet automobiliste emprisonné et qui n’aurait pas dû l’être (automobiliste, puisqu’il n’avait pas le permis, emprisonné, puisque la loi ne le permettait pas), une question intéressante m’est posée : cet automobiliste peut-il être indemnisé de sa détention et comment ? C’est, au-delà de cette affaire anecdotique quand on n’est pas directement concerné, la question de la responsabilité de la justice qui est posée.

Premier point : la responsabilité personnelle des magistrats concernés (le procureur qui a requis la détention, le juge des libertés et de la détention -JLD- qui l’a accordée) ne peut pas être directement recherchée par la personne injustement détenue. Leur faute n’est pas, selon les termes juridiques en vigueur, détachable du service : ils ont agi comme magistrats, c’est incontestable. C’est donc l’État qui est responsable, comme nous allons le voir, en application de l’article L.141-3 du Code de l’organisation judiciaire, sachant qu’il peut ensuite se retourner contre le ou les magistrats responsables pour se faire rembourser les sommes qu’il a payées (action dite récursoire, qui n’a à ma connaissance jamais été exercée) :

L’Etat est civilement responsable des condamnations en dommages et intérêts qui sont prononcées à raison de ces faits contre les juges, sauf son recours contre ces derniers.

La responsabilité pénale permettrait de les citer directement en justice, car ils n’ont aucune protection contre cette responsabilité. Mais la détention arbitraire suppose la preuve qu’ils savaient au moment de requérir ou d’ordonner la détention que celle-ci était illégale. C’est l’élément moral de l’infraction. Et ici, personne ne pense sérieusement que les deux magistrats concernés se sont amusés à placer illégalement en détention l’intéressé en connaissance de cause.

J’entends des voix dans le fond qui s’exclament “Mais nul n’est censé ignorer la loi, a fortiori un magistrat censé la connaître !”. J’entends bien.

Mais “nul n’est censé ignorer la loi”, je le rappelle est une règle de procédure qui dispense le parquet d’apporter la preuve que le prévenu connaissait l’élément légal de l’infraction (le texte qui incrimine les faits). Elle ne fait pas échec la présomption d’innocence. En vertu de cet adage, il sera interdit aux magistrats prévenus de prétendre qu’ils ignoraient qu’il est interdit de détenir quelqu’un arbitrairement. De fait, il est certain qu’ils le savaient. Encore faudra-t-il prouver qu’ils savaient qu’ils faisaient détenir quelqu’un arbitrairement. Et ici cette preuve apparaît impossible à rapporter car je ne doute pas de la bonne foi de ces deux magistrats (et Dieu sait qu’en matière de détention provisoire, j’ai épuisé depuis des années mes réserves d’indulgence à l’égard des magistrats). Bref, pas de responsabilité civile personnelle ni pénale. On a juste une nouvelle illustration de l’importance du droit à un recours effectif et une explication de la revendication sans cesse réitérée des avocats à un vrai habeas corpus, pas un “à la française”, non, un vrai, qui marche, c’est à dire un recours général contre toute privation de liberté, aussi courte fût-elle, dès lors qu’elle dure assez longtemps pour que le juge ait le temps de statuer.

J’entends d’autres voix venir du fond pester contre l’irresponsabilité des magistrats. D’abord, ils ne sont pas irresponsables (seul l’est le Président de la République, et on lui a confié le feu nucléaire, d’ailleurs), mais leur statut les protège de la responsabilité civile de leurs actes de magistrat. C’est une garantie commune à tous les fonctionnaires et qui en l’espèce se justifie pour protéger leur indépendance. C’est cette immunité relative qui fait que j’entre confiant dans un prétoire même quand mon adversaire est aussi fortuné que procédurier. Il ne peut faire pression sur le juge en le menaçant d’un procès s’il lui donne tort.

Le principe est donc que c’est l’État qui est responsable pécuniairement.

Comment obtenir réparation ?

La première possibilité qui vient à l’esprit est le système d’indemnisation des détentions provisoires infondées mis en place par la loi du 15 juin 2000.

Le système est simple : toute personne détenue bénéficiant d’une relaxe, d’un acquittement ou d’un non lieu a un délai de six mois pour saisir par simple requête le premier président de la cour d’appel d’une demande d’indemnisation. La décision est rendue après une audience en principe publique, avec un recours possible devant une commission nationale de réparation des détention qui siège à la cour de cassation. Toutefois, l’indemnisation est exclue en cas de relaxe pour irresponsabilité mentale (démence, quoi), amnistie, prescription de l’action publique postérieure à la libération et détention pour autre cause. Code de procédure pénale, articles 149 et suivants.

