Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 18 avril 2024

Le droit de mentir n’existe pas

Le Figaro a publié une tribune d’une consœur qui a fait réagir, et je pense que c’était son but, attaquant le droit de mentir que le droit français reconnaitrait selon elle à tout accusé (au sens large : toute personne poursuivie au pénal, même si le droit réserve ce terme à celui qui est poursuivi pour un crime, les degrés inférieurs utilisant le terme de prévenu), prônant non seulement sa suppression, mais qu’il soit remplacé par l’obligation de dire la vérité, avec serment identique à celui du témoin, et sanctions pénales à la clé, invoquant le délit d’entrave à l’exercice de la justice.

Sa soif de réforme révolutionnaire de la procédure pénale trouverait sa source dans une affaire qui a été jugée récemment, ou plus exactement dans les réquisitions prises lors de cette audience, dont le résultat, à l’heure où les deux auteurs concernés écrivent leurs lignes respectives, n’était pas connu : il s’agissait des poursuites intentées contre Jonathann Daval, condamné définitivement pour le meurtre de son épouse à une peine de 25 ans de réclusion criminelle, pour avoir, au cours de l’instruction, après avoir dans un premier temps reconnu les faits, s’être rétracté et avoir affirmé que le décès de son épouse était imputable à son beau-frère dans le cadre d’un complot familial. Il maintiendra ces affirmations environ six mois, avant que, lors d’une confrontation, il finisse par reconnaître à nouveau les faits, cette fois définitivement. Mécontent d’avoir été ainsi accusé, son beau-frère a porté plainte pour dénonciation calomnieuse (art. 226-10 du code pénal). La plainte fut classée sans suite, et l’intéressé, comme il en avait le droit, mit lui-même en mouvement l’action publique par citation directe, et l’affaire fut jugée devant le tribunal correctionnel de Besançon. Lors de cette audience, le procureur de la République a requis la relaxe, au motif, rapporte la presse, que « la loi et la jurisprudence reconnaissent à une personne poursuivie de pouvoir mentir, même si c’est moralement très dur », assurant « mesurer toute la souffrance de cette famille qui s’est sentie souillée ».

Avant même de connaitre le sort judiciaire de cette affaire, cette consœur a pris la plume pour appeler de ses vœux une réforme obligeant l’accusé à prêter serment de dire la vérité, car cette absence de serment fait qu’il ne peut pas « être accusé de parjure », et bénéficierait

d’une sorte de «droit de mentir» contrairement aux témoins qui, eux, peuvent faire l'objet d'une condamnation pour entrave à l'exercice de la justice (article 434-13 du Code pénal). Il n'existe pour autant aucun texte accordant ce «droit de mentir» et il n'est d'ailleurs aucune raison valable de vouloir le fonder juridiquement.

Elle ajoute

La réalité est que la recherche de la vérité nécessiterait au contraire, que les témoins comme l'accusé ou le prévenu soient tenus de prêter serment. Plus encore, on comprend mal pour quelle raison des auteurs de délits ou de crimes se voient accorder le droit de se défendre en trompant ceux qui ont en charge de protéger la société contre ceux qui en menacent la sécurité et l'équilibre. N'est-ce pas là «marcher sur la tête» ?

Elle conclut

On doit même se demander si ce n'est pas aller trop loin dans la protection des droits de l'accusé, qui dispose notamment de celui de se taire, reconnu à toute personne soupçonnée ou jugée ce qui, déjà laisse place à des mensonges par omission. Mieux : comment peut-on accepter qu'un mis en cause puisse impunément mentir avec pour effet de brouiller les pistes et d'induire volontairement en erreur le juge et les enquêteurs ? On le comprend, une telle initiative n'est pas sans alourdir considérablement les tâches de ces derniers ainsi que les budgets qui leur sont alloués,

avant de finir sur de la nécessité d'adapter notre législation à un environnement qui n'a plus rien à voir avec celui dans lequel elle fut initialement conçue et qui se montre de plus en plus menaçant pour les droits essentiels de la personne.

Je vous avoue que j’avais entendu beaucoup d’arguments contre les droits de la défense, y compris celui sur notre environnement de plus en plus menaçant (par opposition à un âge d’or où la délinquance était quasi inexistante et la sécurité assurée, sans que nul ne me précise si cela s’entend de l’époque des attentats des GIA, ceux d’Action Directe, de l’OAS, à moins que ce ne soit l’Occupation, l’époque des attentats anarchistes et de la bande à Bonnot, ou des bandes de chauffeurs qui écumaient les campagnes) ; mais celui de leur impact budgétaire m’avait jusque là été épargné.

Vous l’avez compris, je disconviens respectueusement avec ma consœur, dont le raisonnement est, je le crains, faux en chacun de ses développements.

Tout d’abord, admettons que des réquisitions faites à l’audience, même si elles nous contrarient (l’expérience m’est fréquente), ne sont jamais un motif pour une réforme législative d’ampleur, surtout si elle remet en cause l’héritage des Lumières. La prémisse est donc déjà fragile.

Ensuite, nul ne peut être accusé de parjure en France, où ce délit n’existe pas. Il appartient au monde anglo-saxon et aux séries qu’il nous offre, mais pas au code pénal. De même que le délit d’entrave à l'exercice de la justice n’existe pas : il s’agit là du titre de la section 2 du chapitre IV du titre III de livre IV du code pénal, où se trouve l’article 434-13 qui réprime le faux témoignage. Le faux témoignage, comme son nom l’indique, ne concerne que le témoin, et encore pas en toute circonstance : il faut que son mensonge soit proféré sciemment devant une juridiction (ce qui inclut le juge d’instruction) ou un officier de police judiciaire agissant sur commission rogatoire, ce qui exclut le mensonge au cours d’une enquête de flagrance ou préliminaire. On voit déjà que cette interdiction du mensonge est limitée et suppose une certaine solennité pour avertir le témoin de la gravité de ses propos.

Cette sanction du témoin repose sur le fait que le témoin est extérieur aux faits : il n’en est par définition ni la victime ni l’auteur, il doit donc apporter son concours à la justice en lui disant ce qu’il sait. La loi l’encourage même au repentir puisque le faux témoin est exempté de peine (il reste déclaré coupable) s’il rétracte spontanément son mensonge avant la décision mettant fin à la procédure (ordonnance de non lieu, jugement d’acquittement ou de condamnation).

Ce choix, fait à l’époque révolutionnaire, repose sur l’héritage des Lumières rejetant la procédure ecclésiastique inquisitoriale où le Saint Office exigeait des accusés qu’ils jurassent de dire la vérité sous peine de damnation éternelle, quand bien même cette vérité devait les mener à l’échafaud. Ce dilemme entre la mort aujourd’hui ou la damnation pour l’éternité (les deux pouvant se cumuler si celui qui avait juré était néanmoins déclaré coupable) a paru immoral aux philosophes des Lumières, et qu’il me soit permis de partager leur avis. Le droit au silence tire de là ses racines, d'ailleurs, puisqu'il est une alternative honorable au mensonge, et notez qu'il s'agit d'un droit, je vais y revenir. Pour ma part, je ne partage pas le désir de ma consœur de revenir à l'ancien droit.

C’est ainsi que depuis le code d’instruction criminelle de ce wokiste qu’était Napoléon, l’accusé n’est plus tenu de prêter serment.

Cela ne veut pas dire qu’il a le droit de mentir. Cette expression est hélas employé, surtout par des pré-adolescents qui affirment leur droit d'avoir la télécommande, mais y compris par des praticiens du droit ; mais c’est un abus de langage. Le mot droit est souvent employé à la place de celui de liberté : ce n’est pas la même chose.

La liberté consiste à pouvoir faire tout ce que la loi n’interdit pas. Elle est de fait le principe. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’article 5 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais le fait que ça ne soit pas interdit n’assure pas pour autant l’impunité : cette liberté doit s’exercer dans le respect de celle des autres, et nous sommes civilement responsables des dommages que nous pouvons causer par l’exercice de notre liberté. Pour l’Etat, notre liberté suppose une simple abstention : qu’il n’entrave pas son exercice.

Le droit en revanche est un degré au-dessus. Il doit être expressément proclamé par un texte, et oblige l’Etat à aller plus loin qu’une abstention à entraver, il doit au besoin intervenir pour protéger et garantir son exercice.

Ainsi, la liberté d’expression veut dire que l’Etat ne doit pas en principe entraver la libre communication des idées (il peut en réprimer les abus, par exemple quand votre voisin veut librement communiquer ses idées à trois heures du matin), mais pas que l’Etat doit vous donner les moyens de les diffuser ou que quiconque soit obligé de vous écouter. C’est ce qui en fait toute la valeur : vous lisez ce texte car vous le voulez, et à la seconde où cette volonté disparaitrait, vous cesseriez immédiatement, et c’est ce qui rend votre lecture précieuse à mes yeux.

Le droit de propriété, lui, impose à l’Etat d’employer au besoin la force publique pour vous remettre en possession de vos biens, soit qu’on vous les ait volés si ce sont des meubles, soit qu’on les occupe sans droit si ce sont des immeubles, sans avoir à porter de jugement sur le mérite que nous avons à être propriétairesde ces choses : nous le sommes, cela suffit. Le droit de vote oblige l’Etat à organiser les scrutins et à surveiller leur bon déroulement sur l’ensemble du territoire. Etc. Et donc, le droit au silence, qui est un droit et non une liberté, interdit en principe au juge de tirer quelque conclusion que ce soit de son exercice (hormis que l'avocat qui conseille l'accusé est décidément très bon). La CEDH a admis que ce principe, comme tout principe en droit avait des exceptions (d'ailleurs, ce principe aussi a des exceptions puisqu'il existe des principes absolus qui n'en connaissent aucune ; c'est compliqué, le droit, je sais), et c'est le rôle des avocats de veiller à ce que des magistrats récalcitrants ne soient tentés de faire de ces exceptions le principe. Ils sont si taquins.

Il n’y a en droit français aucun droit de mentir, ma consœur a raison sur ce point. Vous chercherez en vain le texte qui le consacre. C'est une simple liberté. Dès lors, pourquoi diable vouloir le supprimer ?

La nuance est de taille : l’exercice de nos libertés nous engage, pas celle de nos droits. Si un accusé décide de mentir, et que son mensonge est découvert, est manifeste, ou même que le juge en est intimement convaincu par les indices et preuves à lui présentés, il peut en tenir compte pour la sévérité de sa décision, et ne s’en privera généralement pas, ne serait-ce que parce que l’absence de reconnaissance des faits peut faire craindre leur réitération. J'ajouterai que j'ai du mal à percevoir en quoi la menace de commettre un délit passible de 5 ans de prison pourrait inciter quelqu'un à reconnaître un crime lui faisant encourir de trente ans à la perpétuité, mais je sous-estime peut-être le respect de la loi qu'ont les criminels.

En revanche, il y a des circonstances où mentir est interdit. C’est le cas du témoin en justice, on l’a vu, de celui qui dépose devant une commission d’enquête parlementaire, qui doivent parler et dire la vérité. Et il y a le cas de celui à qui on n’a rien demandé et qui décide de mentir. Le simple mensonge n’est pas en soi un délit, sinon tous les parents seraient en prison le 25 décembre au matin. Il faut qu’il soit proféré dans certaines circonstances. Ainsi en est-il du délit de dénonciation calomnieuse, qui consiste, nous dit l’article 226-10 du code pénal, en la dénonciation, effectuée par tout moyen et dirigée contre une personne déterminée, d'un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l'on sait totalement ou partiellement inexact, lorsqu'elle est adressée soit à un officier de justice ou de police administrative ou judiciaire, soit à une autorité ayant le pouvoir d'y donner suite ou de saisir l'autorité compétente, soit aux supérieurs hiérarchiques ou à l'employeur de la personne dénoncée.

Il faut donc : une dénonciation, faite à des personnes ayant le pouvoir d’y donner suite, de faits de nature à entrainer une sanction, que l’on sait être faux. C’est un délit qui est difficile à établir, et qui peut donner lieu à des relaxes douloureuses, j’en ai raconté un exemple il y a de cela 15 ans. Le parquet, prudent, ne le poursuit que rarement, et il est très souvent porté par les victimes elle-mêmes, qui perdent souvent. Et dans l’affaire qui a bouleversé ma consœur au point de vouloir mettre à la poubelle deux siècles d’état du droit et l'héritage révolutionaire, la relaxe est quasi-certaine, pour des motifs de droit.

En effet, pour que la dénonciation calomnieuse soit constituée, il faut que les faits dénoncés soient faux : ici, ils le sont, cela ne fait aucun doute. Il faut aussi que le dénonciateur ait su qu’ils étaient faux. C’est également le cas ici, le dénonciateur étant bien placé pour savoir qu’ils sont faux et aucune erreur n’étant possible. Une décision définitive de justice parachève d’établir leur fausseté, puisque Jonathann Daval a été déclaré lui-même coupable de ces faits. Il ne manque donc que la dénonciation, et c’est elle ici qui fait défaut.

La jurisprudence estime en effet, et désormais vous savez pourquoi, que la dénonciation, pour constituer le délit, doit être spontanée : il ne peut être commis que par celui qui a pris l'initiative de porter, devant les autorités, des accusations mensongères contre un tiers (Crim, 16 juin 1988, n°87-85.432), or une dénonciation faite par un prévenu ou un accusé ne peut, si elle se rattache étroitement à sa défense, être considérée comme spontanée (Crim, 3 mai 2000, n°99-84.029).

Si vous ne voulez pas qu’un meurtrier accuse un tiers d’être le coupable, ne lui posez la question de sa culpabilité, ou alors, acceptez qu’il puisse vous mentir dans sa réponse.

Cet état du droit ne convient pas à ma consœur ; mais aucune de ses objections ne résiste à l’analyse.

La recherche de la vérité imposerait que l’accusé prêtât serment au même titre que le témoin ? Admettons. Mais alors ce serait oublier la troisième partie au procès : la victime. Il faudrait qu’elle aussi jurât le même serment, et acceptât d’encourir les foudres de la justice et celles de celui qu’elle accuse, fût-il coupable, si elle proférait le moindre mensonge, aussi véniel fût-il. Je ne suis pas sûr que ma consœur souhaite soumettre les victimes à ce risque de pression de la part de quelqu’un qui a tout à perdre, mais son refus du droit de mentir ne peut aboutir à en octroyer un à la victime. Ce serait marcher sur la tête.

Le brouillage de pistes par le mensonge du suspect ne tient pas non plus. Le fait que le suspect peut, et probablement va mentir est intégré par les enquêteurs, qui ont même baptisé la première audition sur les faits, celle où le suspect va mentir parce qu’il ignore encore les preuves réunies contre lui, « l’audition de chique ». Ainsi, tenez : dans l’affaire qui la préoccupe, jamais le beau-frère que Jonathann Daval a accusé six mois durant n’a été mis en examen, ni même placé en garde à vue, ni même entendu librement, et n’a à aucun moment été considéré comme suspect. Le brouillage de piste n’a eu aucun effet, car les enquêteurs ne sont pas naïfs, grâce précisément à des générations de suspects qui leur ont menti avec obstination.

J’ajouterai, pour finir de la rassurer, elle qui s’interroge sur si nous n’irions pas trop loin dans la protection des droits de la défense : la réponse est non, absolument non, définitivement non, aucun risque. La France n’a jamais encouru ce reproche. Il a fallu des condamnations de la france par la CEDH pour toutes les avancées récentes des droits de la défense, et il y en aura d’autres à venir notamment sur l’accès au dossier en garde à vue par exemple, il a fallu un siècle pour que les avocats puissent assister leurs clients dès l’inculpation, un autre siècle pour qu’ils puissent aller leur rendre une brève visite en garde à vue, et deux décennies pour qu’ils puissent enfin rester pendant les interrogatoires. J’ajoute que je cherche en vain dans l’histoire le cas d’un pays qui, pris d’un étrange vertige humaniste, serait allé trop loin dans les droits de la défense au point de devenir le royaume du crime impuni, mais je suppose que cela a dû arriver à l’époque où la France était ce fameux havre de paix à l’abri de toute criminalité où les femmes pouvaient circuler librement jour et nuit dans les moindres ruelles avant de rentrer retrouver leur conjoint sans ressentir à aucun moment la moindre peur ni chez elles ni dehors.

dimanche 5 février 2023

Les raisons de la colère

Il est toujours périlleux d'écrire quand on est en colère. Que de sottises sont écrites ab irato. Mais j'ai laissé passer le délai de prévenance de 24 heures pendant lequel les usages pluricentenaires de la profession nous permettent en toute impunité de haïr nos juges, auxquels on assimile de nos jours les procureurs (sauf à Strasbourg...), et un deuxième laps identique par sécurité. Mais je bous toujours intérieurement.

Rien de tel dans ces cas que de coucher sur le papier, fut-il fait de pixels, l'explication de son ire, et la soumettre aux débats qui font de la section commentaires le meilleur de ce blog. C'est toujours ça qu'Elon Musk n'aura pas.