D’après mon excellent quoique provincial confrère François Saint-Pierre, le montant moyen de l’indemnisation est de l’ordre de 57 euros par jour (oscillant en fait entre 37 et 107 €. Une exception notable est celle des acquittés d’Outreau, qui se sont vus proposer une indemnisation de 4000€ par jour, qu’ils ont refusée. Après versement d’une provision de 250.000 €, une négociation a eu lieu, avec une clause de confidentialité qui leur interdit de révéler les montants perçus. Source : Le Guide de la défense pénale, 5e éd., Éd. Dalloz, oct. 2007.

Mais pour notre spinalien réfractaire, cette voie est fermée, et le restera probablement. En effet, il n’a pas bénéficié d’une relaxe : le tribunal a annulé la procédure à compter du moment où la loi a été violée, soit l’incarcération. Toute la procédure antérieure (interpellation, garde à vue, auditions, consultation du fichier nationale des permis de conduire…) reste valable (enfin, sous réserve qu’il ait eu la possibilité de se faire assister par un avocat pendant ses interrogatoires en garde à vue, mais j’ai un léger doute), et le tribunal en a fait retour au ministère public, qui peut le citer à nouveau, mais libre cette fois.

Et il semble acquis que le prévenu a bel et bien conduit sans permis. Cette affaire devrait se terminer par une condamnation, qui exclut toute indemnisation.

La deuxième possibilité est à mon avis la bonne : la responsabilité de l’État pour dysfonctionnement du service public de la justice.

La procédure est prévue aux articles L.141-1 et suivants du Code de l’organisation judiciaire (COJ). C’est un cas rare de responsabilité de l’État devant les juridictions judiciaires, contraire au principe du Grand Divorce.

La procédure est simple : il suffit d’assigner l’Agent Judiciaire du Trésor (qu’on surnomme affectueusement “l’agité” - l’AJT) , qui représente l’État[1] devant, au choix, la juridiction de proximité (demandes jusqu’à 4000 euros), le tribunal d’instance (demandes de 4001 à 10000 euros) ou le tribunal de grande instance (demandes supérieures à 10001 euros), de Paris (tribunal du domicile de l’Agent Judiciaire du Trésor), le tribunal où s’est produit le dysfonctionnement ou celui du lieu où le dommage est survenu (Dans notre affaire, ces deux hypothèses renvoient à Épinal).

Ici, on a une exception à une règle fondamentale de la responsabilité civile : celle de l’égalité des fautes. La loi (art. L.141-1 du COJ) exige “une faute lourde ou un déni de justice”, le déni de justice étant le refus ou l’abstention par un juge de trancher un cas qui lui est soumis et qu’il est compétent pour trancher.

La définition de la faute lourde a été profondément modifiée par un arrêt d’assemblée plénière de la cour de cassation (c’est à dire tous les juges siégeant ensemble, vous imaginez l’autorité morale de ces décisions) du 23 février 2001 :

Constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi.

Dans un arrêt du 14 juin 2005, la jurisprudence est même allée plus loin en instaurant un système de responsabilité pour faute simple pour les dommages résultants de l’usage d’une arme par les services judiciaires.

Toutefois, l’action suppose que le plaignant ait usé des voies de recours que la loi mettait à sa disposition pour mettre fin à ce dysfonctionnement (qu’il ait fait appel, en somme): civ. 1re, 11 janvier 2005. Ici, pas de problème, notre conducteur sans sauf conduit n’ayant aucune voie de recours (art. 396 du CPP).

Ce système ne s’applique qu’aux magistrats professionnels, pas aux conseillers prud’hommes et juges consulaires (des tribunaux de commerce), qui relèvent d’une autre procédure, dite de prise à partie.

En première analyse, sachant que je n’ai pas accès au dossier, c’est cette voie que devrait emprunter (à pied, bien sûr) notre infortuné automobiliste : prononcer une détention provisoire dans un cas non prévu par la loi caractérise à mon sens l’inaptitude du service public à remplir la mission dont il est investi : appliquer la loi, et non la violer, et protéger les libertés individuelles, non y porter atteinte.

Notes

[1] Agent Judiciaire du Trésor, Direction des Affaires Juridiques du ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi, 6 rue Louis-Weiss 75013 Paris.

samedi 27 mars 2010

L'esprit de Voltaire

Par Gascogne


Je n’aime pas ce qu’écrit Philippe BILGER. J’ai commenté dés les premiers jours de son blog son premier article, en faisant déjà montre d’un certain pessimisme, trop vite conforté, pour avoir lu quelques unes de ses œuvres. J’ai rapidement arrêté de le lire, voyant que le mal était trop profond. Trop d’égocentrisme. Trop de certitudes. Trop de plaisir à cracher dans la soupe. Ou comme disait ma grand mère, trop de bonheur à pisser contre le sens du vent.

Je ne suis même pas d’accord avec le Maître des lieux lorsqu’il ne le critique qu’avec un respect teinté d’admiration, mais vous savez comment j’ai pu rater mon UV diplomatie, à la faculté. Je ne respecte que peu les gens qui vous regardent de haut, enrobés de leurs certitudes. En bref, ceux qui se pensent supérieurs, mais qui enrobent leurs analyses cruelles d’une fort belle plume.

Je ne suis pas pour autant persuadé que cela me donne un quelconque crédit pour le défendre, et pourtant, c’est bien ce que je souhaite aujourd’hui faire. Car une fois de plus, j’ai survolé son article (je les lis rarement en entier, mais lorsque je vois sur mes fils RSS un article sur la justice, j’ai du mal à résister). Et une fois de plus, j’étais en désaccord quasi complet avec lui. Son propos souffre à mon sens, et sans aller aussi loin dans les analyses qu’Eolas ou SLL, de deux défauts majeurs : il applique, comme à son habitude, une analyse parisiano-parisienne à l’ensemble de la justice française, et il nous ressort l’habituel argument du Front National : le chroniqueur radio est puni car il ose dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas.

Alors pourquoi faire un billet sur mon nouvel ami P. BILGER ? Parce que je viens d’apprendre qu’il était convoqué par son supérieur hiérarchique pour son billet sur Eric ZEMMOUR.

Et là, je dois reconnaître que je ne comprends plus. Depuis le temps qu’il écrit sur internet (5 ans, si je ne m’abuse), il a marqué de tous les défauts que je lui reconnais l’empreinte de son blog. N’avait-il pas affirmé que l’ancienne Garde des Sceaux n’avait pas été engagée pour ses compétences ? N’avait-il pas tenu des propos plus qu’indignes sur les compétences des magistrats, qui hormis lui, étaient tout sauf aptes à s’exprimer, voire à exercer ? Et je ne vous parle même pas du scandaleux corporatisme des magistrats et de leurs syndicats représentatifs (c’est vrai, de quel droit un syndicat intervient-il dans l’intérêt professionnel de ses membres ?).

Et y avait-il eu la moindre réaction de la Chancellerie ? Non, arrei, queutchi, nada, nenni, rien… Certes, il prenait bien souvent la défense du Président de la République, mais tout de même…

Et aujourd’hui, il tient, dans des termes comme d’habitude fort bien écrits, et surtout très aménagés à la susceptibilité de ses lecteurs, des propos qui déplaisent au pouvoir, ou à tout le moins à sa hiérarchie, et d’un coup, celle-ci redécouvre tous les bienfaits du devoir de réserve ? L’association des jeunes magistrats avait d’ailleurs en son temps édité un très bon article sur le devoir de réserve des magistrats, mais on ne le trouve malheureusement plus sur le site (si un des membres de l’association me lit…). Et il se déduisait assez naturellement de leur analyse que le devoir de réserve ne devait pas se confondre avec un droit de censure absolu.

Dans une période où je reste persuadé que l’on tente de museler au maximum les magistrats, qu’ils soient judiciaires, administratifs ou financiers, où les réformes, sur la suppression du juge d’instruction, sur la prescription, sur la nouvelle procédure pénale, n’ont pour but que de tenir un peu plus encore un corps d’État qui n’est pourtant pas réputé pour son esprit révolutionnaire, faire taire un magistrat qui s’exprime haut et fort me semble un bien mauvais signe. Un de plus.

Car après mon ami Justicier Ordinaire, il me semble que la Chancellerie, sans l’accord de laquelle j’ai du mal à imaginer l’intervention du procureur Général de Paris, poursuit son grand nettoyage. Et j’ai beau ne pas apprécier la voix si particulière de Philippe BILGER, j’apprécie encore moins qu’on la fasse taire.

Alors oui, M. BILGER, je suis sans doute à l’opposé de vos conceptions de la justice, de ses membres, de vos conceptions politiques, de votre amour pour ceux qui ne vivent que de la provocation. Mais pour plagier nos lointains aïeux, je ne pense pas comme vous, mais je ferai tout pour que vous puissiez continuer à exprimer vos idées (encore que la citation soit, paraît-il, apocryphe).

mardi 16 mars 2010

Question prioritaire de constitutionnalité, mode d'emploi

NB : ce billet est la suite de ce premier épisode.