Pourquoi fulminè-je, me demanderez-vous, car vous utilisez le style soutenu pour vous adresser à moi et je vous en sais gré. À cause d'une bien triste affaire qui se juge ces jours-ci à Paris, et qui est tellement grave par ses conséquences sur la profession que j'exerce que je ne puis attendre que les débats soient clos et la décision rendue, ce qu'en termes juridiques on appelle "trop tard", pour m'exprimer dessus. C'est l'affaire qui concerne, entre autres mais désormais au premier chef, deux de mes confrères du barreau de Paris, un ténor chenu et un ténor jeunot, qui vivent le cauchemar de tout avocat : se retrouver jugé aux côtés de son client pour des actes commis dans le cadre de sa défense. Un troisième avocat était intervenu en défense dans ce dossier mais lui a bénéficié d'un non lieu.

Que leur reproche-t-on exactement ?

Le second, le jeunot, ça lui fera plaisir que je l'appelle ainsi puisqu'il arrive à un âge où on s'entend de moins en moins appelé ainsi, est ancien secrétaire de la conférence. Un jour qu'il était de permanence criminelle, c'est à dire que c'est à lui qu'échoyait toutes les ouvertures d'instruction de dossiers criminels du jour, lui tombe sur les genoux une affaire de stupéfiants d'une ampleur considérable, de celles qu'on ne voit qu'une fois par décennie. Le mis en examen est un baron, placé tout en haut dans la chaine de commandement, et la quantité de drogue saisie dépasse la tonne. On est sur du (très) grand bandistisme. Il assiste l'intéressé lors de la mise en examen, devant le juge des libertés et de la détention, et souhaite rester pour la suite du dossier, qui promet d'être passionnant. Il est rejoint par le premier avocat, le moins jeunot, qui de par sa longue expérience a déjà vu des dossiers de cette ampleur, et, pouvait-on le supposer, avait derrière lui une structure pouvant assurer le volumineux travail que ce dossier exigeait. Précision qui aura son importance : le baron de la drogue en question n'a pas été arrêté concomitamment à la saisie (les boss ne sont jamais sur place quand il y a du risque) mais a été arrêté plus tard, en Espagne, grâce à une enquête menée par la police espagnole. Il a été enregistré lors d'une sonorisation en train de se vanter auprès d'une jeune femme qu'il était à l'origine du gros coup de plus d'une tonne dont on avait parlé à la télé. L'hubris, toujours.

Les choses ne vont pas bien se passer dans le dossier, c'est acquis aux débats. Des fautes ont été commises, elles sont reconnues. Chacun pour des raisons liées à une activité écrasante, ils vont se désintéresser du dossier sans avoir la sagesse de se débarquer. Toujours l'hubris. Le plus jeune, soumis à des pressions de visiteurs nocturnes, a remis au bras droit de son client une copie numérisée du dossier, violant ainsi le secret professionnel. C'est une faute déontologique et possiblement un délit pénal, mais en réalité, cet aspect est totalement secondaire, la suite le démontrera.

L'instruction s'achève et l'affaire est renvoyée devant la cour d'assises, ce qui est rare en matière de stupéfiants mais là, avec l'importation, la quantité et l'organisation derrière, on était au criminel. Et quelques jours avant l'audience, le même bras droit que cité plus haut amène aux avocats, je ne sais pas auquel exactement, mais peu importe, un document qui peut faire exploser le dossier : une décision d'un juge espagnol refusant de prolonger la sonorisation dont faisait l'objet le principal accusé. Or c'est à l'occasion de cette prolongation, apparemment illégale donc, qu'ont été captés les propos l'accablant. Si cette captation était illégale, les aveux étaient irrecevables. On peut deviner que dans un dossier que personne n'avait bossé, un tel argument tombé du ciel était pain bénit. Ils produisent donc ce document au président de la cour quelques jours avant les débats, et demandent un renvoi du jugement à une date ultérieure pour que la cour puisse ordonner un complément d'information pour vérifier ce point auprès des autorités espagnoles, et en profitent pour demander la remise en liberté de leur client. Et là, c'est le drame.

Le président, interloqué, demande aux avocats de justifier de l'origine de cette pièce procédurale essentielle. Les avocats, on l'apprendra par la suite, tergiversent entre eux, sont emmerdés vu la personne qui leur a remis ce document, et expriment leur crainte d'avoir été instrumentalisés. Ce n'est pas tout. Le parquet extirpe du dossier pénal, celui que ces avocats n'ont pas lu, du moins à fond (on parle d'un dossier qui fait plusieurs milliers de pages, hein) les CD contenant la procédure espagnole numérisée, et dans icelle, l'ordonnance du juge espagnol autorisant la prolongation de la sonorisation. Le jugement produit par la défense était donc un faux. Le renvoi est refusé, la défense a perdu toute crédibilité, et l'accusé écope de 22 ans de réclusion criminelle.

Et le parquet va décider de ne pas en rester là.

Il va ouvrir une information du chef de faux en écritures publiques visant les trois avocats de la défense. Elle va être confiée à trois juges d'instruction, qui, je tiens à défendre leur réputation, n'ont JAMAIS été soupçonnés par quiconque d'éprouver un quelconque excès d'affection pour les avocats. Et ils vont s'en donner à cœur-joie, notamment en pratiquant pas moins de six perquisitions aux cabinets et aux domiciles de ces avocats. Il faut savoir ici que s'agissant d'une perquisition au cabinet ou au domicile d'un avocat, eu égard à la protection du secret professionnel dont, Dame ! ces magistrats étaient censés poursuivre la violation, c'est donc qu'ils lui accordaient de l'importance ; la protection de ce secret donc prévoit des règles dérogatoires au droit commun. La perquisition ne peut être menée que par le ou les juge(s) d'instruction en personne, assistés par la police le cas échéant, et en présence du bâtonnier ou d'un de ses représentants, qui peut s'opposer à la saisie de pièces lui paraissant hors sujet. Auquel cas, les pièces sont mises sous scellés sans que le juge d'instruction ne puisse les consulter, pour faire par la suite l'objet d'un débat devant le juge des libertés et de la détention, qui va les consulter et juger si oui ou non elles intéressent l'affaire. Dans l'affirmative, elles sont versées à la procédure, dans la négative, elles sont restituées à l'avocat.

Paris a toujours eu ici un rôle moteur. Depuis des années, un avocat a été délégué à cette tâche, j'ai nommé Vincent Nioré, et la politique de l'ordre a toujours été l'offensive à outrance : tout ou presque tout est contesté, et c'est peu dire que les victoires ont été nombreuses. La jurisprudence, très riche en matière de perquisitions de cabinet s'est pour l'essentiel forgée à Paris (où exercent la moitié des avocats de France, on a de la matière) et Vincent Nioré, fort de son expérience unique en France a effectué de nombreuses formations pour les autres ordres, et publié de nombreux textes sur le droit des perquisitions, dont il est le spécialiste reconnu. La profession lui doit beaucoup.

Forcément, ça ne l'a pas rendu très populaire chez les juges d'instruction dont il a fait annuler les saisies, qui, doit-on le préciser ? Ma foi oui : dont les saisies ont été annulées parce qu'elles étaient illégales et disproportionnées au point qu'un collègue du juge d'instruction ne pouvait pas prétendre ne pas le voir.

(Paragraphe mis à jour, cf. à la fin)Et dans ce dossier, au cours de l'audience dans le cabinet du JLD, qu'on imagine tendue, une collaboratrice du plus chenu des deux avocats, 5 ans de barre ce qui est peu pour tanner le cuir, perquisitionnée à son domicile, a fait une crise de larmes. Ce qui a mis en colère Vincent Nioré, qui dit qu'il trouve "dégueulasse" ce que les juges ont fait subir à cette jeune femme, et dit qu'il en a marre de « nettoyer l’urine pendant les perquisitions » et des « salissures des juges d’instruction ». La mention de l'urine fait allusion à un incident survenu au cours d'une perquisition un an plus tôt où le mari d'une consoeur perquisitionnée avait fait une crise d'épilepsie à l'arrivée des juges et s'était uriné dessus. Vincent Nioré avait aidé à nettoyer cette personne pendant que les magistrats poursuivaient la perquisition après avoir enjambé le patient. Le JLD va rendre une décision faisant droit à la plupart des contestations du représentant du bâtonnier dans une décision qui mentionne qu'il résulte des pièces saisies que les avocats ne pouvaient pas savoir que le document était un faux. Le lendemain de cette décision, les magistrats instructeurs vont déposer une plainte auprès du procureur général, de la procureure générale en l'occurrence, qui va, comme la loi lui en donne le pouvoir, saisir le conseil de discipline à l'encontre de Vincent Nioré pour avoir insulté les magistrats en parlant d'urine et de salissures. L'instruction des poursuites, au cours de laquelle le juge des libertés et de la détention va témoigner, va établir que non, les propos tenus n'insultaient pas les magistrats, et le JLD va confirmer qu'il n'a constaté aucun manquement ni aucun outrage lors de son audience, ce qu'il n'aurait certainement pas accepté. Peu importe, le conseil de discipline devra juger Vincent Nioré. Au cours de cette audience, le bâtonnier Cousi, autorité de poursuite, va absoudre totalement Vincent Nioré et venir symboliquement s'asseoir à côté de ses défenseurs. Le conseil a bien sûr relaxé. Et la procureure générale, quelques mois avant de partir à la retraite, a fait appel de cette relaxe, pour que l'affaire soit rejugée par des magistrats cette fois. La réponse du barreau fut sans équivoque : nous avons élu Vincent Nioré vice-bâtonnier dans la foulée. Le parquet général, revenu à plus de raison avec le successeur de sa prédécesseuse, s'est désisté de son appel, la relaxe est à présent définitive, et la tension est un peu redescendue.

Pas pour longtemps, puisque les trois juges d'instruction ont finalement rendu une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de deux des trois avocats du baron de la drogue, outre le baron et son bras droit, pour faux en écriture publique, tentative d'escroquerie au jugement, et violation du secret professionnel. Ordonnance de 120 pages, ce qui pour des faits simples est prou : la violation du secret était reconnue, un faux est un délit simple à caractériser, et l'escroquerie est certes un délit complexe, mais pas au point de nécessiter une thèse : on dit qu'un délit est complexe dès lors qu'il a plus d'un élément matériel à caractériser (l'escroquerie en a trois).

Le faux consiste à altérer la vérité dans tout document visant à établir la preuve d'un droit ou d'un fait ayant des conséquences juridiques. S'agissant d'un jugement, il n'y a aucune difficulté : on a le vrai jugement, on a le faux, on constate que le faux dit le contraire du vrai. L'usage du faux consiste à utiliser un document que l'on sait être faux. L'escroquerie consiste à employer des manoeuvres frauduleuses (la loi donne comme exemples l'usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, ou l'abus d'une qualité vraie) qui vont tromper quelqu'un et le déterminer à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge (on parle simplement de "remise" pour désigner tout cela). La tromperie doit être déterminante, c'est à dire que sans elle, il n'y aurait pas eu remise. Voilà les trois éléments matériels : manœuvre, tromperie, remise.

Or ici il ne vous a pas échappé que les avocats ne savaient pas que ce jugement était un faux. Ce point n'est d'ailleurs pas discuté, pas plus que celui qu'ils ne l'ont pas forgé eux-même : parmi les pièces ayant échappé à l'annulation de saisie figurent des échanges entre les avocats montrant qu'ils sont bien ennuyés de devoir expliquer comment ils ont eu la pièce, et se demandent, un peu tard, si on ne les a pas manipulés. Ite missa est : pas d'élément intentionnel, pas d'infraction, programme de L2 de droit. De même s'ils ignoraient que c'était un faux, ils n'ont pu tenter d'escroquer un jugement, d'autant qu'ils n'ont même pas demandé que le juge jugeât, mais qu'il ordonnât un supplément d'information pour vérifier si ce jugement existait bien. Il y avait sans doute de quoi poursuivre ces avocats au disciplinaire pour leur légèreté et leur crédulité. Ils n'auraient certainement pas été radiés, cette affaire ne saurait résumer leur carrière, leur bilan parle de lui-même, mais même la plus légère des sanctions aurait déjà été un châtiment suffisant.

Eh bien non. Deux semaines d'audience ont abouti à un réquisitoire qui a abasourdi l'assistance et votre serviteur, pour tenter d'échaffauder une démonstration de culpabilité, à rebours de la loi, reposant non plus sur la connaissance du caractère de faux de la pièce mais sur l'existence d'un soupçon qu'elle pût être fausse, soupçon qui chez un avocat devient une obligation de s'abstenir de produire à peine de commettre le délit d'usage de faux-qu'on-ne-sait-pas-être-faux-mais-on-est-avocat-alors-on-est-coupable-quand-même (ne le cherchez pas dans le code pénal) et tentative d'escroquerie à cause du crédit qu'un avocat donne à une pièce en la produisant.

Pardonnez ce tintamarre qui vient de m'interrompre, ce sont tous les avocats civilistes ou publicistes qui viennent d'éclater de rire en lisant que le seul fait qu'ils produisent une pièce lui donne un crédit supplémentaire aux yeux du juge. Tous les jours, TOUS LES JOURS, des juges, avec ou sans robe, écartent nos pièces en ne les estimant pas assez probantes voire douteuses pour finalement rejeter les demandes que nous présentons au nom de nos clients, parfois en faisant même droit à la partie adverse sans avocat qui a produit des pièces le jour de l'audience sans nous les communiquer à l'avance, clients dont nous devons gérer l'incompréhension de la décision : "Mais enfin maître comment le juge peut-il dire cela, je lui ai prouvé le contraire".
Nous donnons un supplément de crédit à nos pièces... Eux au moins ont le cœur à rire. Mais pas moi.

Relisez bien cette démonstration, rapportée par la formidable Olivia Dufour dans Actu-Juridique :

si l’avocat apporte son crédit [à ces pièces] et le renforce par la production de conclusions, il contribue délibérément à tromper la religion du juge, à le pousser à donner foi à une pièce qu’il aurait appréciée sinon avec plus de circonspection. Ce n’est pas la même chose pour un juge de recevoir une pièce d’un justiciable ou d’un avocat, car l’avocat est un professionnel qui fait présumer des vertus professionnelles.

D'abord, les conclusions ne renforcent pas les pièces, c'est le contraire : les pièces viennent soutenir les conclusions, qui reposent sur les faits qu'elles établissent. Ensuite, le parquet affirme que la production d'une pièce que l'avocat soupçonne d'être un faux suffit à constituer un délit pénal à son encontre. Mais en revanche, que deux magistrats, un du siège et un du parquet, s'accordent pour altérer une pièce de procédure en en changeant le sens pour que le jugement rendu ne permette plus une remise en liberté ne constitue pas un délit car il avaient certes commis une « erreur », mais « sans intention frauduleuse ». Intention frauduleuse que la loi n'a jamais exigé, elle se contente de la conscience d'altérer la vérité. heureusement pour eux, ces magistrats n'étaient pas avocats, ils n'étaient donc pas tenus aux mêmes très hauts standards de probité et de vérification scrupuleuse : relaxe. Pas plus que le juge d'instruction qui se désigne lui-même postérieurement à des actes qu'il a réalisés illégalement, en antidatant sa désignation pour que cette illégalité soit dissimulée. Pas de faux : il n'était pas avocat, alors YOLO sur les dates. Vous commencez à comprendre pourquoi je suis en colère ?

Et pourquoi disais-je que le volet violation du secret professionnel était en réalité indifférent à tout le monde ici ? Parce que dans ce réquisitoire hommage du vice à la vertu, l'avocat qui a commis la violation du secret professionnel s'est entendu requérir deux ans de prison dont un ferme, et le sénior, trois ans dont deux fermes. Et cinq ans d'interdiction d'exercice, soit le maximum légal et une peine de mort pour tout avocat, dont l'activité et la réputation ne peuvent se remettre d'une telle sanction. Avec exécution provisoire, le mot exécution n'ayant jamais été plus approprié, et provisoire, aussi peu pertinent.

Je n'ai jamais, vous pouvez relire tous les billets de ce blog, jamais sollicité un traitement de faveur pour les avocats. Les seuls droits dérogatoires au droit commun que nous avons n'ont qu'un objet : garantir notre liberté qui est celle de la défense, notre indépendance à l'égard des juges et des clients en nous mettant à l'abri de pressions ou de représailles, et en protégeant le secret de ce que nous révèlent nos clients, secret sans lequel il n'y a plus de défense, donc plus de justice, donc plus de démocratie, rien de moins. Pas de privilège, nous les abhorrons, pas de traitement de faveur, nous luttons contre. Nos droits spécifiques n'existent que dans l'intérêt de l'individu que nous défendons contre le Léviathan. Mais pour nous, nous demandons le même traitement que n'importe quel citoyen en république. Même s'il n'est pas magistrat. Si le premier quidam passant dans la rue avait produit un faux jugement, ignorant qu'il est faux, en disant "ce jugement semble me donner raison, je demande que vous vérifiiez ce qu'il en est", il ne serait pas condamné pour tentative d'escroquerie au jugement, et aucun procureur n'aurait même l'idée d'engager de telles poursuites (en revanche, s'il antidatait une attestation en disant qu'il avait attesté dans sa tête mais oublié de matérialiser cette attestation, il serait poursuivi et condamné pour faux...).