— Bonjour Maître. Bonjour Jeannot.

— Bonjour la Miss. Entre donc, et sers toi donc une coupe. C’est la fête.

— Oui, j’ai cru comprendre que nous vivions un moment historique dans l’histoire. Du droit, certes, mais ça reste de l’histoire.

— Les occasions de dire du bien de notre président de la République sont trop rares pour bouder notre plaisir.

— À propos de bouder, pourquoi Jeannot ne dit-il rien, et me regarde-t-il, bouche bée ?

— Disons que le champagne n’est pas la seule cause de son ivresse. Laissons-le à son extase et buvons à ce grand jour.

— Mais au fait, concrètement, comment ça marche, cette Question Prioritaire de Constitutionnalité ?

— Curieusement, assez simplement. La Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) peut être posée devant toute juridiction, aussi bien judiciaire qu’administrative. Seule exception : la cour d’assises.

— Pourquoi ?

— On pourrait dire parce que le jury représente le peuple souverain rendant la justice (d’où le fait que les audiences de cour d’assises se tiennent en la forme solennelle : hermine de rigueur, même sur les épitoges parisiennes). Mais ce serait une mauvaise réponse : le peuple souverain est le premier soumis à la Constitution, car s’il est souverain, il n’est pas monarque absolu.

— Quelle est la bonne réponse ?

— Elle est pragmatique. La cour d’assises a comme caractéristique unique dans notre ordre juridictionnel d’être une juridiction temporaire. Elle ne siège que par sessions, en principe, de quinze jours par trimestre, plus si besoin (et à Paris, il y en a trois qui siègent simultanément de janvier à décembre, sans compter la Spéciale jugeant les actes de terrorisme). De ce fait, elle siège “sans désemparer”, c’est à dire sans interruption autre que le repos des juges, jusqu’à rendre sa décision. Or la Question Prioritaire de Constitutionnalité suppose un sursis à statuer, incompatible avec la cour d’assises.

— Un accusé de crime ne peut donc soulever que la loi qu’on lui applique serait inconstitutionnelle ?

— Si, Dieu merci. Mais selon des modalités différentes sur lesquelles je reviendrai. Procédons par ordre.

— Je suis toute ouïe.

— La Question Prioritaire de Constitutionnalité peut être posée à tout stade de la procédure, même pour la première fois en appel, dérogeant à la règle judiciaire de prohibition des moyens nouveaux, et même devant la cour de cassation.

— Voilà qui facilitera son entrée en vigueur.

— Absolument. Les instances déjà engagées peuvent bénéficier de ce nouveau droit. Sur la forme, la Question Prioritaire de Constitutionnalité doit impérativement être posée par écrit, et par un écrit distinct des autres pièces de procédure comme les requêtes et les mémoires devant la juridiction administrative, et les conclusions et mémoires devant la juridiction judiciaire.

— Pouvez-vous me rappeler brièvement la différence ?

— Devant la juridiction administrative, on appelle requête l’acte qui introduit l’instance, qui met en route le procès. Les argumentations écrites produites par la suite pour y répliquer, puis par le demandeur pour combattre cette contre argumentation, etc. s’appellent tous des mémoires (en défense, en demande). Cela qu’on soit devant le tribunal administratif, la cour administrative d’appel ou le Conseil d’État. Devant la juridiction judiciaire, le procès civil est introduit par une assignation, le procès pénal par une citation. Les arguments présentés par les particuliers (demandeur, défendeur, partie civile, prévenu ou accusé) sont des conclusions. Les arguments du parquet sont des réquisitions (s’il ne fait que saisir un juge, c’est un réquisitoire). Les arguments présentés devant la cour de cassation et devant la chambre de l’instruction s’appellent des mémoires.

— La procédure judiciaire est plus compliquée.

— Toujours. La procédure administrative est un modèle de simplicité formelle, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne présente aucune difficulté de fond. Les publicistes sont capables de subtilités qui auraient lassé les byzantins.

— Revenons-en à la Question Prioritaire de Constitutionnalité.

— J’allais vous le proposer. L’écrit doit être distinct, et motivé, c’est-à-dire expliquer en quoi la loi applicable serait contraire à la Constitution. Formellement, la Question Prioritaire de Constitutionnalité prendra donc la forme de l’écrit habituel : mémoire, conclusion… Ce sera nécessairement une exception au principe de procédure civile d’unicité des écritures, qui veut que toutes les argumentations figurent dans les conclusions et que toute demande qui n’est pas reprise dans les dernières conclusions est réputée abandonnée.

— Et que doit faire le juge saisi d’une telle question ?

— Il en vérifie la recevabilité, qui repose sur trois conditions (article 23-2 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; enfin, la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux. Pour résumer, il s’assure de sa pertinence au litige, de sa nouveauté, et de son sérieux, encore que j’aie du mal à imaginer un cas qui remplirait les deux premières conditions mais pas la troisième.

— Faut-il argumenter cette recevabilité dans la Question Prioritaire de Constitutionnalité ?

— Ce n’est pas obligatoire, juste vivement conseillé. Mâcher le travail du juge ne nuit jamais. Notamment, lui fournir copie de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi contestée (s’il a été saisi) me paraît un minimum, pour qu’il puisse s’assurer si la disposition en question —C’est le cas de le dire— a été examinée et ce qu’il en a été dit.

— Je suppose que si le juge estime qu’une de ces conditions n’est pas remplie, il rejette la QPC. Et s’il estime qu’elles sont remplies ?

— Il n’est pas compétent pour y répondre. Le législateur a fait l’option d’une compétence exclusive du Conseil constitutionnel. Cette défiance vis à vis du justiciable est loin d’avoir disparu du cœur du législateur. Aux États-Unis, la Constitution est une norme comme les autres, et tout juge saisi peut juger de la conformité d’une loi à la norme suprême. Les Cours suprêmes de chaque État et la Cour Suprême des États-Unis n’agissent que comme cour de cassation, pour unifier l’interprétation de la Constitution.

— Nous connaissons tous votre proaméricanisme béat, qui n’est battu en béatitude aux yeux de vos détracteurs que par votre européisme. Revenons-en à la France.

— Soit. Le juge estimant la QPC recevable la transmet dans les huit jours à la cour de cassation s’il porte une robe ou une médaille en sautoir[1] et au Conseil d’État s’il ne porte aucun signe distinctif de sa fonction.

— Pourquoi ce passage obligé ?

— C’est un filtrage, comme l’ancienne chambre des requêtes de la cour de cassation, dont on n’a jamais eu autant besoin que depuis qu’on l’a supprimée en 1947.

— Sur quels critères ?

— Les mêmes que la recevabilité devant le juge du fond : pertinence, nouveauté, et sérieux (article 23-4 de l’Ordonnance du 7 novembre 1958)

— Article qui est redondant, puisque le législateur, après avoir renvoyé au 1° de l’article 23-2, reprend le caractère sérieux comme condition de la transmission au Conseil constitutionnel.

— Tu as remarqué ? C’est que le législateur se méfie encore plus du juge que du peuple.

— Et pour la cour d’assises ?

— La QPC doit nécessairement accompagner un appel. La QPC accompagne la déclaration d’appel ; il est aussitôt transmis à la cour de cassation, sans examen de la recevabilité, pour la procédure de filtrage.

— Comment se passe cette procédure de filtrage ?

— Sans ministère d’Avocat aux Conseils. Les QPC sont transmises avec les écritures des parties, et la Cour ou le Conseil ont trois mois pour se prononcer. Soit ils confirment la nouveauté, la pertinence et le sérieux et saisissent le Conseil constitutionnel, soit ils estiment qu’une de ces conditions manque et font retour de la procédure devant le juge. Notons que ce refus peut contenir la réponse à la question : par exemple “Attendu que dans sa décision du 31 février 2010, le Conseil a déjà estimé que l’article 63-4 du Code de procédure pénale était contraire à la Constitution en ce qu’il ne permet pas une assistance effective par un avocat tout au long de la garde à vue ; Attendu qu’en conséquence, la question soulevée ne présente pas de caractère de nouveauté, par ces motifs, dit n’y avoir lieu à saisine de Conseil constitutionnel, ordonne le retour de la procédure au tribunal de Framboisy”.

— Et si on est déjà devant la Cour de cassation ou le Conseil d’État ?

— L’étape 1 saute, on passe directement à la 2 : le réexamen approfondi de la recevabilité avant saisine éventuelle du Conseil constitutionnel. La QPC prend la même forme que les écritures habituelles : un mémoire, rédigé par un avocat aux Conseils sauf dans les procédures où on peut avoir la folie de s’en passer (le pénal, essentiellement).

— Ça me paraît un peu bizarre, ce double contrôle portant sur les mêmes critères.