Et faire passer cette exigence exorbitante du droit commun comme un hommage à l'excellente vertu exigée des membres de cette noble profession que celle des avocats qui ont donc d'autres obligations que le commun des mortels n'est rien d'autre qu'un hommage au Tartuffe de Molière, un crachat sur l'égalité républicaine en rétablissant une noblesse de robe abolie une nuit du 4 août il y a fort longtemps, et pire que tout une insulte à mon intelligence.

NB : Mise à jour le 5 février 2023 : la première version du texte disait que l'incident du pipigate était arrivé pendant la perquisition dans l'affaire du faux jugement, ce qui était une erreur de ma part. L'incident était arrivé un an plus tôt, là, c'est une crise de larme de la collaboratrice perquisitionnée qui a remémoré à Vincent Nioré cet incident qui l'avait beaucoup marqué. Merci à celles qui ont attiré mon attention sur ce point, et encore une fois, plutôt que lire mes sornettes, lisons Olivia Dufour qui raconte toute cela en détail ainsi que l'épatante Marine Baboneau chez Dalloz et là aussi.

mardi 16 août 2022

Eolas contre Institut pour la Justice, épisode 4 : un poubelle espoir

Je vous l'avais dit, chers lecteurs et surtout chères lectrices, que je ne vous laisserais pas vous morfondre longtemps.

Ainsi, si un an a passé entre les deux audiences devant le tribunal correctionnel de Nanterre, un jour a passé sur ce blog. C'est à n'y rien comprendre, et cela vous met dans la parfaite disposition d'esprit pour cette audience.

N'étant pas témoin impartial de cette audience et n'ayant aucune prétention à l'être, je vais être, une fois n'est pas coutume, et deux fois non plus en prévision du billet sur l'audience d'appel, un peu personnel. Vous me le pardonnerez, ces billets ayant aussi l’objet d’être une thérapie, et si vous ne le pardonnez pas, alors vous faites partie de la catégorie des gens dont l’avis ne m’importe pas, et ça n’a aucune importance.

La première chose qui me revient en pensant à ce procès, c'est la présence dans le public de personnes qui me sont chères venues me soutenir, et d'autres aussi, à qui je n'avais rien demandé, et qui avaient estimé nécessaire d'être là pour me soutenir. Je ne sais plus si j'avais réussi à bafouiller ma gratitude de manière audible, mais je le répète ici avec le calme et le recul : merci à toutes et à tous, vous m'avez tellement fait plaisir. Merci, merci, merci. Même à toi, Y., qui a eu des ennuis par la suite hélas. Ce jour-là, tu fus un vrai confrère, je ne l’oublie pas.

C'est très étrange de se retrouver debout à la barre, en simple costume-cravate dans un prétoire que l'on connait fort bien. On se sent tout nu. Cela fait bizarre de s’entendre appeler par ses nom et prénom, et d'avancer jusqu'à la barre, aux côtés des autres prévenus — bon, de la seule autre prévenue à avoir fait le déplacement, la formidable et brillante Julie Brafman, après de qui je ne m'excuserai jamais assez de lui avoir imposée d'écouter, dans un silence religieux, le rappel de mes propos contenant beaucoup trop d'informations non sollicitées sur mon caca. Car la loi exige qu’au début de chaque audience correctionnelle, le président rappelle au prévenu pourquoi il est là, et dans le cas de votre serviteur, cela supposait d’entendre un magistrat dire avec tout la solennité possible que j’était prévenu d’avoir injurié l’association Institut pour la Justice en disant que je refusais obstinément de me torcher avec elle afin de ne pas salir mon caca. Julie, pardon, pardon, mille fois pardon, heureusement que nous avons trouvé depuis d'autres sujets de conversation.

Les avocats font les pire clients, tous les avocats le savent, et je ne pense pas avoir fait défaut à Maitre Mô sur ce point. Nous nous étions mis d'accord sur la stratégie de défense suivante : "Dis ce que tu veux, je m'en fous, je me débrouille". Ayant la plus grande confiance en Jean-Yves, je ne doute pas d’avoir, fût-ce involontairement, mis la barre très haut. Ce qui est redoutable, c'est notre trop grande aisance à la barre. Nous sommes dans un prétoire, dans la partie du prétoire qui est la notre, en bas, loin du perchoir du procureur, là où en l’occurrence j’avais déjà plaidé et ai replaidé depuis, et ai l’habitude d’y croiser le verbe. C’est d’ailleurs l’attitude que le tribunal attend d’un avocat : une liberté totale de parole, que seule doit brider la pertinence du propos.

Mais pas d’un prévenu. Et très vite, on oublie qu'on est non pas le conseil du prévenu, mais… le prévenu. Avec l’absurdité de l'accusation, et le mépris, tout légitime qu'il soit, dans lequel on tient la personne morale qui nous poursuit, je ne pense pas avoir été un client facile, mais figurez-vous que Jean-Yves m'avait menti. Il ne s'est pas débrouillé, il a été brillant, ce qui lui était consubstantiel.

Peu lui a importé que le conseil de cette piteuse association lui ait remis ses conclusions, même pas en début d'audience, comme font les mauvais avocats, mais pire encore, en cours d'audience. Les chiens ne font pas des chats.

À ce sujet, puisque je ne cache rien ou presque, l’IPJ ne s’est pas contenté de demander des dommages-intérêts symboliques, le montant total de ses demandes s’élevait à 150.000 euros. Oui, cent cinquante mille. L’IPJ jouait les vierges effarouchées par un vilain mot, mais était bien là pour se venger de mon billet ayant ruiné leur opération de fake news avant l’heure, et visait ma mort économique. Ce n’était pas un jeu pour cette association, et par conséquence, ça ne l’était pas pour moi non plus. L’extrême droite ne plaisante jamais.

Peu a importé à Maître Mô, à Jean-Yves, je ne sais même pas comment l'appeler, que son client préférât avoir les rieurs que les juges de son côté. Il m'a donné une leçon du métier d'avocat, et aujourd’hui je peux dire que je sais ce que ça fait que d'être défendu par maître Mô. Sur le coup, j'ai pensé qu'il ne pourrait rien m'arriver de mieux dans un prétoire, mais heureusement, grâce au tribunal correctionnel de Nanterre, j'ai pu être détrompé deux ans plus tard (Teaser).

J'aurais du mal à faire un récit détaillé de cette audience. Je ne pouvais prendre de notes, ça se serait vu. Je me souviens de bribes.

Puisqu’il y avait exceptio veritatis, il y eut d’abord bataille d’expert. Las, Zythom, qui était bien là en juillet 2014, avait un empêchement professionnel et n’a pu venir soutenir son rapport, mais il fut déposé à la procédure et accessible au tribunal. Qui, on le verra, ne l’a probablement pas lu.

Le rapport de Zythom établissait que tout ce que demandait la page de signature de la pétition en cause était que divers champs remplissent les conditions suivantes : le champ « nom » ne doit pas être vide ; le champ « prénom » ne doit pas être vide ; le champ « e-mail » ne doit pas être vide, et correspondre à une syntaxe d’e-mail valide, c’est-à-dire commençant par au moins un caractère pris parmi les 26 lettres de l'alphabet en majuscules ou minuscules, les dix chiffres, l’underscore ou le tiret, suivi par le caractère « @ », et suivi par un nom de domaine composé d’au moins un caractère alphanumérique, un point, et deux ou trois cratères alphanumériques, sans vérification de l’existence réelle dudit nom de domaine ; le champ « code postal » ne doit pas être vide (mais il n’a pas à correspondre à un vrai code postal et pouvait être rempli avec des lettres, et un seul caractère suffisait) ; l’adresse e-mail saisie ne doit pas déjà être présente dans la base. Aucune vérification n’était faite, pas même par l’envoi d’un e-mail de validation. Ainsi, le facétieux Maître Mô avait signé la pétition au nom de Napoléon Bonaparte, avec une adresse e-mail fantaisiste, et la signature avait été acceptée sans barguigner et aussitôt enregistrée, alors que nous avions des preuves irréfutables que l’Empereur ne pouvait avoir signé ladite pétition.

Je précise que le fichier des signataires ne nous a jamais été accessible (ce n’était pas l’objet de notre demande par ordonnance sur requête) ni communiqué. Encore une fois, ‘’trust me, bro.’’ L’analyse des logs avait confirmé que la courbe droite que j’avais publiée, et qui montrait une rythme de signature absolument stable sur une période de 20 minutes (soit 4500 signatures) était exacte, mais que sur 24 heures, la courbe montrait un aplanissement entre 00h00 et 07h00, avant de reprendre à un rythme élevé et soutenu le reste de la journée. Bref, concluait le rapport, ce compteur n’était pas fiable et il était abusif de présenter comme autant d’êtres humains signataires le nombre de formulaires remplis sans la moindre vérification. Ce qu’on pourrait résumer, pour que ça tienne en un tweet, d’à l’époque 140 caractères maximum, par « compteur bidon ».

Je me souviens aussi que l'avocat de la partie civile a expressément insinué à la barre que j'étais si ça se trouve, peut-être, en train de tweeter en direct depuis le banc des prévenus. Bien sûr, je n'en faisais rien. Bien sûr, il était en embuscade. Bien sûr, il était déçu que je n’en fisse rien. Bien sûr, le tribunal n’a pas pu vérifier ce qu’il en était. Mais j’ai eu droit à un regard soupçonneux de la présidente.

Je me souviens de Xavier Bébin, délégué général de cette association, la représentant à l’audience, et son seul membre actif à l’époque, piètre juriste et piètre écrivain s’attribuant un titre pompeux de criminologue qui avait pour avantage de ne pas exister, partant de ne pas être réglementé et donc de ne pouvoir être usurpé, expliquant à la barre que mon billet sur le blog l’avait laissé indifférent et n’avait pas eu d’incidence sensible sur le rythme des signatures (« Et pour cause ! » avait murmuré Jean-Yves de sa voix trop grave pour qu’on ne l’ait pas entendu jusque dans la salle d’à-côté), mais qu'il avait été frappé d'une quasi dépression dont il ne se remettait que péniblement en lisant le tweet où j'expliquais en quoi sa postérité littéraire et mon postérieur n’étaient jamais destinés à se rencontrer. Son numéro d’homme meurtri a sans doute été le moment le plus involontairement amusant de ce procès. Personne n’y a cru, et c’était gênant par moment.

Et enfin la plaidoirie de Jean-Yves, de celles qui vous font redresser la tête par gros temps, qui, méthodiquement, juridiquement, expliquait pourquoi, j'assume le jeu de mot, la plainte de l'IPJ était de la merde, et notamment que les propos qui m'étaient prêtés n'avaient JAMAIS été tenus tels qu'ils étaient présentés dans la plainte, ce qui en soi aurait dû garantir ma relaxe en vertu du droit de la presse. Son moment de bravoure a été de me présenter comme le prévenu de Schrödinger, l'IPJ disant que mes propos litigieux n'avaient eu aucun effet sensible sur le succès de leur pétition ("Même pas mal !") et en même temps leur avait causé un préjudice qui ne pouvait être réparé qu'à hauteur de 150.000 euros, avions-nous appris en cours d'audience ("On a trop mal on va mourir Eolas m'a tuer"). Et enfin, et surtout, en tout état de cause, ce qui ne pouvait échapper à un juriste tel que lui et fin connaisseur du droit de la presse, quand bien même toutes les objections préalables eussent été balayées comme infondées, il en restait une invincible : la liberté d'expression me protégeait, du fait que c'était un débat public sur un thème d'intérêt général puisque nous parlions d'un débat sur l'autorité judiciaire dans un contexte de campagne présidentielle. Les juristes de mes lecteurs l’auront reconnu : c’est l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme, le totem d’immunité de la Raison face aux factieux qui veulent l’étouffer.

Plutôt rasséréné, je quittais le prétoire après avoir entendu que le jugement serait rendu le 6 octobre 2015. Anecdote qui a son importance pour la suite, en sortant du prétoire, Jean-Yves et moi croisâmes Éric Morain, venu ce jour là à Nanterre botter comme de coutume le postérieur d’un fâcheux. Je le connaissais déjà, d’un temps où Maître Eolas n’existait point encore. Je le présentai à Jean-Yves, ils se connaissaient de réputation, et Éric me déclara qu’il aurait bien aimé que je l’appelasse sur ce dossier, qui lui paraissait aussi intéressant qu’amusant, ce qui chez lui sont deux puissants moteurs de motivation. Nous nous séparâmes moi lui promettant, un peu en plaisantant, que s’il y avait appel, alors je le ferais monter sur ce dossier, comme on dit chez les avocats. Éric prit ma plaisanterie au sérieux, et nous quitta nanti en son for d’une promesse. Je la tins, à mon corps défendant. Bien sûr il y eut coupettes. Bien sûr, il y eut des rires.

Et puis il y eut le jugement. Et ce fut la douche froide.

Et ce sera l’objet du prochain billet.

dimanche 14 août 2022

Eolas contre Institut pour la Justice, épisode 3 : la revanche du site.

Comment ça, un peu de temps a passé depuis le précédent billet sur le sujet ? Allons, allons. D’abord, Albert Einstein l’a démontré, le temps est relatif. Ensuite, oui, vous avez raison, et je n’ai aucune excuse. Inutile donc d’y passer trop de temps. Adoncques et sans désemparer :

Bref résumé des épisodes précédents :

Furieuse que j’aie publiquement démonté ses fallacieuses manipulations, l’association Institut pour la Justice (qui n’est ni l’un ni l’autre) a porté plainte contre votre serviteur et d’autres personnes pour injure et diffamation dans ce que l’Histoire retiendra comme le cacagate. L’instruction s’est terminée en 2013, chaque intervenant dans la publication de ces vérités qui dérangent cette association a été identifié, il est temps d’aller à la baston. La citation devant le tribunal de Nanterre nous est arrivée le 18 juin 2014, et nous avons aussitôt réagi, mes défenseurs et moi, en dégainant le Gaffiot et en nous écriant « Exceptio veritatis ! »

Je vous sais tous bilingues en latin, et je vous félicite. Faisons un instant, pour rire, comme si vous ne l’étiez pas. Exceptio veritatis veut dire « exception de vérité ». Une exception, en droit, désigne un argument juridique qui vise à faire échec à l’accusation sans même que ses mérites ne soient examinés plus avant. Dans notre affaire, il s’agissait d’établir que les faits que j’avais dénoncés et qui m’étaient imputés à diffamation, à savoir que le compteur de l’IPJ était « bidon », étaient vrais. Le droit de la presse est facétieux, c’est là son moindre défaut. Il impose que cette exception soit soulevée dans le dix jours de la citation devant le tribunal et prenne la forme d’une signification par commissaire de justice (à l’époque on disait huissier de justice) des éléments de preuve et liste de témoins que nous entendions faire entendre, et ce sans pléonasme, par le tribunal. Ce que nous fîmes.

Car nous n’étions pas restés inactifs de notre côté, appliquant le dicton que la meilleure défense, c’est l’attaque. Dès après la mise en examen de notre serviteur, Maitre Mô avait sollicité et obtenu du président du tribunal de grande instance, comme on disait à l’époque, de Lille une ordonnance sur requête (donc à l’insu de l’IPJ) enjoignant à l’hébergeur du site de la pétition pour le pacte 2012, hébergeur qui, cela tombait bien, a son siège dans une ville voisine de la capitale du septentrion, de communiquer le code source de la page du fameux compteur.

Et parmi les témoins, nous invoquâmes un expert, et pas le moindre, puisque ce n’était nul autre que Zythom, à l’époque expert judiciaire, qui avait analysé le code source du compteur et avait conclu à sa parfaite absence de fiabilité, puisqu’on pouvait résumer son code par « trust me bro ». Comme la loi le lui permet, l’IPJ riposta dans les dix jours de notre offre de preuve par une contre-expertise tentant d’établir que la notre, d’expertise, n’était que billevesées et coquecigrue, et qu’on n’avait pas vu de compteur plus fiable depuis celui utilisé par la Manif pour Tous pour compter ses millions de manifestants. Nous reparlerons de cette contre-expertise mais plus tard que vous ne le pensez.

Et c’est ainsi que nous nous retrouvâmes le 1er juillet 2014 devant le tribunal correctionnel de Nanterre, prévenu(e)s, avocats, experts, prêts à en découdre. Autant vous le dire tout de suite, le combat tourna court.

Comme je vous l’avais expliqué dans le billet précédent, j’avais été renvoyé devant le tribunal pour un fait (l’article paru sur Slate.fr) pour lequel je n’avais point été mis en examen, faute de pouvoir être rattaché d’une quelconque façon à cet article, qui faisait le point sur la controverse en reprenant (fidèlement) mes propos sans m’avoir sollicité à cette fin, ce qui ne me pose rigoureusement aucun problème puisque la reprise de mes propos fut fidèle. Or la règle est d’airain : pas de renvoi devant une juridiction de jugement au terme d’une instruction judiciaire si pas de mise en examen. Il n’y a pas d’exception. C’était une cause de nullité de l’ordonnance de renvoi, le code de procédure pénale prévoyant dans ce cas de renvoyer l’affaire devant le juge d’instruction afin qu’il rectifie sa bévue.

Ce qui fut ordonné le 1er juillet, et le tribunal, constatant qu’il n’était pas saisi de cette affaire, nous renvoya vaquer à nos occupations, et nous vaquâmes comme personne, non sans avoir, comme il était de coutume quand Maître Mô était de la partie, fini l’après midi autour de quelques coupettes. Si comme je vous l’expliquerai à la fin, si je garde quelque amertume de cette expérience, elle est largement compensée par des souvenirs de très bons moments, et celui-là en fit partie, car nous rîmes entre personnes liées par une certaine affection et réunies par la nécessité du combat judiciaire pour une cause qui les tenaient à coeur. Non, pas mon caca, la liberté d’expression, faites un effort sinon on ne s’en sortira jamais.

Ces moments, que je ne savais pas si précieux à l’époque, sont des souvenirs que je n’oublierai jamais.

Le 21 mai 2015, la juge d’instruction de Nanterre corrigea son ordonnance, en supprimant la mention de mon renvoi pour le chef de diffamation pour les propos tenus sur Slate.fr, à savoir

Cependant pour Maître Eolas, blogueur anonyme et avocat au barreau de Paris, cette progression vertigineuse serait factice: D’ailleurs, selon lui, l’ensemble de la démarche de l’IPJ relève de la «manipulation»: sur son blog, il consacre un billet-fleuve à la démonstration des erreurs, lacunes et faux-semblants de cette vidéo qui ne lui inspire «que du mépris».

Et le premier des huit chefs de plainte de l’IPJ roula dans la sciure, inaugurant ce qui allait être un long et humiliant chemin de croix judiciaire pour l’institut qui n’a d’institut que le nom. De renvois en fixations, une nouvelle date de jugement fut arrêtée : plus d’un an après la première audience, le 7 juillet 2015. Cette fois, le combat eut lieu. Il fut sans pitié, et sera l’objet du prochain billet, que vous attendrez moins, nettement moins, je m’y engage.

jeudi 26 mars 2020

Le confinement de procédure pénale

J'inaugure avec ce billet une nouvelle catégorie de billet, qui sera, sinon éphémère, du moins provisoire, sur ce que le confinement que connait la France entraîne comme conséquences sur notre droit.

Et pour commencer, ce blog étant la maison des pénalistes, voici un petit vademecum de ce que l'ordonnance à paraître très prochainement (Mise à jour 26/03/2020 : le texte est paru ce matin.) va changer en procédure pénale, sous réserve des changements de dernière minute avant sa signature et sa publication, qui le cas échéant donneront lieu à correction ici même.

Ces modifications, qui ne sont pas de détail, ont une durée de vie limitée : elles prendront fin un mois après la levée de l'état d'urgence sanitaire qui, attention, ne sera pas forcément la fin du confinement, qui n'en est qu'une des modalités.

Voici les mesures en question (les numéros entre parenthèses renvoie au numéro de l'article de l'ordonnance).

Suspension de tous les délais de prescription de l'action publique et de la peine (3)

Tous ces délais sont suspendus à compter du 12 mars jusqu'à l'expiration de l'ordonnance, un mois après la fin de l'état d'urgence sanitaire.

Aménagement des voies de recours (4)

Tous les délais de recours fixés par le CPP sont doublés, sans pouvoir être inférieurs à 10 jours. Seule disposition exclue : le délai de 4 heures pour un référé détention de l'art. 148-1-1 CPP, on comprend aisément pourquoi. Cette disposition n'a toutefois aucun effet rétroactif, mais une autre ordonnance a suspendu tous les délais notamment de recours à compter du 12 mars 2020 jusqu'à un mois après la levée de l'état d'urgence sanitaire, soit par décret, soit de plein droit deux mois après l'entrée en vigueur de la loi (le 24 mai 2020), fin de l'état d'urgence qui refera courir les délais pour leur durée ordinaire, dans la limite de deux mois.

Tous les recours peuvent être faits par lettre recommandée AR, de même que le dépôt de mémoires ou de conclusions, et les demandes d'actes au greffe du juge d'instruction, et les demandes de mise en liberté ou de modification de contrôle judiciaire, puisque l'alinéa 2 vise "toutes les demandes". Les appels et les pourvois et demandes d'actes au juge d'instruction peuvent être formés également par lettre recommandée AR ou même par courriel si une adresse électronique à cette fin est fournie, auquel cas un accusé de réception électronique sera envoyé par la juridiction. Attention, cela ne vous dispense pas de faire figurer dans la déclaration d'appel ou de pourvoi toutes les mentions légales, faute de quoi vous serez irrecevable, et vous n'aurez pas de greffier pour s'en assurer pour vous en rédigeant la déclaration. NB : la demande par voie électronique ne concerne pas les demandes de mise en liberté ou de modification de contrôle judiciaire. Rappel du droit commun : les demandes d'acte, de mise en liberté, et de modification de contrôle judiciaire sont adressées au greffier du juge d'instruction et non au magistrat, à peine d'irrecevabilité (Cass. crim., 1er avr. 2009, n°09-80056).

Généralisation de la visioconférence (5) Cette généralisation concerne toutes les juridictions pénales, sans qu'il soit nécessaire de recueillir l'accord des parties. La loi dit "si", j'ai envie dire "quand", il est impossible techniquement de recourir à un tel moyen (parce que ça marche pas par exemple) le juge peut décider d'utiliser à la place tout autre moyen de communication électronique, y compris téléphonique. Les conditions légales pour que ce moyen puisse être employé sont que la transmission soit de bonne qualité, qu'il ait été possible de s'assurer de l'identité des personnes, et que cela garantisse la confidentialité des échanges entre les parties et leur avocat. C'est au juge de s'assurer à tout instant que ces conditions sont remplies, respectent les droits de la défense et garantissent le caractère contradictoire des débats. Les opérations sont décrites dans un procès-verbal dressé par le greffier.

Hormis quelques juridictions où les chefs de juridictions et les bâtonniers ont des geeks, ça va être très compliqué à mettre en place si l'avocat n'est pas sur place. Rien n'interdirait à un avocat de plaider depuis son cabinet ou son domicile, mais la visioconférence mise en place par le ministère de la Justice ne relie que les juridictions entre elles, et les établissements pénitentiaires ; quant à recourir à un autre moyen, même si l'ordonnance donne au président de vastes pouvoirs, encore faut-il qu'il sache lesquels utiliser, et comment le faire.

Transfert de compétence d'un tribunal judiciaire à l'autre (6) Si une juridiction du 1er degré n'est plus en capacité de fonctionner, le premier président de la cour d'appel peut transférer tout ou partie de son activité à un autre tribunal identique de son ressort. Ce transfert de compétence vaut pour les affaires en cours. Je doute que ce texte soit applicable à la cour d'assises, qui n'est pas à proprement parler une juridiction du 1er degré, puisqu'elle relève de la cour d'appel, même quand elle siège dans un tribunal judiciaire, et sa lourdeur rend impraticable un tel transfert de compétence (les jurés resteront tirés au sort sur les listes de la première juridiction, avec l'éloignement que cela suppose).

Dérogation à la publicité des audiences (7) Le président de la cour d'assises ou du tribunal de police ou correctionnel peuvent ordonner la publicité restreinte voire le huis clos à toute audience, y compris pour la reddition du jugement, auquel cas il devra être affiché dans un lieu accessible au public. Le président peut décider que les journalistes ne se verront pas opposer le huis clos, mais c'est à sa discrétion, ce qui est regrettable.

Remplacement des juges d'instruction empêchés (12) Un juge d'instruction empêché peut être remplacé par un des juges du siège par simple ordonnance du président, et non par l'assemblée générale des magistrats de ce tribunal.

Dérogation à la présence physique d'un avocat en garde à vue (13) L'assistance de l'avocat lors de la garde à vue, que ce soit pour l'entretien et l'assistance aux auditions et confrontations, peut se faire par télécommunication, comme le téléphone, à la demande de l'avocat ou su proposition de l'OPJ si l'avocat accepte. Je ne sais pas comment on va faire tamponner le CERFA par téléphone. Je ne vois pour ma part pas de difficulté à ce que l'OPJ nous envoie copie intégrale de la procédure par mail sécurisé avant que l'entretien avec nos clients (chut, je tente un truc, là).

Prolongation de la garde à vue des mineurs de 16 à 18 ans sans présentation au procureur (14) Self-explanatory.

Prolongation des délais de détention provisoire (16) En matière correctionnelle, les délais de détention provisoire et d'ARSE sont prolongés de plein droit de deux mois si la peine encourue est ≤ 5 ans, trois mois au-delà. Six mois en matière criminelle, et pour toutes les affaires correctionnelles pendantes devant la cour d'appel. Cela s'applique aux mineurs de plus de seize ans détenus en matière criminelle ou si une peine d'au moins sept ans est encourue.

Délais applicables aux comparutions immédiates (17) Le délai de comparution devant le tribunal en cas de comparution différée et débat devant le JLD pour placement en détention provisoire passe de trois à six jours ouvrable (art. 396 CPP).

Le délai maximal de jugement d'une affaire en comparution immédiate passe de six semaines à dix semaines, et pour les affaires où 7 ans d'emprisonnement ou plus sont encourus, ce délai passe de quatre mois à six mois (397-1 CPP).

La durée de la détention provisoire d'un prévenu passe de deux mois à quatre mois, et en cas de comparution immédiate de quatre à six mois (art. 397-3 CPP).

Le délai pour la chambre des appels correctionnels pour juger un appel de comparution immédiate passe de quatre à six mois (397-4 CPP).

Le délai de deux mois pour une comparution différée (art. 397-1-1 CPP) passe de deux mois à quatre mois.

Allongement des délais en matière de détention provisoire (18) Le JLD saisi par le juge d'instruction d'une demande de mise en liberté a six jours ouvrés pour statuer au lieu de trois (art. 148 CPP).

Les délais qu'a la chambre de l'instruction pour statuer en matière de liberté (dix jours, lorsque l’appel porte sur une ordonnance de placement en détention provisoire, délai porté à quinze jours, lorsque l’appelant a demandé à comparaître à l’audience ; quinze jours, lorsque l’appel porte sur des ordonnances de refus de mise en liberté ou de prolongation de détention, délai porté à vingt jours lorsque l’appelant a demandé à comparaître à l’audience, art. 194 et 199 CPP) sont tous augmentés d'un mois.

La prolongation de détention provisoire en audience de cabinet (19) Le JLD statuant sur une demande de prolongation de détention provisoire statuera sans audience si la visioconférence n'est pas possible, sur la base des réquisitions du parquet et des observations de l'avocat en défense. Si l'avocat en fait la demande, il pourra présenter ses observations devant le juge, les cas échéant par un moyen de communication audiovisuelle. Le juge doit s'assurer du respect du contradictoire et des droits de la défense.

Allongement des délais en matière de pourvoi (20) Le délai de la cour de cassation pour statuer sur un pourvoi en matière de détention provisoire (567-2 CPP), de mise en accusation ou de renvoi devant le tribunal correctionnel (574-1 CPP) passe de trois à six mois et le délai pour déposer un mémoire en défense passe d'un à deux mois. Le délai de la Cour de cassation pour statuer en matière de mandat d'arrêt européen (574-2 CPP) passe de quarante jours à trois mois, et le délai pour déposer un mémoire passe de cinq jours à un mois.

Dispositions en matière d'exécution de peines Les détenus en détention provisoires peuvent être affectés en établissement pour peines (21) et les condamnés peuvent être affectés en maison d'arrêt quelque soit leur quantum restant (22). C'est la suspension de la séparation des longues peines et des courtes peines et présumés innocents qui gouverne le droit pénitentiaire. Le transfert de détenus peut se faire sans accord ou avis des autorités judiciaires pour des fins de lutte contre l'épidémie (23), ces autorités pouvant cependant ordonner leur modification ou leur fin.

Les jugements concernant les mesures de placement à l'extérieur, de semi-liberté, de fractionnement et suspension des peines, de placement sous surveillance électronique et de libération conditionnelle du JAP (712-6 CPP) et les mesures concernant le relèvement de la période de sûreté, la libération conditionnelle ou la suspension de peines relevant du TAP (712-7 CPP) sont rendus, à défaut de visioconférence possible telle que prévue par l'art. 706-71 CPP, sans audience, au vu des écritures du parquet et de l'avocat du condamné. Comme devant le JLD plus haut, l'avocat peut demander à présenter des observations, ce qui pourra se faire par visio (24).

Le délai pour juger sur appel suspensif du parquet (712-14 CPP) passe de deux mois à quatre mois (24).

Le JAP peut accorder les réductions de peine, les autorisations de sorties sous escortes et les permissions de sortir (712-5 CPP) sans CAP sur avis favorable du parquet. Sinon le recueil de l'avis des membres de la CAP se fait par écrit par tout moyen (25). Il peut également accorder lors de l'examen de situation accorder la libération sous contrainte (720 CPP) sur simple avis favorable du procureur si la personne condamnée a un hébergement et peut être placé sous le régime de la libération conditionnelle ; sinon l'avis de la CAP est recueilli par écrit par tout moyen (25).

Le JAP peut ordonner la suspension de la peine sans débat contradictoire si la personne a un hébergement et un reliquat à exécuter d'un an ou moins (720-1 CPP), ou quelle que soit la durée pour raison de santé (720-1-1 CPP) et même sans expertise médicale si le procureur est d'accord (26).

Une réduction supplémentaire de peine de deux mois peut être accordée par le JAP sans consultation de la CAP si avis favorable du procureur. Elle pourra l'être même après la fin de l'état d'urgence, mais après avis de la CAP dans ce cas, retour à la normale. Sont exclus du bénéfice de cette RPS-COVID les condamnés pour terrorisme, pour crime ou délit sur le conjoint, les personnes ayant initié une mutinerie en prison, et les personnes ayant eu un comportement de mise en danger des détenus ou des surveillants au regard des règles imposées par l'épidémie. Vous la voyez, la carotte pour les détenus ? (27)

Les détenus condamnés à une peine de 5 ans ou moins et à qui il reste à subir deux mois d'emprisonnement ou moins sont libérés et assignés à domicile dans les conditions du confinement, seul les motifs pour besoins professionnels, familiaux ou de santé impérieux lui étant autorisés. Cette libération est ordonnée par le procureur de la République sur proposition du directeur du SPIP, et cette mesure ne peut s'appliquer aux condamnés pour crime, pour terrorisme, pour violences sur mineur de 15 ans ou sur conjoint (28). Cette mesure peut être retirée par le juge de l'application des peines en cas de contravention pour violation du confinement. Il en va de même en cas de condamnation pour délit de violation réitéré des règles du confinement (art. L. 3136-1 du code de la santé publique). (28)

La conversion des peines de six mois au plus (747-1 CPP) en une peine de travail d’intérêt général, de détention à domicile sous surveillance électronique, en peine de jours-amende ou en emprisonnement assorti d'un sursis probatoire renforcé est rendue applicable aux peines en cours d'exécution dont le reliquat est de six mois au plus (29).

Enfin dans tous les cas, la chambre de l'application des peines de la cour d'appel peut statuer sur le relèvement de la période de sûreté, la libération conditionnelle ou la suspension de peine sans être composée du responsable d'une association de réinsertion des condamnés et du responsable d'une association d'aide aux victimes (712-13 CPP). (11)

Mesures applicables aux mineurs

Le juge des enfants peut prolonger sans audience des mesures de placement pour une durée de quatre mois (30) et les autres mesures éducatives de sept mois (30).

Attendez, on en a encore sous le pied Les dispositions qui suivent n'entreront en vigueur qu'en cas de décret constatant la persistance de la crise sanitaire malgré les autre mesures (8).

La chambre de l'instruction statuant en matière correctionnelle (9-I), le tribunal correctionnel en toute matière (9-II), la chambre des appels correctionnelle et la chambre spéciale des mineurs de la cour d'appel (9-III), le tribunal pour enfants en matière correctionnelle (10), le tribunal de l'application des peines et la chambre de l'application des peines (11) peuvent statuer à juge unique sur décision du président du tribunal judiciaire ou du premier président de la cour d’appel constatant que la réunion de la formation collégiale de la juridiction n’est pas possible. Cette décision ne semble pas être soumise à recours, faute de texte en ce sens, et on peut supposer que la Cour de cassation la qualifiera de mesure d'administration judiciaire.

En conclusion, on a des mesures largement dérogatoires au droit commun, qui en première approche me paraissent toutes avoir un lien avec l'impact prévisible d'une crise sanitaire majeure sur le fonctionnement des juridictions. Les mesures en droit de l'application des peines feront la joie des avocats pratiquant la matière, et les avocats peuvent toujours demander à être entendus et ne peuvent se voir imposer des mesures entravant leur ministère. Il nous appartiendra d'être vigilant quant à leur application, et vous pourrez compter sur nous, chers concitoyens.