— En vérité, ça l’est. Mais je pense qu’avec l’usage, une répartition du travail se fera : le juge du fond se contentera d’un contrôle de l’irrecevabilité manifeste, notamment en se référant aux décisions déjà rendues par la cour de cassation ou le Conseil d’État, tandis que ces deux cours suprêmes opéreront un filtrage plus méticuleux et rigoureux pour éviter le risque de surmenage au neuf sages et deux moins sages de la rue Montpensier.

— Et si la QPC est transmise au CC, que se passe-t-il ?

— La procédure est réglée par une décision réglementaire du Conseil du 4 février 2010. Les étudiants en droit découvriront à cette occasion que la prohibition des arrêts de règlement connaît des exceptions. L’audience est publique ; une salle a été aménagée pour que le public puisse la suivre depuis la salle du conseil où elle se tiendra.

— Et ensuite ?

— De deux choses l’une. Soit la réponse à la QPC est négative : la loi est conforme : le dossier retourne au juge initialement saisi qui applique la loi avec l’esprit serein du juge qui respecte la Constitution. Soit la réponse est positive ; dans ce cas, la disposition inconstitutionnelle est abrogée au jour de la publication de la décision au Journal Officiel, sauf si le Conseil décide d’aménager les effets de cette abrogation dans le temps (nouvel article 61-1 de la Constitution).

— Comment ? Mais une loi violant la norme suprême devrait être nulle ! Et voilà un bien étrange accommodement que de décider comment une loi va peu à peu cesser de violer la Constitution !

— Tu as remarqué ? Le pragmatisme l’emporte sur la rigueur juridique. L’idée étant de limiter les remises en cause de situations passées : la sûreté juridique est aussi un droit de l’homme.

— Un an et demi à peine après avoir réduit le délai de prescription de trente à cinq ans, voilà un bien tardif souci.



— Il est vrai. Sans doute aussi le règne de la loi qui a marqué un siècle de notre histoire institutionnelle laisse cette dernière trace : la loi ne peut si mal faire qu’il faille la traiter comme un vulgaire décret. Le Conseil d’État a lui aussi pris l’habitude de retarder dans le temps l’effet de ses décisions, permettant ainsi au gouvernement de prendre les mesures urgentes nécessaires.

— Et cette procédure est-elle promise à un grand succès ?

— Sans nul doute, surtout les premières années, le temps de soumettre au Conseil Constitutionnel toutes les questions que les parlementaires ne lui ont pas soumises. Une fois cette phase de rattrapage terminée, le rythme sera moins effréné. En attendant, la machine tourne à plein régime. À ce jour, 16 mars 2010, la cour de cassation est saisie de 18 QPC en matière civile et de 4 questions en matière pénale (dont une sur la conformité du système actuel de la garde à vue), tandis que le conseil d’Etat est saisi de 28 QPC.

— Vivement que la première QPC soit transmise au Conseil constitutionnel !



— Tous les juristes de France attendent ce moment comme une pucelle attend le bal. Sois certaine que nous en reparlerons ici.

— Merci, cher maître, je vous laisse travailler.

— Je suis ton serviteur, Malika. N’oublie pas d’emporter Jeannot en partant. Il va finir par baver sur mon tapis

Notes

[1] Les magistrats professionnels et les juges de commerce portent la robe ; les juges de proximité et conseillers prud’hommes une simple médaille en sautoir, ce que je trouve parfaitement anormal soit dit en passant).

lundi 22 février 2010

La justice et la mort

Le dernier, vraiment dernier cette fois, rebondissement de l’affaire Treiber, au-delà des considérations liées à ce dossier et qui n’ont pas leur place sur ce blog, amène à soulever une question à portée plus générale. Quel est donc l’effet de la mort sur le cours de la justice, et pourquoi ?

Le droit étant la science des distinctions et des exceptions, il faut distinguer les hypothèses.

La division pertinente se fait ici entre la justice civile et la justice pénale. La justice civile oppose des personnes privées (personnes physiques comme vous et moi, sauf si vous êtes un robot, ou morales : sociétés, associations, syndicats de copropriétaires, etc.) qui ont un conflit entre elles. La justice pénale oppose la société (représentée, et avec quel talent, par le ministère public) à une personne privée (physique ou morale) ou publique (à l’exception de l’État, car en France, quand on fixe les règles, on veille à ce qu’elles ne s’appliquent pas à soi même) soupçonnée d’avoir commis un fait que la loi punit : ce qu’on appelle de manière générale une infraction.