Prenez bien soin de vous, je serais inconsolable que vous ne fussiez plus là pour lire mon prochain billet.

lundi 26 août 2019

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 2. L’attaque des clowns

Adoncques, en cette fin 2011, mon billet n’était point passé inaperçu, et, eu égard à l’ampleur relative que prenait cette pétition et la nouveauté du phénomène des Fake News sur Facebook, plusieurs médias se sont intéressés à l’affaire. L’association « Institut pour la Justice » (IPJ brevitatis causa car un billet sans latin est une Guinness sans mousse) a donc passé beaucoup de temps à lire mes écrits, ce qui est sans doute ce qu’il a fait de mieux dans son existence, et a retenu plusieurs cibles pour son offensive. Dans la presse généraliste tout d’abord.

Slate.fr le premier a publié le 22 novembre 2011 un article signé Julie Brafman intitulé « Ce qui se cache derrière l’institut pour la justice ». Dans cet article, le passage suivant a déclenché l’ire de cette association, ou plutôt comme on verra de son seul membre actif :

Cependant pour Maître Eolas, blogueur anonyme et avocat au barreau de Paris, cette progression vertigineuse serait factice: D’ailleurs, selon lui, l’ensemble de la démarche de l’IPJ relève de la «manipulation»: sur son blog, il consacre un billet-fleuve à la démonstration des erreurs, lacunes et faux-semblants de cette vidéo qui ne lui inspire «que du mépris».

Ce passage était accompagné d’un insert, en l’occurence un tweet de votre serviteur, où je reprenais une courbe de la progression du compteur de signature, courbe qui n’a de courbe que le nom, progression relevée automatiquement par un script fait par un de mes followers, et qui montrait sur un intervalle de 24mn une progression étrangement régulière. J’accompagnais cette publication du commentaire suivant : « compteur bidon des signatures de l’IPJ, voici la preuve. »

Le 30 novembre 2011, je fus invité chez feu Metro France pour un tchat en direct où je répondis à plusieurs questions. Las, ce tchat n’est plus en ligne, mais un des lecteurs me posa une question sur ledit compteur. À laquelle je répondis

 Je ne crois pas une seconde à la sincérité de ce chiffre. Ce compteur est hébergé par l’Institut, de manière opaque, ce qui fait qu’il se donne à lui-même un certificat de victoire. Sa vitesse de progression, rapide et constante (et qui n’a connu aucun « effet Agnès » lors de ce fait divers terrible) me rend très sceptique. »

Je parlais du meurtre d’Agnès Marin, interne au collège Cévenol du Chambon-Sur-Lignon, survenu le 16 novembre 2011. L’IPJ y vit une diffamation sur leur compteur de signature, sujet qui décidément les rendait fort susceptibles. Petit aparté, lors de ce tchat, j’ai même pris la défense de l’Institut pour la Justice face à un lecteur me demandant si c’était une association d’extrême droite, lui répondant que je ne croyais pas que c’était un sous-marin de ce courant de pensée. La suite me donnera tort. Ça m’apprendra.

Enfin, l’IPJ se tourna vers mon compte Twitter et retint plusieurs tweets de ma plume consacré à cette affaire, en l’occurrence un où j’écrivais : « ça se confirme, l’IPJ a un compteur de signatures bidon. Manipulation, manipulation », le tweet cité dans l’article de Slate ci-dessus (j’étais donc poursuivi plusieurs fois pour le même tweet), et enfin, celui qui allait me faire entrer dans les anales, le désormais célébrissime (et à qui la faute ?) cacagate : « l’Institut pour la Justice en est réduit à utiliser des bots pour spammer sur Twitter pour promouvoir son dernier étron » ; « je me torcherais bien avec l’institut pour la justice si je n’avais pas peur de salir mon caca. Une bouse à ignorer. Je le mettrais bien dans mes chiottes si je n’avais pas peur de les salir. »

Et dans ce dernier cas, j’ai un problème. Je suis bien en peine de mettre un lien vers ledit tweet -, non que je l’aie supprimé, je n’ai supprimé aucun des tweets de cette période. C’est que je ne l’ai jamais écrit. D’ailleurs, c’eût été impossible : mes toilettes sont beaucoup trop petites pour y faire entrer un institut. Mais surtout, à l’époque, les tweets étaient limités à 140 caractères, et le tweet en question en fait 155.

En fait, l’IPJ a fait un montage de trois de mes tweets, dont deux ne parlaient nullement de lui, mais du PACTE pour la justice, nom du pensum qu’ils tentaient de refourguer aux candidats à la présidentielle (et le président sortant, encore plus sortant qu’il ne le pensait d’ailleurs, Nicolas Sarkozy, s’est rendu en personne à un de leurs raouts ; je l’ai connu plus inspiré dans le choix de ses convives). C’est ce pacte, que l’IPJ vous appelait à soutenir (et à faire un don au passage), que j’appelais à ignorer dans un vibrant hommage aux bovidés qui fertilisent le terroir normand et que j’eusse mis dans mes chalets de nécessité si je n’avais craint de souiller leur parfaite asepsie (vous remarquerez que j’ai fait un réel progrès dans mon vocabulaire depuis, mes avocats y ont veillé). Et pour ceux d’entre vous qui douteraient (soyez bénis, c’est ce que je cultive et encourage ici) : voici le premier, qui répondait, le tweet ne semblant plus disponible mais j’en ai gardé copie, à « Qu’est-ce que c’est que ce pacte 2012? Une bonne chose ? Une historie vraie ? Merci. #Justice #2012 » voici le second, qui répondait à «  Bonjour maitre. Que pensez-vous de ceci ? » (suivait un lien vers le site du pacte 2012 où se trouvait la vidéo). Comme disait un philosophe de l’époque : manipulation, manipulation. Je tenais à le souligner ici car l’avocat de l’IPJ, incapable d’utiliser un simple moteur de recherche, pas même celui que propose Twitter, n’a jamais été fichu de les retrouver (ce qui m’a pris cinq secondes), et a insinué que je les avais supprimés. Ils ne l’ont jamais été et sont toujours en ligne à ce jour.

S’agissant du désormais fameux tweet, oui, oui, je l’ai écrit. Là encore, c’était en réponse à une questions sur le pacte pour la justice. Je me souviens fort bien des circonstances dans lesquelles je l’ai écrit. C’était au milieu de la nuit, à 1h43 du matin. Je sortais de garde à vue, après une longue audition sur des vols en bande organisée, et avant d’enfourcher ma fière monture, j’ai checké Twitter. Je suis tombé sur un énième tweet me demandant mon avis sur le Pacte pour la Justice. Fatigué, agacé de devoir répéter sans cesse tout le mal que je pensais de cette opération de comm’ reposant sur de la manipulation et du mensonge, j’ai répondu par cette fulgurance qui m’est venue comme la Marseillaise est venue à Rouget de Lisle. J’ai cherché dans la littérature le souffle de Calliope, et c’est Rabelais qui m’a répondu. Las, au milieu de la nuit, au lieu d’écrire « Pacte » pour la Justice , j’ai écrit « Institut ». Fatalitas. Si on ne peut injurier un pacte (mais on peut se torcher avec), on peut insulter un institut (et on ne peut pas se torcher avec, ce serait trop douloureux). Ce qui est ironique, c’est que s’agissant d’un tweet en réponse, posté à point d’heure, au jour de la plainte, ce tweet avait fait l’objet de 8 vues et d’un seul retweet (au jour où j’écris ces lignes, il en a 11…), ce qui est ridiculement faible. Ce tweet, certes, pas le plus brillant de ma carrière, je dispense la Pléiade, le jour où elle publiera mes œuvres, de l’y faire figurer, ce tweet donc aurait dû passer inaperçu et rester dans les limbes de l’oblivion qui était son destin si l’IPJ ne lui avait pas donné une telle publicité, et une telle postérité. Le droit de la presse a été écrit par Damoclès.

Récapitulons. Au total, l’IPJ a déposé pas moins de huit plaintes.

  • Contre Jean-Marie Colombani, directeur de la publication de Slate, pour diffamation, pour mes propos sur le compteur bidon retranscrits dans l’article du 22 novembre 2011.
  • Contre Julie Brafman, pour complicité de diffamation, comme auteur de l’article.
  • Contre votre serviteur, pour complicité de diffamation, comme, heu, disons, auteur de la citation.
  • Contre Edouard Boccon-Gibod, directeur de la publication de Metro France, pour diffamation, pour avoir publié mes propos lors du tchat du 30 novembre (il a d’ailleurs refusé de révéler mon identité au nom du secret des sources, respect bro).
  • Contre votre serviteur, pour avoir tenus ces propos.
  • Contre votre serviteur pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, manipulation, manipulation ;
  • Contre votre serviteur, pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, la preuve avec la courbe pas courbe,
  • Contre votre serviteur encore et enfin, pour injure, pour le tweet semi-imaginaire où je faisais de cette association un usage hygiénique non prévu par leur objet social.

Et comme vous allez le voir, l’IPJ va perdre peu à peu, à chaque stade de la procédure, et à chaque fois de manière particulièrement humiliante. Mais la justice n’est point comme le football : même si vous menez 7 à 1, vous avez perdu, car il suffit que votre adversaire marque un but pour se pavaner comme vainqueur. Il vous faut le 8 à 0, ou vous avez perdu. Et j’obtiendrai le 8 à 0, et c’est là une autre différence avec le football, uniquement grâce à mes défenseurs. Même s’il faudra pour cela aller aux prolongations. Mais n’anticipons pas.

La juge d’instruction saisie de ce dossier a confié une commission rogatoire à la Brigade de Répression de la Délinquance à la Personne (BRDP), habituellement saisie pour des dossiers de ce type. Sans rien retirer au mérite de cette prestigieuse brigade, me retrouver ne fut guère difficile. Ils se rendirent sur la page de mes mentions légales, écrivirent à mon hébergeur de l’époque, qui leur communiqua mes coordonnées comme la loi les y obligeait. La BRDP m’adressa une convocation pour une audition libre le 19 avril 2012, à laquelle je me rendis.

Et là je vous vois venir. Gardai-je le silence, comme je le conseille à cors et à cri ? Non. J’étais jeune. J’admis volontiers, sûr que mon innocence me protégerait, être l’avocat signant Maitre Eolas, et être l’auteur des propos tenus sur Metro France, et être le seul auteur de l’ensemble de mes tweets (à ce stade, le bricolage de trois de mes tweets m’avait échappé, n’ayant pas accès au dossier, accès qui, seule nouveauté, m’était refusé en qualité de témoin et non en qualité d’avocat) . Bref, je ne gardai point le silence, et vous noterez que par la suite je fus condamné à tort à deux reprises. Cela m’apprendra, que cela vous serve de leçon.

Cela dit, ce fut une audition tout à fait agréable, le policier en charge de l’enquête profitant de l’occasion pour me dire tout le bien qu’il pensait de mon blog nonobstant quelque désaccords de-ci de-là qui font tout le piquant des relations entre la maison noire et la maison bleue. J’en profite pour le saluer à l’occasion de ce billet qui inaugure un renouveau de mon blog à présent qu’il a trouvé des cieux plus cléments bien que bretons. Ce fut au demeurant une constante tout au long de cette procédure : je fus condamné avec la plus grande sympathie. J’avoue que je me serais satisfait d’une relaxe méprisante, mais c’est là une autre constante de la justice : on n’obtient pas toujours ce qu’on veut.

La seule information que j’avais à ce stade était que la plainte était déposée à Nanterre. S’agissant de textes publiés sur internet, l’IPJ pouvait choisir n’importe quel tribunal de France. Le choix de Nanterre n’est toutefois pas innocent (mais l’IPJ n’aime pas ce mot). Paris et Nanterre sont les deux gros tribunaux en droit de la presse, du fait que le siège de beaucoup de médias est dans les Hauts de Seine, et Nanterre s’est fait une réputation d’accorder des dommages-intérêts bien plus élevés qu’à Paris. Comme vous allez le voir, l’action de l’IPJ n’avait rien de symbolique, et les montants demandés sembleront calculés par le compteur de signature de la pétition.

La guerre étant ainsi déclarée, il était temps de faire ce que toute personne sensée doit faire dans ces circonstances : se taire (trop tard pour moi, mais j’ai décidé de garder un silence médiatique jusqu’à la fin de l’affaire), et prendre un avocat.

Même si je le suis moi-même. Surtout parce que je le suis moi-même. Outre sa connaissance du droit, un avocat vous apporte ce que vous avez perdu : une vision rationnelle et avec recul du dossier. Dès lors que vous êtes mis en cause, même dans une affaire de diffamation où la prison n’est pas encourue, vous n’êtes plus objectif. Et rien n’est plus dangereux que de croire que vous, vous êtes différent, et que vous pouvez gérer ça. C’est un conseil qu’un de nos respectables anciens nous avaient donné à l’école du barreau : le jour où VOUS êtes assigné, prenez un avocat, ne vous défendez pas vous-même. Je ne le remercierai jamais assez de ce conseil.

Je me suis donc tourné vers le meilleur d’entre nous, ex-æquo verrons-nous plus tard, Maître Mô. Je sais qu’il est trop occupé avec son blog pour encore venir ici donc je profite de son absence pour dire tout le bien que je pense de lui sans froisser sa modestie qui n’a que ses oreilles comme point de comparaison pour son étendue. Maître Mô est un confrère extraordinaire, un avocat compétent et pointu comme j’en ai rarement vu, doté d’un organe qui fait des envieux de Brest à Strasbourg et de Saint-Pierre-et-Miquelon à Nouméa, je parle bien sûr de sa paire de cordes vocales. Et d’organe, il en est un autre qui ne lui fait pas défaut, c’est le cœur, car je n’ai même pas eu besoin de le solliciter qu’il m’avait déjà proposé d’aller botter les fesses de cette association, et que ce serait jusqu’à la victoire ou la mort (fort heureusement, c’est la première qui nous attendait). Il a acquis ma reconnaissance éternelle, quant à mon admiration, il l’avait déjà, elle est juste devenue hors de proportion, comme ses oreilles.

La police ouït également les autres personnes visées par la plainte, et le 27 septembre 2012, je me retrouvai dans le cabinet du juge d’instruction de Nanterre, encadré par mes deux premiers défenseurs, Maître Mô et, comment pourrais-je l’oublier, car je suis sûr que vous, non, Maître Fantômette, une des commensales de ces lieux. J’en profite pour insérer une de ces incises qui font de mon blog ce qu’il est (à savoir mon blog) : non, elle n’écrit plus ici, non, elle n’est pour le moment plus avocate, oui, elle va bien, oui, elle est heureuse. Le reste ne regarde qu’elle.

Une mise en examen pour une affaire d’injure et diffamation n’est qu’une formalité. Le droit de la presse est une matière très particulière, avec énormément de règles dérogatoires et spéciales, vous allez voir. L’une de ces règles est que le juge d’instruction est dépouillé de l’essentiel de ses pouvoirs comme je l’étais de ma robe : son seul rôle est de déterminer qui est l’auteur du texte litigieux. Il lui est rigoureusement interdit de se pencher sur la question de savoir si les délits en cause sont constitués, tout cela relevant exclusivement du débat devant le tribunal. Dès lors qu’il était établi que j’étais bien maître Eolas (ce que je vous confirme encore ce jour), la suite était en principe écrite.

Sauf que.

Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit, que l’IPJ s’est pris une claque à chaque stade de la procédure, sans curieusement particulièrement communiquer sur ce point ? La première lui est tombée dessus ce 27 septembre quand la juge d’instruction a refusé de me mettre en examen pour diffamation lié à l’article de slate.fr, en considérant que cet article, qui ne reprenait que des citations de moi publiées sur Twitter sans m’avoir sollicité à ce sujet, m’était totalement étranger, que je ne pouvais en être ni l’auteur ni le complice, et qu’une simple lecture suffisait à s’assurer de l’évidence de cet état de fait. Normalement, cela aurait dû être la fin des poursuites sur ce point. La suite me réservera quelques surprises. J’ajoute pour l’anecdote, et parce qu’en tant que mis en examen, il ne saurait y avoir de foi du palais, que c’est à ce jour la seule fois que j’ai entendu un juge d’instruction dire : « Je vous mets en examen, mais surtout que ça ne vous empêche pas de continuer. »

Le reste des mises en examen avait déjà suivi son petit bonhomme de chemin, et les autres personnes visées avaient déjà été convoquées et mises en examen selon les termes de la plainte, car, je ne le répéterai jamais assez, c’est une obligation légale pesant sur le juge d’instruction. N’oubliez jamais cela quand tel personnage public se vante d’avoir fait mettre en examen Untel pour l’avoir diffamé.

Mais en accord avec mes conseils, nous avons mis en œuvre une stratégie de défense à outrance. Nous avons décidé de soulever tous les moyens possibles : un avocat ne peut avoir de défense à la petite semaine, la réputation de la profession est en cause. Ma mise en examen impliquait que nous avions enfin accès au dossier, et notamment à la plainte qui est à l’origine de tout. Plusieurs problèmes procéduraux nous sont vite apparus, à commencer par le fait que l’IPJ agissait représentée par Xavier Bébin, qui était à l’époque délégué général de l’IPJ, fonction qui avait une particularité amusante qui était de ne pas exister. En effet, les statuts de l’association, que nous nous étions procurés, ne prévoyaient pas de fonction statutaire de délégué général. Ce qui est curieux de prime abord car Xavier Bébin était de loin le membre le plus actif de cette association (de fait, je n’en ai jamais vu un autre, mais je n’ai pas installé de compteur non plus). Gardez ça en tête jusqu’au dernier épisode. D’ailleurs même le conseil de l’association s’y était trompé et l’avait par erreur qualifié de secrétaire général dans la plainte.

Seul son président, qui à l’époque était une présidente, pouvait représenter l’association. Elle pouvait déléguer ses pouvoirs, à condition que cette délégation soit antérieure à la plainte, et pour s’en assurer, il fallait que cette délégation fût produite. Or, oups, elle ne l’était pas et s’il devait s’avérer qu’au jour de la plainte, ce délégué général n’avait pas une telle délégation, la plainte était nulle. Donc notre première contre-attaque consista en une requête en nullité de la plainte pour défaut de qualité à agir, et d’autre part pour défaut d’articulation de la plainte, dont la rédaction était franchement bancale, et de défaut d’articulation du réquisitoire du procureur de la République, qui, lui ne l’était pas du tout. Pas bancal, articulé. Le réquisitoire, pas le procureur. Suivez, un peu.

Le droit de la presse est un droit terriblement formaliste, et les formes y sont rigoureusement sanctionnées, bien plus qu’ailleurs en procédure pénale. C’est une matière redoutable. Et une des exigences de ce droit est que la plainte articule les faits et les qualifie, c’est à dire précise quel extrait de texte est attaqué et de quel délit il s’agit. Spécificité du droit de la presse : cette articulation fige irrévocablement le procès jusqu’à son terme, aucune requalification n’est possible, alors qu’en droit commun, la cour de cassation répète régulièrement qu’il est du devoir du juge de rendre aux faits leur exacte qualification. Ici, nenni. Il faut que d’emblée, on sache, et surtout que la défense sache de quoi il s’agit. Et le parquet de Nanterre avait rendu le réquisitoire introductif suivant, que je vous cite in extenso :

Le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre,

Vu la plainte avec constitution de partie civile de l’Institut pour la justice représenté par Monsieur Xavier BEBIN, en date du 31 janvier 2012, et déposée le 2 février 2012 du chef de :

- diffamation publique et injure publique envers un particulier

Faits prévus et punis par les articles 29 al 1 et 2, 32 ail, 33 al 2 et 42 et suivants de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Vu les articles 80, 85 et 86 du code de procédure pénale,

Requiert qu’il plaise à Madame ou Monsieur le juge d’instruction désigné bien vouloir

informer contre toute personne que l’instruction fera connaître.

Cachet, signature.

C’est à peu près aussi articulé que le tronc d’un chêne.

Je vois déjà les magistrats parmi les quelques lecteurs qu’il me reste vu l’abandon criminel dans lequel j’ai trop longtemps laissé ce blog bondir sur leurs claviers. Qu’ils m’excusent de les interrompre : je sais qu’en matière de presse, les réquisitoires introductifs, ces actes, qui, pour laconiques qu’ils soient n’en sont pas moins la pierre angulaire de l’instruction, sont rarement plus développés, mais je m’insurge, et mes défenseurs avec moi, à moins que ce ne soit le contraire : autant je puis admettre que sur une plainte pour seule diffamation ou seule injure, on puisse se contenter de cela, l’élément essentiel étant la plainte, et aucune ambiguité n’étant possible vu l’unicité du fait soulevé dans la plainte, autant, quand deux infractions sont visées, il me paraît nécessaire d’articuler un minimum pour que l’on puisse savoir qui est quoi.

Et si vous n’êtes point d’accord, réjouissez-vous, la chambre de l’instruction de Versailles, le 29 mars 2013, vous a donné raison.

Sur la délégation de pouvoir, le parquet général, dans ses réquisitions, nous donnait raison, mais la veille des débats, l’IPJ a produit le scan d’un papier gribouillé à la main par lequel Axelle Theillier, la présidente de l’IPJ, donnait au délégué général tout pouvoir pour agir en justice. Cela a satisfait la cour, que j’ai connue plus sourcilleuse. Sur l’articulation de la plainte, la cour a estimé souverainement que la plainte articulait et qualifiait les propos qu’elle critiquait. On se demande donc pourquoi la juge d’instruction s’est crue tenue de devoir la réécrire plutôt que la recopier. Sur le réquisitoire, la cour estimait que peu importait que le réquisitoire n’articulât rien puisque seule la plainte comptait vraiment, invoquant un arrêt du 23 janvier 1996. Nous toussâmes fort puisque dans l’arrêt invoqué, le parquet avait trop articulé, ajoutant des faits nouveaux à la plainte initiale: la cour disait que cet ajout était nul en vertu du principe rappelé ci-dessus, que la plainte fixait irrévocablement le cadre du débat, mais ajoutait que cette nullité n’entachait pas les faits visés dans la plainte initiale qui, elle, restait valable et fondait les poursuites sur les faits qu’elle articulait. Ici nous étions dans l’hypothèse inverse où le parquet, loin d’ajouter quoi que ce soit, n’apportait rien faute d’articuler quoi que ce soit.

Quand on n’est pas d’accord avec une décision, la seule façon de la contester est d’exercer un recours : ce fut l’occasion de former notre premier pourvoi, et là, vous allez adorer le droit de la presse.

Le délai de pourvoi de droit commun est de cinq jours francs. C’est bref. Mais point assez, s’est dit le législateur dans sa grande sagesse. En matière de presse, il n’est que de trois jours, parce que… parce que ça nous fait plaisir, ne nous remerciez pas. Nous nous pourvûmes (et ce verbe a rarement l’occasion d’être conjugué au passé simple, profitez-en) dans les délais sachant que notre pourvoi serait nul, car l’article 59 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que le pourvoi contre les arrêts des cours d’appel qui auront statué sur les incidents et exceptions autres que les exceptions d’incompétence ne sera formé, à peine de nullité, qu’après le jugement ou l’arrêt définitif et en même temps que l’appel ou le pourvoi contre ledit jugement ou arrêt. Rassurez-vous, je vous traduis.

En procédure, un incident est un événement qui perturbe le cours de la procédure sans y mettre fin. C’est un concept issu de la procédure civile, où il est amplement défini et développé, et utilisé par analogie en procédure pénale sans faire l’objet de la même méticulosité dans les textes. Une demande d’expertise psychiatrique est ainsi un incident, qui s’il est admis, impose au tribunal de reporter sa décision pour permettre l’expertise. Une exception est un moyen de défense (dont on excipe, donc) pour paralyser l’action, que ce soit provisoirement ou définitivement. Par exemple, la question préjudicielle, qui impose à une juridiction pénale de surseoir à statuer jusqu’à ce que cette question soit tranchée par le tribunal compétent, quand la question porte sur la propriété d’un bien immobilier ou sur la nationalité du prévenu. La prescription est une exception définitive qui si elle est accueillie, c’est à dire jugée comme bien fondée, met fin définitivement à l’action sans qu’elle soit jugée au fond. J’en profite pour ajouter qu’une demande visant à faire constater la nullité de procès verbaux de la procédure est une exception, pas un incident, l’article 385 du code de procédure pénale le dit expressément, donc les procureurs qui demandent au tribunal de « joindre l’incident au fond » se plantent, entrainant le tribunal dans leur erreur : c’est l’exception qui doit être jointe au fond, et non l’incident. Pardon, il fallait que ça sorte.

Ici, nous avions soulevé la nullité de la plainte, qui était une exception visant à mettre fin à l’instance. Donc notre pourvoi était nul par application de l’article 59. Ce qui fut d’ailleurs constaté par une ordonnance du président de la chambre criminelle de la cour de cassation le 17 juin 2013, oui, j’ai un autographe de Bertrand Louvel, je l’ai fait encadrer.

Pourquoi avoir fait un pourvoi si nous savions qu’il était nul ? Parce que si nous nous étions abstenus, le jour où une éventuelle décision tranchant le fond en appel d’une façon défavorable pour nous était rendue, l’arrêt du 29 mars 2013 aurait été définitif, le délai de trois jours francs ayant couru. Il fallait pour pouvoir attaquer valablement cet arrêt rejetant notre demande sans mettre fin à l’instance, se pourvoir, se prendre une ordonnance constatant la nullité du pourvoi, attendre que l’affaire soit jugée au fond, et le cas échéant reformer un nouveau pourvoi contre cette décision dans les trois jours la suivant, second pourvoi qui ressuscitera le premier qui du coup ne sera plus nul, car c’est l’ordonnance ayant constaté sa nullité qui sera devenue nulle. Je vous l’avais dit, le droit de la presse, c’est de la magie, c’est mieux que Harry Potter, puisque dans ces livres, personne ne ressuscite jamais. Dans ta face, Dumbledore. Le droit de la presse, c’est Gandalf.

Le 2 septembre 2013, l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel était rendue, et j’étais pour ma part renvoyé pour diffamation aux côté d’Edouard Boccon-Gibod pour mes propos sur Métro France, et, vous allez rire, à ma grande surprise, sur les propos rapportés par l’article de Julie Brafman, alors que je n’avais pas été mis en examen pour ces faits-là, et renvoyé seul comme un grand pour les divers tweets, réels ou réécrits, dont le fameux #Cacagate. Cette ordonnance était illégale car elle me renvoyait devant le tribunal pour des propos pour lesquels je n’ai pas été mis en examen. Mais on ne peut faire appel d’une ordonnance de renvoi (le parquet le pouvait et ici s’en est abstenu). À ceux qui se demandaient si la justice n’allait pas m’accorder un traitement de faveur, surtout face à une association dont la seule activité semble, à part me faire des procès, critiquer les juges et leur imputer toutes les défaillances de la société, la réponse est non, clairement non ; pour des raisons que je ne m’explique pas encore à ce jour la justice va même avoir les yeux de Chimène pour cette association. Le masochisme des magistrats reste un profond mystère pour moi, et à mon avis la source de nombre de leurs prédicaments chroniques. Bref, cette ordonnance, pour illégale qu’elle fût, ne pouvait être critiquée que devant le tribunal.

Avec cette ordonnance, la phase de l’instruction prenait fin et l’affaire allait être jugée au fond, avec pas moins de quatre prévenus. Un chef de prévention était déjà tombé mais venait de se relever de nulle part tel un pourvoi sur une exception, et la phase judiciaire publique allait avoir lieu.

Mais ceci est une autre histoire. Et un autre billet.

Annexe : Chronologie résumée
  • 2 février 2012 : Dépôt de la plainte de l’IPJ. Consignation de 600 euros effectuée le 17 février.
  • 14 mars 2012 : Réquisitoire introductif
  • 15 mars 2012 : Désignation du juge d’instruction.
  • 16 mars 2012 : Commission rogatoire du juge d’instruction
  • 19 avril 2012 : Audition de votre serviteur.
  • 29 mai 2012 : audition de Julie Brafman.
  • 6 juin 2012 : retour de la commission rogatoire.
  • 11 septembre 2012 : Mise en examen de Julie Brafman, de Jean-Marie Clombani et d’Edouard Boccon-Gibod.
  • 27 septembre 2012 : mise en examen de votre serviteur.
  • 26 décembre 2012 : Requête en nullité.
  • 1er mars 2013 : Audience devant la chambre de l’instruction.
  • 29 mars 2013 : Arrêt de la chambre de l’instruction rejetant la requête en nullité.
  • 17 juin 2013 : Ordonnance du président de la chambre criminelle déclarant le pourvoi frappé de nullité.
  • 2 septembre 2013 : Ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel.

samedi 5 mai 2018

« Aujourd’hui, j’ai découvert que le droit à la sûreté n’était pas garanti en France en 2018 »

Aujourd’hui, j’accueille sur mon blog un confrère, BetterCallBen, qui a voulu exprimer par écrit son désarroi après avoir assisté en garde à vue un mineur interpellé lors de la manifestation du 1er mai dernier. Voici son récit, que je commenterai ensuite dans une postface. Bonne lecture.%%Eolas

Je suis avocat. D’aucuns diraient un jeune avocat puisque je n’exerce que depuis un peu plus de 3 ans. Je pratique essentiellement le droit des étrangers et le droit pénal, que j’enseigne par ailleurs à l’Université depuis plusieurs années. Au travers de ces enseignements, je distille modestement à mes étudiants un certain nombre de principes, dont certains me semblaient jusque-là immuables et inscrits dans le marbre de l’évidence : le principe de légalité, impliquant que nul ne peut être poursuivi ni condamné sans texte ; le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, qui veut que celle-ci soit claire et intelligible pour que personne ne puisse être poursuivi ou condamné pour un comportement qui ne serait pas strictement prescrit ; ou encore le droit à la sûreté, entendu comme la garantie de ne pas être poursuivi, condamné ou détenu arbitrairement. En somme, le sceau de la confiance des citoyens en une réaction de l’État justifiée, nécessaire et proportionnée. Erigés au rang de droits de l’Homme en 1789, héritage de la pensée précurseure de Cesare Beccaria, je n’avais naïvement que peu de doute dans leur parfaite effectivité, tant ils relèvent aujourd’hui de l’évidence.

Or, sans doute tout aussi naïvement, j’ai pu récemment faire le constat de mon erreur en croisant le chemin de celui que l’on appellera Paul, un mineur de 15 ans, privé pendant plus de 50 heures de sa liberté pour avoir simplement décidé, un mardi 1er mai 2018, de se rendre à sa première manifestation.

Paul a 15 ans donc. Il vit dans un milieu social en apparence confortable, en banlieue parisienne. Précoce à la curiosité débordante et doté d’une maturité certaine pour son âge, Paul se passionne pour nombre de sujets qui croisent son quotidien, un jour la mécanique, un autre la photo, et ce jour ce fût les mouvements sociaux se cristallisant en cette grande messe annuelle qu’est le 1er mai. « Je veux y aller pour défendre tes droits » dira-t-il à sa mère. Il veut surtout y aller par goût de la curiosité, de la découverte du monde des adultes, l’envie de jouer les reporters en culotte courte et sans doute aussi par le caractère transgressif de la contestation sociale, fût-elle légalement orchestrée. Derrière son côté tête brûlée, Paul reste raisonnable et se renseigne sur Internet sur ce qu’implique la participation à une telle manifestation, sa première ! Il découvre les risques d’échauffourées, les groupuscules extrémistes sources de violences et de dégradations, et la réaction étatique au goût âcre et asphyxiant des lacrymos. Prudent, il décide donc de se munir d’un masque de ski et d’un masque de chantier pouvant filtrer l’air ambiant, celui que l’on trouve à la quincaillerie du coin de la rue, rudimentaire mais qui fait le job.

Et le voilà parti pour Paris, accompagné de son Sancho Pança, à la conquête de l’assouvissement de sa curiosité juvénile. Il se mêle à la foule, sous les banderoles de la CGT. Il filme la foule, en immersion avec sa Go Pro, se sentant l’âme d’un journaliste d’investigation. Quand soudain, son périple le conduit dans une masse plus sombre, plus enragée, plus vindicative. Et tout s’accélère. Il voit la masse se mettre à courir, s’en prendre au mobilier urbain, envahir et mettre à sac un fast-food, piller une concession automobile, tout ça au vu et au su de tous. Mais où est passé l’État ? Notre Bernard de la Villardière en herbe constate les stigmates de ces invasions barbares au moment où les CRS interviennent enfin, exhortant les badauds présents à se réunir à distance des assaillants, entre deux rangées de l’unité d’intervention.

Ai-je croisé le chemin de Paul à l’occasion de cette manifestation, dans ce groupe de rescapés ? Non, je n’y étais pas. J’avoue que cela ne m’intéresse guère et pour en avoir vu le déroulement, je loue mon désintérêt. Puis, je ne l’aurais sans doute jamais remarqué. Ou bien si, et je l’aurais sans doute jugé du haut de son mètre soixante et à son air de poupon. Jugé sa présence à un tel évènement, sur fond d’une morale sans origine ni fondement, dictant qu’il serait trop jeune, qu’il n’aurait rien à faire, « mais que font ses parents ?! » Bref, une morale qui n’a finalement que peu lieu d’être, la sagesse n’attendant pas le nombre des années et, en tout état de cause, la loi n’interdisant pas une telle présence à un tel évènement. Non. J’ai croisé le chemin de Paul en garde à vue après avoir reçu un appel me désignant pour l’assister dans le cadre de cette procédure.

Car la prétendue oasis de protection formée par les unités d’intervention se mua progressivement, sans crier gare, sans violence ni d’un côté ni de l’autre, sans heurts, sans cris, en une nasse d’interpellation, arbitraire, indifférenciée, impartiale, conduisant tout ce beau monde en fourgons vers le SAIP (service d’accueil et d’investigation de proximité) compétent. Ils partirent 34.500 ; mais par un prompt renfort, ils se virent 102 à payer le prix fort. 102 placés en garde à vue. Taclé de toute part pour sa carence dans la gestion des violences et dégradations, l’exécutif a fait le coq en s’enorgueillissant de ce chiffre brandi comme une panacée. 102 parmi lesquels Paul, 15 ans. Première manifestation, première garde à vue, grosse journée pour notre assoiffé de curiosité.