La mort n’a en principe aucun effet sur la justice civile, peu importe que la personne décédée soit le demandeur ou le défendeur. En effet, la mort d’une personne fait que son patrimoine, terme qui en droit désigne l’ensemble des biens et des droits d’une personne, passe à ses successeurs (en principe, son conjoint et ses enfants, je ‘entrerai pas dans le détail de la détermination des successeurs qui mériterait un billet à elle seule). Le procès continue donc, la partie décédée étant remplacée par l’ensemble de ses successeurs, qu’on appelle consorts.

Ainsi, si monsieur A. fait un procès à monsieur B. et que ce dernier décède en cours d’instance, le jugement sera rendu contre les consorts B. Et quand bien même le décédé avait eu la ferme intention de faire un procès avant que la Camarde ne lui signifie un jugement sans appel, ses successeurs peuvent engager l’action en son nom, puisque ce droit d’agir en justice figure dans son patrimoine. Cette hypothèse n’a rien de rare : toutes les actions en réparation d’un décès, accidentel (accident de la route, du travail) ou non sont par leur nature même toujours exercées par les héritiers (la nécromancie étant expressément prohibée par l’Ordre des avocats comme étant du démarchage de clientèle illégal).

Il y a des exceptions qui tiennent à la nature du procès en cours. Ainsi, une instance en divorce prend fin avec le décès d’un des époux, puisque ce décès dissout immédiatement et de plein droit le mariage. Il ne reste donc plus rien à dissoudre pour le juge. Le décès d’une personne peut aussi faire courir un délai pour exercer certaines actions, comme l’action en recherche de paternité, qui doit être intentée au plus tard dans les dix ans suivant le décès du père supposé (art. 321 du Code civil). Mais le principe demeure le même : on présente ses condoléances et on continue.

Au pénal, le principe est le contraire, mais il faut au préalable bien comprendre une chose. Devant une juridiction pénale (juge de proximité, tribunal de police, tribunal correctionnel ou cour d’assises), deux actions différentes sont jugées en même temps.

L’action principale, c’est l’action publique. Le demandeur est le ministère public. Il demande au juge de déclarer le prévenu coupable et en répression, de le condamner à une peine qu’il suggère dans ses réquisitions.

Mais une action accessoire peut venir s’y greffer : celle de la victime qui demande réparation du préjudice que lui a causé l’infraction. Cette action s’appelle l’action civile par opposition à l’action publique, et elle est de nature civile.

Cela posé, il faut donc distinguer deux hypothèses.

Le décès de la victime est totalement indifférent, hormis bien sûr quand il est à l’origine de l’action publique (poursuites pour meurtre ou homicide involontaire). Mais peu importe que la victime d’un vol décède avant le jugement de son voleur. Les héritiers exercent l’action au nom du défunt. C’est ainsi les conjoints, enfants ou parents de la victime qui s’assoient sur le banc des parties civiles.

En revanche, le décès de la personne poursuivie, elle, met fin à l’action publique. Le juge pénal rend un jugement constatant l’extinction de l’action publique.

Pourquoi ? Pour deux raisons.

Tout d’abord, parce que l’action publique est intrinsèquement liée à la personne de l’accusé. On va juger un fait qu’il a commis, et s’il est reconnu coupable, prononcer une peine pour sanctionner son comportement, qui sera fixée en fonction de sa personnalité. L’article 132-24 al. 2 du code pénal fixe l’objet de la peine ;

La nature, le quantum et le régime des peines prononcées sont fixés de manière à concilier la protection effective de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de favoriser l’insertion ou la réinsertion du condamné et de prévenir la commission de nouvelles infractions.

Comme vous pouvez le constater, la mort de l’accusé prive la peine de tout intérêt. Quand bien même serait-il condamné, la société n’est pas menacée par un mort, sauf dans les films de George A. Romero. Le mort est à l’abri de tout châtiment, comme Arvirargus le chantait sur la tombe d’Imogène (qui d’ailleurs n’était pas vraiment morte mais passons). Les intérêts de la victime, dont la mention ici est un cadeau démagogique de la loi du 12 décembre 2005, sont sans effet sur la mort, c’est vérifié. La question de l’insertion du condamné se résume à trouver un cercueil à sa taille. Quant à la commission de nouvelles infractions, il y a été pourvu de manière fort efficace, le taux de récidive des morts étant de 0%, même si l’Institut pour la Justice prépare sûrement une étude pour démontrer le contraire.

À cela, des lecteurs pourraient m’objecter que pour les victimes, ce procès garde un intérêt et qu’on pourrait bien leur faire ce cadeau. Pourquoi pas, au Moyen-Âge, on faisait en effet des procès en effigie, qui le cas échéant étaient brûlées sur le bûcher. La démagogie victimaire justifie bien un retour au droit archaïque ; comme ça, les cellules de garde à vue seront raccords avec les culs-de-basse-fosse. Que diantre, on fait bien des procès à des fous pour leur complaire, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?