Motifs de la garde à vue ? Participation à un groupement en vue de commettre des violences et/ou dégradations, d’une part, alors qu’il n’était qu’un marcheur passif, qu’un témoin malgré lui ? et port d’arme catégorisée d’autre part. Comment ? une arme ? Ah oui, ce qui sera considéré comme un masque à gaz, soit ce qui s’analyse en une arme défensive (Catégorie A-2) suivant le procès d’intention aux termes duquel la détention d’un tel objet est la preuve d’une volonté de participer à un groupement dont les agissements sont de nature à entrainer la projection de gaz et donc susceptible de commettre des violences et/ou dégradations. CQFD, la boucle est bouclée, au trou le présumé forcené.

Et c’est donc là que j’interviens enfin, « dès le début de la garde à vue », suivant les prescriptions de l’article 63-3-1 du Code de procédure pénale ? Si seulement.

Car voyez-vous, le scénario n’est pas nouveau et se déroule de façon similaire à l’issue de chaque mouvement social, de chaque manifestation. Arrestations en masse, engorgement du commissariat compétent, nécessité d’un « dispatching » des gardés à vue dans d’autres commissariats de la capitale aux geôles vacantes et donc transport subséquent des susnommés pour qu’enfin l’effectivité des droits de la défense puisse pleinement s’exprimer. Si on n’est pas au milieu de la nuit et si on n’a pas d’autres chats à fouetter.

Bilan : un mineur de 15 ans (il n’est pas vain de le rappeler), placé en garde à vue vers 18h, dont l’avocat est prévenu vers 19h, et qui cherche en vain à joindre un service compétent et rencontrer son client, mineur, de 15 ans, jusqu’à ce qu’il apprenne la localisation de ce dernier 10h plus tard, soit à 4h du matin, tandis que l’audition matérialisant la substance même de la garde à vue ne se fera que 10 nouvelles heures plus tard, soit à 14h, donc 20h après le début de la garde à vue, par des services débordés et exsangues, également victimes de ces décisions d’arrestation massive et irréfléchie et contraint de multiplier la paperasse pour des dossiers vides de tout fondement infractionnel.

Et Paul subit cette mesure, dans l’incompréhension la plus totale, ses parents ayant été prévenus de façon sibylline quelques heures après le début de la mesure, les laissant dans la même ignorance et incompréhension, quand d’autres ne furent informés que par un message furtif laissé sur un répondeur sur les coups de 4h du matin, soit plus de 10h après le début de la mesure, 10h à ignorer où leurs progénitures étaient passées et se morfondre en conséquence.

Je découvre alors un garçon fluet, un esprit mature dans un corps d’enfant, un ado à la nature hyperactive qui, enfermé entre 4 murs depuis près de 20h, cherche des réponses à des questions qu’il ne connait pas et qu’il se doit d’inventer, se dessine des griefs pour donner un sens à une mesure qui n’en a pas, intellectualise l’inique pour ne pas perdre la raison. Et, alors que son audition touche à sa fin et que le glas des 24h tinte déjà au loin, l’évidence d’une libération s’impose tant cette garde à vue paulienne n’a de sens. Une querelle de clochers intra/extramuros se fait alors jour au sein du ministère public : à un ordre parisien de prolongation répond un ordre ultrapériphériquien de classement 21 (infraction insuffisamment caractérisée ; en d’autres termes, il n’y a pas d’infractions, pas de motifs, nada, peanut), battu en brèche du quasi tac au tac par un contrordre capital imposant la prolongation. Vous n’y comprenez rien ? Moi non plus. Du jamais vu. D’autant plus que la prolongation dans une garde à vue de mineur est un fait relativement rare, qui se doit d’être justifié par l’impérieuse nécessité de réaliser des actes d’enquêtes cruciaux pour la révélation de la vérité, souvent en réaction à la gravité ou la complexité des faits reprochés. Ici, le fait d’avoir manifesté et d’avoir pris les précautions nécessaires pour le faire. Crime de lèse-majesté.

Si le doute eut pu être permis jusque-là, il n’en est plus rien. L’opportunisme supplante la raison, le coup de filet se mue en coup de com’ numérique. Ils partirent 102, mais par un prompt renfort, ils se virent 43 à en subir le sort. 43 prolongations, quasi exclusivement des mineurs dans le commissariat dans lequel j’interviens tandis que la plupart des majeurs sortent. Mais 43 prolongations sur lesquelles on ne manquera pas de communiquer, de gloser, de pavaner comme une fierté du devoir étatique accompli.

En définitive, la garde à vue de Paul est levée au bout de 46 heures d’enfermement et de privation de liberté, après qu’une exploitation de ses appareils d’enregistrement ait révélé des photos de lui avec son chat, un cliché d’une blessure soignée par 5 points de suture après une chute à vélo qu’il conserve comme un trophée, et quelques photos et vidéos de la mobilisation en journaliste d’investigation du dimanche qu’il était, maigre butin qui le conduira à poser régulièrement la question « c’est grave d’avoir pris ces photos ? Je vais avoir des ennuis ? » se voyant déjà devant un juge, puis envoyé en foyer. Il psychote, il délire, on le rassure, on le tempère face à l’hérésie de ces hypothèses incongrues.

Pourtant, l’épilogue de ces 46 heures sonne comme un coup de théâtre. Du classement 21 envisagé avant la prolongation, on passe à un déferrement pour rappel à la loi qui se muera en réparation pénale, soit un stage de citoyenneté de 2 jours, mesure bénigne en apparence mais empreinte d’une symbolique nauséabonde, celle d’un ministère public s’arrogeant le monopole de la morale au-delà du droit, au-delà de la vacuité des faits reprochés. Rappel à la loi, mais quelle loi ? Réparation pénale, mais réparation de quoi ?

Si la pédagogie doit rester le leitmotiv de toute intervention de la justice répressive, cette pédagogie ne peut être effective sans que la sanction soit comprise et que donc que la procédure engagée à l’encontre d’un individu et les raisons sous-jacentes à celle-ci soient entendues et assimilée par ce dernier, qu’il y ait donc une cohérence et une proportionnalité entre les faits et la réponse. Comme j’ai pu le lire « il aura compris la leçon comme ça ». Oui mais quelle leçon ? Quel est le contenu de cette leçon ? Ne participe pas à des manifestations publiques et légalement organisées ? Ne te retrouve pas au mauvais endroit au mauvais moment ? Cette leçon m’échappe tout autant qu’elle échappe au droit.

Si la mésaventure de Paul peut sembler anodine et si elle sera peut-être un jour le point de départ du récit quasi héroïque d’un militantisme naissant, ou restera une simple anecdote de vie, elle est le reflet, espérons ponctuel et isolé, mais non moins alarmant, d’une justice instrumentalisée à des fins de communication politique que l’on fait peser sur les épaules d’un gamin de 15 ans, un axiome de la démonstration d’un exécutif omnipotent et répressif, et conduit à remettre en cause la confiance que chacun se devrait d’avoir dans la justesse de la réaction étatique, ce droit à la sûreté proclamé il y a près de 230 ans qui, force est de constater, ne relève toujours pas de l’évidence.


Merci à BetterCallBen pour ce témoignage. Quelques commentaires de ma part, pour anticiper d’éventuelles questions et remarques de mes lecteurs, on se connait bien depuis le temps.

Rappelons d’abord pour les mékéskidis que la garde à vue est l’état d’arrestation d’une personne soupçonnée d’avoir commis ou tenté de commettre un crime ou un délit passible de prison. Sur le principe, nul ne conteste que la police judiciaire, chargée de rechercher les infractions, d’en réunir les preuves et d’identifier leurs auteurs, doit avoir les moyens légaux de s’assurer de la personne d’un suspect pendant un laps de temps nécessaire à sa mission. Le problème est ailleurs. Il est dans l’arbitraire dans lequel baigne cette mesure. J’y reviendrai.

La place de Paul était-elle à cette manif ? En tant que parent, j’opinerais que la place d’un mineur n’est en principe pas dans des endroits potentiellement dangereux, ce qu’est toujours une foule en colère. En tant que juriste, j’opinerai qu’aucun texte ne l’interdit, et que la manifestation publique au soutien d’une cause est une façon légale et légitime d’exprimer et soutenir cette cause, et qu’il serait absurde de vouloir qu’un mineur se mue en citoyen actif et éclairé le jour de ses 18 ans mais ne soit pas autorisé à exprimer une quelconque opinion avant cette date. Ainsi, le droit est du côté de Paul.

Le masque à gaz est-il une arme ? Oui, de catégorie A2, 17°, armes et matériel de guerre. Sa détention est punie de 5 ans de prison, autant qu’un fusil d’assaut. Mais il est douteux qu’un masque de peinture, dont le port est obligatoire sur les chantiers, soit qualifiable de matériel spécialement conçu pour l’usage militaire de protection contre les agents chimiques, sauf à faire des magasins de bricolage des dépôts d’arme. Mais lors pourquoi cette garde à vue ? Excellente question. J’y reviendrai.

Pourquoi la querelle de clocher entre deux parquets ? J’ai déjà connu une situation similaire en 2013, lors de la manif pour tous du mois de mai qui a dégénéré esplanade des Invalides. Beaucoup de manifestants interpellés (plus de 200), au point de saturer les commissariats parisiens, et du coup certains ont été envoyés en banlieue, donc dans des ressorts périphériques (Bobigny, Nanterre ou Créteil). Du coup leur parquet devenait compétent pour surveiller la mesure. Sauf que les déferrements (pour des rappels à la loi, seule fois de ma vie que j’ai vu cela) ont bien eu lieu à Paris. J’aime autant vous dire qu’une telle procédure devant un tribunal aurait eu une espérance de vie inférieure à celle d’un débat serein sur Twitter.

Ce que ce récit montre, une fois de plus dirai-je, est le problème fondamental de la garde à vue. Elle a une tare congénitale : elle a été conçue pour violer les droits de la défense. Elle est née d’une pratique apparue avec la loi de 1897 qui a fait entrer l’avocat dans le cabinet des juges d’instructions, qui à l’époque du code d’instruction criminelle instruisait quasiment toutes les affaires pénales, hormis les contraventions. C’était le juge de la mise en état du pénal, l’instruction pouvant se résumer à une audition, avec ordonnance de renvoi rendue dans la foulée. En 1897, après un siècle de tranquillité, les avocats arrivent dans les cabinets d’instruction. Fureur des juges d’instruction, qui perçoivent cette mesure comme dirigée contre eux, et y voient la fin de la répression et l’aube de l’ère du crime impuni (oui, la même ritournelle qu’en 2011 lors de l’arrivée de l’avocat en garde à vue, on a l’habitude d’être mal accueillis). Et pour contourner la loi, ils vont avoir une idée géniale. Le code d’instruction criminelle, comme le code de procédure qui lui a succédé désormais, prévoit que le mis en examen (l’inculpé, à l’époque) ne peut être interrogé que par le juge d’instruction, la police se contentant de recueillir les témoignages. Or le suspect, avant d’être coupable de son crime, en est forcément le témoin. Il peut donc être entendu comme témoin avant d’être inculpé et qu’un vilain avocat ne vienne déranger une si belle machine à punir. Voilà la naissance de la garde à vue. Qui, par retour de karma, va devenir la norme avec la généralisation de l’enquête préliminaire, et a fait que le juge d’instruction ne s’occupe plus que de 5% des procédures, et a rendu possible d’envisager sa suppression en 2008.

Cette tare congénitale a encore des effets sensibles aujourd’hui. La garde à vue est conçue comme le règne de l’arbitraire, pudiquement dissimulé sous des paillettes et des fanfreluches juridiques pour faire semblant que c’est rigoureusement encadré. Par exemple, en empilant des droits inutiles, qui alourdissent inutilement la tâche des enquêteurs (et du coup rallongent la garde à vue), comme l’obligation de recueillir les observations du gardé à vue sur une éventuelle prolongation. Vu qu’il est contraint de rester là, on se doute qu’il n’est pas d’accord, et qu’il le dise ne changera rien. À Paris, on lui notifie même les droits liés à une arrestation en haute mer. Oui, à Paris. (C’est sur le PV de notif, entre le droit de faire des observations et la remise du document prévu par l’article 803-6 qu’en fait on ne lui a pas remis mais on lui fait signer un papier qui dit que si). La jurisprudence veille à protéger cet arbitraire, même si la CEDH tente d’y mettre bon ordre, et y parviendra, quitte à ce que ça mette le temps. Ainsi, la cour de cassation fait de la décision de placement en garde à vue une décision souveraine, ce sont ses mots, de l’officier de police judiciaire. Pas de contrôle de nécessité ou de proportionnalité.

La garde à vue a lieu sous le contrôle du procureur de la République, sauf quand elle a lieu dans le cadre d’une instruction. Oui, le juge d’instruction, qui seul peut interroger les mis en examen, chapeaute leur audition par les services de police tant qu’ils ne sont pas mis en examen. La loi a consacré leur rébellion de 1897 et a fait de cette tartufferie la loi.

Ce contrôle suppose l’information immédiate du procureur. Qui à Paris se fait par… l’envoi d’un fax. Qui entre 19 heures et 9 heures arrivera dans un bureau vide. Mais la cour de cassation juge que cette information est suffisante. Le procureur a ensuite des compte-rendus téléphoniques avec l’OPJ. Il ne lit aucun PV (et certainement pas les observations de l’avocat). Ça ne lui est pas interdit, il n’a pas le temps. Il ne sait du dossier que ce que l’OPJ lui en dit. C’est là le seul contrôle que prévoit la loi. Il n’existe aucune action permettant de contester devant un juge une privation de liberté en cours pouvant aller jusqu’à 48 heures, et même dépasser cette durée, mais cette fois avec l’autorisation du juge des libertés et de la détention, devant qui le gardé à vue comparaît. Tout va bien alors ? Ahah. Devinez qui n’est pas invité ? L’avocat. Oui, le JLD rend une décision sur un maintien de privation de liberté sans que l’avocat ne soit entendu, ce même si le gardé à vue en a choisi un dès le début.

L’avocat, enfin, qui peut assister son client lors des auditions et confrontations, mais depuis 2011 seulement, les lecteurs de ce blog auront suivi ce combat en direct. Sa présence a été imposée par la CEDH. Mais le législateur a veillé à entraver au maximum sa tâche, en lui interdisant l’accès au dossier. Pourquoi ? La réponse figure aux débats parlementaires de l’époque, et se trouve dans la bouche du garde des Sceaux de l’époque : mais parce que le dossier n’existe pas en flagrance. D’où mon combat pour un usage plus répandu du droit de garder le silence : l’OPJ aura accès à mon client quand j’aurai accès à son dossier. Donnant donnant.

Enfin, cerise sur le gâteau : vous ne pouvez contester la légalité d’une garde à vue que devant la juridiction de jugement. Ce qui implique nécessairement une chose et en suppose une autre. Cela implique que la garde à vue est nécessairement terminée, donc aussi illégale fut-elle, elle sera allée à son terme sans que vous n’ayez rien pu y faire ; et cela suppose qu’un tribunal soit effectivement saisi, faute de quoi, vous n’avez aucun recours (mais hey vous dira-t-on, de quoi vous plaignez-vous, vous n’êtes pas poursuivi ?). C’est précisément le cas de Paul, qui au terme de sa garde à vue a semble-t-il accepté une alternative aux poursuites, c’est à dire accepté une sanction, donc reconnu sa faute, donc admis que sa garde à vue était justifiée, en échange de quoi cette mesure alternative, qui n’est pas une peine, n’est pas inscrite à son casier judiciaire. Aucun juge ne connaitra jamais de cette procédure.

Ceci est le mode normal de fonctionnement de la garde à vue, et, hormis les avocats, personne ne trouve à y redire, tant le “on a toujours fait comme ça” est un argument puissant dans le monde judiciaire. La loi prévoit que votre liberté peut être suspendue discrétionnairement, arbitrairement, sans recours, pendant 48 heures, sans que vous n’ayez aucun moyen de le contester.

Ceci, BetterCallBen a raison, viole le droit à la sûreté proclamé par les Révolutionnaires. Nous sommes indignes de leur héritage.


Retrouvez BetterCallBen sur Twitter : @BetterCallBen

vendredi 2 septembre 2016

Tout au bout de nos peines...

Billet écrit à quatre mains par Titetinotino, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, et votre serviteur. Des quatre mains, trois furent celles de Titetinotino, outre quatre bons doigts. Tout ce que ce billet contiendra de bon est la seule œuvre de Titetinotino, les maladresses, erreurs et approximations seront de mon seul fait.
Eolas


« Tout au bout de nos peines
Si le ciel est le même
Tout au bout de nos vies
Aurons nous tout écrit ?
De nos chagrins immenses
De nos simples violences
Qu’aurons nous fait de vivre ?
Qu’aurons nous fait de nous ?… »

Qu’aurons-nous fait de nous ?