Néanmoins, un ultime problème se pose, au-delà de l’inutilité absolue du procès fait à un mort. C’est l’exercice des droits de la défense. Le but du procès pénal est quand même que l’accusé puisse s’expliquer. Soit sur les éléments qui l’accablent alors qu’il prétend être innocent, soit sur les raisons qui l’ont poussé à commettre ce geste s’il reconnaît les faits. Retirez cela et vous n’avez plus un procès, mais un simulacre.

On pourra m’objecter que si l’accusé est bien vivant mais en fuite, le procès a tout de même lieu. En effet, c’est ce qu’on appelle le défaut. Mais la loi admet elle même que ce procès est un simulacre puisqu’il suffit que le condamné par défaut réapparaisse (volontairement ou soit interpellé) et il pourra exercer une voie de recours spécifique, l’opposition, qui n’est pas un appel puisqu’il réduit à néant la première décision et donne lieu à un nouveau premier procès, qui pourra lui-même faire l’objet d’un appel. En fait, le but principal du défaut est de faire échec à la prescription de l’action publique en lui substituant après l’audience la prescription de la peine, qui est bien plus longue (trois ans pour une contravention au lieu d’un an, cinq ans pour un délit au lieu de trois, vingt ans pour un crime au lieu de dix ans). Un procès par défaut est par nature provisoire, en attendant le vrai procès de l’accusé.

En outre, la justice a déjà assez de mal à juger les vivants pour qu’en plus on lui ajoute la clientèle des morts.

Dernière question pour conclure : la victime, qui à ce stade n’est que plaignante, n’a-t-elle donc aucun recours si l’accusé se fait la belle par la dernière porte ?

Sur l’action publique, non, aucun. Elle est éteinte, il n’est plus possible pour la justice d’établir sa culpabilité ou son innocence. Le dossier passe aux historiens, s’il les intéresse. Il ne relève plus de la justice des hommes.

Mais l’action civile, elle n’est pas affectée par le décès, comme je l’expliquais en ouverture.

Simplement, elle ne peut plus être portée devant la juridiction répressive puisqu’elle n’est plus saisie du dossier. La jurisprudence a apporté un tempérament de taille à ce principe : cette règle ne s’applique pas si l’affaire est en appel, car il a déjà été statué sur l’action publique. Dans ce cas, la cour constate l’extinction de l’action publique, mais reste compétente pour juger l’action civile, c’est-à-dire sur les dommages-intérêts, que ce soit le condamné défunt qui ait fait appel ou la partie civile. Et ce même si le défunt avait bénéficié d’une relaxe (s’il était jugé pour un délit) ou d’un acquittement (s’il était jugé pour un crime). On peut donc discuter de la culpabilité du défunt en appel ; mais il faut qu’il ait été jugé une première fois de son vivant.

La victime peut donc en cas de décès avant tout jugement au pénal porter son action devant le juge civil, suivant les règles du code de procédure civile, pour demander une indemnisation aux héritiers de la personne soupçonnée, ou devant une juridiction spécifique, la Commission d’indemnisation des victimes d’infraction, qui est bien de nature civile (c’est la 2e chambre civile qui connaît des pourvois sur cette procédure), quand bien même elle est réglée par les articles 706-3 du CPP. Les mystères du droit.

La première voie n’est quasiment jamais empruntée car elle est très périlleuse. Il faut prouver la culpabilité du défunt, en se fondant notamment sur le dossier de l’instruction, et devant les juridictions civiles, la présomption d’innocence est bien mieux respectée : pas d’intime conviction du juge, c’est de la certitude qu’il faut apporter. La procédure devant la CIVI suppose uniquement de prouver que les faits à l’origine du dommage « ont le caractère matériel d’une infraction » (art. 706-3 du CPP), peu important de savoir qui est coupable. Le but même de cette procédure, initialement créée pour les actes de terrorisme, est de permettre aux victimes d’être indemnisées même quand les auteurs des faits demeurent inconnus.

Voilà la situation dans cette tragique affaire, ou trois familles pleurent désormais un être cher et devront continuer à vivre avec leur convictions mais aussi leurs incertitudes. Nous ne sommes ici que pour faire du droit, je vous demanderai donc de ne pas aborder la question du coupable-pas coupable. Nous n’avons aucune qualité pour en discuter et le chagrin des familles impose un silence respectueux.

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