C’est par cette chanson d’Isabelle Boulay, -ay, et non -et, que m’est venue l’idée de ce billet.

En effet, en cette période pré-électorale où il est de bon ton de parler de Justice et de sécurité, la question de la prison et des peines occupe régulièrement ceusses et celles qui s’interrogent sur leur efficacité (cherchent à récolter le maximum de voix – rayer la mention inutile).

Je suis conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP). On nous appelle SPIP (« je veux voir ma SPIP » revient régulièrement en détention alors que le SPIP, c’est le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation) , travailleurs sociaux, éducateurs (c’était le cas dans un autre temps, avant 1999), c’est selon. On nous appelle également les bisounours, les gôchistes qui ne pensent rien qu’à faire libérer les personnes placées sous main de justice (PPSMJ) incarcérées. On parle très peu de nous, sauf quand un fait divers vient faire la une de l’actualité et qu’il s’avère que le mis en cause était suivi par le SPIP. Le scandale absolu !

Quoi ?
Comment est-ce possible ?
Comment la justice laxiste (ce qui est un pléonasme dans l’esprit de nombre de gens) a-t-elle pu ne pas prévoir que cette personne allait passer à l’acte ?
Comment le CPIP, avec sa boule de cristal de dotation, n’a t-il pas pu prévoir cette récidive ?
Comment le CPIP responsable de son suivi n’a pu l’empêcher d’agir ?
Comment le Juge de l’application des peines, cet inconscient, a t-il pu décider de la libération anticipée de cette personne ?
Ces questions alimentent sans cesse les débats, par besoin de chercher des responsabilités là où on peut en trouver, ou simplement parce qu’aujourd’hui, la part d’humanité et d’imprévisibilité qui siège en chaque être humain est de moins en moins tolérée. On veut tout prévoir, tout contrôler, même si ce qui ne peut l’être, parce que ça rassure.

Mais au fait, l’aménagement des peines est-il vraiment un signe de laxisme ? J’en vois certains qui, de prime abord, répondront forcément oui. Aussi, j’espère pouvoir leur faire changer d’avis. Derrière ce questionnement, c’est le sens de la sanction et son utilité sociale qui sont interrogées. Punir ! Oui, punir, mais pourquoi ? A une époque, on parlait de châtiment. Ah qu’il était bon ce temps où sur la place publique, les bonnes gens assistaient aux exécutions publiques, aux châtiments corporels. La sanction devait avoir un impact sur la société, devait faire peur pour soit-disant dissuader ceux qui auraient été tentés par le crime ou les délits. L’impétrant devait également expier pour ses péchés, ce qui donnait un sens particulièrement judéo-chrétien à la peine infligée. Arf, arrêtez donc de vous délecter de cette époque pas si lointaine, nous sommes en pays civilisé (enfin, il paraît) ! Il a donc fallu que des droits de l’hommistes (encore eux) considèrent qu’il n’était pas admissible de faire subir des sévices au nom de la Justice pour que progressivement la sanction pénale prenne une autre dimension, notamment par l’emprisonnement. C’est donc la prison, aujourd’hui, qui représente le summum de la sanction, celle qui enferme et tient à l’écart de la société tous ceux qui à un moment de leur existence n’ont pas respecté le pacte social qui nous permet de vivre (ou survivre, merci Daniel Balavoine) entre nous, sans que cela ne tourne à l’archaïsme. Mais ? Et oui, parce qu’il y a un mais. On en revient toujours à la même interrogation.

A quoi doit servir cette peine ? Punir ? Eduquer ? Réparer ? Protéger la société ? Prévenir une éventuelle récidive ? Permettre la réinsertion (oh le vilain gros mot!) ?

Un peu tout ça à la fois, je dirais. Et c’est là que le bât blesse. Oublier l’un de ces objectifs, c’est simplifier cette équation fragile qui pourtant est si nécessaire au vivre ensemble. C’est dans ce cadre que se situe l’aménagement des peines, qui n’est pas la mesure phare du laxisme, mais plutôt un pari sur l’avenir qui tient compte de ces multiples objectifs, et contribue, à terme, à la sécurité publique, terme si cher à une fange d’un certain électorat. Non, ce n’est pas une connerie que de dire cela !

Ce qui va suivre est tiré de mon expérience de CPIP. Le prénom, ainsi que certains éléments ont été modifiés, afin de préserver l’anonymat, sans que cela ne nuise à la réalité de la situation.

Jean-Pierre est incarcéré depuis 14 ans. Il a été condamné suite à des faits graves, il ne le nie pas. Avant son incarcération, il menait une vie d’errance, faite de larcins, de beuveries, et d’aller-retours en prison. Jamais il n’a pu vraiment se stabiliser, et… arriva ce drame. Imbibé d’alcool, de stupéfiants, il n’a pas pu se contrôler ce soir-là. Une dispute, une énième, et la violence laissa la place à la parole. Il se demande encore aujourd’hui comment il a pu en arriver là, ce n’est pas ce qu’il voulait. C’était son ami. Il partageait avec lui tous ses moments d’infortune, et pourtant… Cette sensation de ne jamais pouvoir réparer le hante. Il purge sa peine, comme on dit. Avec le crédit de réduction de peine accordé dès le début de sa détention et les remises de peine, il sort dans 3 ans. 3 ans, c’est loin, mais en même temps si proche.

Une première parenthèse s’impose ici sur le droit de l’application des peines, cette belle matière qui provoque bien des nœuds au cerveau des pénalistes qui préfèrent la lumière des Cour d’Assises que la petite salle à côté du parloir avocat qui sert de salle d’audience, au sein de l’établissement pénitentiaire. Beaucoup de mékéskidis ne comprennent pas que celui qui a été condamné à 10 ans ne les fassent pas (mais certains semblent tout aussi choqués que celle qui a été condamnée à 10 ans puisse les faire). A quoi diable riment ces réductions de peine ? Le tribunal a prononcé X ans, de quel droit réduit-on cette peine ? Et qu’est-ce que ces réductions à crédit, et ces réductions supplémentaires ? Y a-t-il des soldes dans la répression ?

La première question trouve sa réponse dans ce billet. Il s’agit de la lutte contre la récidive. On va y revenir avec Jean-Pierre.

La deuxième question a une réponse aussi simple : du même droit que celui avec lequel on a prononcé la peine : le droit pénal et sa cousine germaine la procédure pénale. Cette discipline couvre de la découverte de l’infraction et de l’enquête pour en identifier l’auteur jusqu’à l’exécution de la sanction, en passant bien sûr par le jugement des faits, qui n’est en réalité qu’une étape intermédiaire du droit pénal et en aucun cas son aboutissement (sauf en cas de relaxe ou d’acquittement bien sûr, qui n’est pas l’hypothèse la plus fréquente).

Quant aux deux dernières, voici. Jusqu’en 2004, la loi prévoyait des réductions de peine et des réductions de peine supplémentaires. Les premières étaient de fait systématiquement accordées, quitte à être retirées par la suite en cas de comportement problématique en détention. Les juges d’application des peines souffrant de tendinites à force de signer des ordonnances à la pelle, une réforme de 2004 (j’insiste sur l’année : c’est une réforme de droite) a créé le crédit de réduction de peine (CRP), accordé automatiquement au début de la peine, sans intervention du juge de l’application des peines (le crédit est appliqué directement par le greffe de l’établissement). Ce crédit est de 3 mois la première année, 2 mois les années suivantes et pour les durées inférieures à un an, sept jours par mois dans la limite de huit semaines. En outre des remises supplémentaires de peine (RPS) de 3 mois par année de peine à purger peuvent être octroyés par le juge de l’application des peines sous réserve d’avoir justifié d’efforts dans le parcours d’exécution de peine en terme de travail, de formation, d’obtention de diplôme, d’indemnisation des parties civiles, de soins…). Fin de la première leçon de droit de l’application des peines.

— « Qu’est-ce que je vais faire ? Je n’ai rien : ni logement, ni soutien familial, ni travail. Cela m’angoisse. Je n’y arriverai pas tout seul, je vais replonger si je n’ai pas d’aide. Cela fait si longtemps que je suis incarcéré. »

Il a été compliqué pour Jean-Pierre de s’adapter à la détention, au règlement. Il avait envie de tout casser. C’était plus fort que lui. Le temps lui a permis au fur et à mesure de se saisir de l’utilité d’un suivi addictologique, d’un suivi psychologique, de prendre conscience de son impulsivité, puis de penser à son avenir. Tout au bout de la peine, il y a forcément la sortie. Les personnes détenues, entre elles, aiment à dire « la prison, c’est dur, la sortie, c’est sûr » (quoique certains seraient enclins à ce que celle-ci n’intervienne jamais, au détriment de la philosophie de notre droit pénal qui consacre le fait que nul ne peut être condamné pour ce qu’il pourrait être susceptible de commettre ou de penser). Mais la sortie, dans quelles conditions ? Voilà l’alpha et l’omega de la dynamique sous-jacente à un aménagement de peine.

Progressivement, à l’aide de son CPIP référent, Jean-Pierre sollicite des permissions de sortir pour rencontrer des structures qui pourraient le prendre en charge, et ainsi l’aider dans sa reconstruction. Il y a bien longtemps que sa période de sûreté est terminée, et qu’il est dans les délais pour prétendre à ce type de mesure.

Ressortez vos cahiers à spirale.
La période de sûreté est une période de la peine durant laquelle le condamné ne peut prétendre à aucune permission de sortir, ni aménagement de peine, ni fractionnement ou suspension de peine pour raison médicale. Néanmoins, en cas de circonstances familiales graves (oui, le législateur a tout de même eu une once d’humanité), il est possible de solliciter une autorisation de sortie sous escorte qui permet d’aller éventuellement au chevet d’un proche mourant ou d’assister à des obsèques. C’est le refus d’une de ces mesures qui avait provoqué il y a un an des désordres et le blocage de l’autoroute A1 par des Gens du voyage ; étant précisé que cette dernière peut être accordée à tout moment de la peine pour une personne n’ayant jamais obtenu de permission de sortir, et dont il apparaît que cette modalité soit la plus adaptée. Le plus compliqué, c’est d’obtenir une escorte disponible, ce qui, ne nous le cachons pas, n’est pas toujours simple.

Cette période de sûreté est de droit et court jusqu’à la mi-peine (sauf décision motivée de la juridiction qui peut l’allonger jusqu’au deux tiers de la peine, pas la réduire) pour les condamnations à 10 ans et plus d’emprisonnement ou de réclusion criminelle, relatives aux infractions spécialement prévues par la loi (meurtre aggravé, viol, faits de terrorisme etc…). La mi-peine s’entend du fait d’avoir purgé une durée égale à celle restant à purger, néanmoins, sachez que les CRP et RSP ne s’imputent que sur la partie postérieure à la sûreté. Les mineurs condamnés ne font pas l’objet de période de sûreté. Cette période est de 18 ans pour les condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité (RCP, à ne pas confondre avec les CRP, vive l’administration et ses sigles) qui sont primaires (c’est à dire condamnés pour la première fois ou du moins sans être en état de récidive légale), 22 ans pour les récidivistes, et dans certains cas, peut aller jusqu’à 30 ans. Il est toujours possible de solliciter un relèvement de celle-ci en déposant une requête, si la personne condamnée justifie d’efforts exceptionnels, et de gages sérieux de réinsertion et de réadaptation sociale. Le Tribunal de l’application des peines, composé de 3 JAP, un greffier, un représentant du ministère public, et un représentant de l’administration pénitentiaire examine la situation du requérant. A l’issue des débats, et du délibéré, les magistrats peuvent décider d’un rejet, d’un relèvement partiel ou total. Concernant les permissions de sortir, il en existe divers types : maintien des liens familiaux (MLF – art D.145 du code de procédure pénale), préparation à la réinsertion sociale (art D.145 du code de procédure pénale|https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006515556&cidTexte=LEGITEXT000006071154) ; participation à une activité sportive ou culturelle, présentation devant un employeur, présentation dans un centre de soins, comparution devant une juridiction (art D.143 du code de procédure pénale).

La loi fait le distinguo selon que le condamné est incarcéré en maison d’arrêt (prévenus et condamnés à des courtes peines, ou en attente de transfert en établissement pour peines), ou en établissement pour peines : centre de détention (condamnés à 2 ans et plus, jusqu’à la perpétuité, au profil considéré comme peu dangereux) ou en maison centrale (profils considérés comme « dangereux », avec de très lourdes peines, souvent la perpétuité).

A présent, bienvenu dans le fameux casse-tête des délais !
L’octroi de ce type de mesure n’est subordonné à aucune condition de délai pour les condamnés à une peine privative de liberté égale ou inférieure à un an.
En maison d’arrêt, comme en maison centrale, pour les autres, ils doivent avoir effectué la moitié de leur peine et avoir un reliquat de peine inférieur ou égal à 3 ans.
En centre de détention, les personnes détenues sont permissionnables (oui je sais, ce n’est pas beau) à partir du tiers de peine pour les permissions Maintien des Liens Familiaux et préparation à la réinsertion sociale, mi-peine pour celles d’une journée relevant de l’article D.143 du code de procédure pénale. Pour les permissions Maintien des Liens Familiaux, elles peuvent être de 1 à 5 jours, et une fois par an, de 10 jours.
Les condamnés en aménagement de peine sous bracelet électronique, semi-liberté ou placement extérieur peuvent aussi bénéficier de permissions de sortir. Concrètement, le placé sous surveillance est dispensé de ses horaires de présence à domicile, le semi-libre, de réintégrer le centre de semi liberté le soir, et le placé à l’extérieur, de toute obligation lié à sa surveillance.

Revenons-en à Jean-Pierre.

Après 14 ans d’incarcération, le retour vers l’extérieur n’est pas si simple, tant la vie en prison diffère de la vie à l’extérieur. En plus, la société a changé. C’est le juge de l’application des peines qui décidera de lui octroyer ou non la permission de sortie, en Commission d’application des peines après avis du représentant du ministère public, du SPIP, de la direction de l’établissement et du gradé de détention. Oui, c’est comme une audience, mais sans le condamné et son avocat. Ça va plus vite. Durant la Commission d’Application des Peines, la situation de Jean-Pierre sera examinée sous toutes les coutures :
Que fait-il en détention ? Travail, formation, cours scolaires, suivi médical ? Quelle réflexion sur les faits ? Effectue t-il des versements volontaires pour indemniser les parties civiles ? Et la sortie, qu’est-ce qu’il envisage ? Il a du soutien ? Respecte t-il le règlement ? Vous voyez, le magistrat ne prend pas sa décision au petit bonheur la chance. Il s’entoure d’éléments qui lui permettront de prendre sa décision, tout en sachant que cela ne saurait préjuger de ce qu’il pourrait éventuellement se passer. Non, personne ne peut prédire l’avenir ! Il y a forcément une part de prise de risque, parce que les personnes détenues sont des êtres humains, comme vous et moi, et pas des machines programmables ou programmées. Lors d’un débat contradictoire (c’est comme une Commission d’Application des Peines, mais en présence du condamné et de son avocat ; ça va moins vite du coup) qui statue sur l’octroi d’un aménagement de peine, ce sont les mêmes enjeux.

Sur le parking de l’établissement, Jean-Pierre se sent mal. La vue sur l’horizon, les arbres, l’espace lui donnent le vertige. Il est trop habitué à évoluer dans un espace confiné, derrière de hauts murs. Mais cela lui fait du bien. Enfin, un pied dehors. Il attend l’éducateur de l’association qui serait susceptible de le prendre en charge ultérieurement. Il appréhende car il souhaite réellement être aidé. Il sait que dans 3 ans, il pourrait très bien se retrouver sur ce même parking, seul, avec ses bagages, et sans endroit où aller (Bien que cela reste possible de travailler une prise en charge à l’issue d’une peine, mais c’est souvent plus délicat faute de place disponible, et de financement. Sans rentrer dans des détails complexes, il existe des conventions entre les SPIP et certaines structures d’accueil qui permettent d’obtenir des places pour les personnes placées sous main de justice dans le cadre d’un aménagement de peine).

Les entretiens se sont bien déroulés. Il a pu visiter les locaux, rencontrer l’équipe de travailleurs sociaux, l’équipe médicale, et certains autres résidents. Cela le rassure de savoir qu’il pourra être accompagné dans ses futures démarches. Il veut s’en sortir mais il a tellement de choses à faire : trouver un travail, un logement, ne plus retomber dans ses addictions. Il a conscience qu’il n’y arrivera pas seul, même s’il lui a fallu du temps pour l’admettre. La structure a donné son aval pour le prendre en charge sous la forme d’un placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle dans 3 mois, ce qui va lui laisser le temps de préparer l’audience devant le Tribunal de l’application des peines. Cela fait un an et demi qu’il a déposé sa requête en aménagement de peine. Entretemps, il est allé dans un des trois Centres Nationaux d’Évaluation (CNE) qui a procédé à une évaluation de sa dangerosité pendant 6 semaines. A l’issue, la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté (CPMS) s’est réunie et a émis un avis, qui n’est que consultatif. Ne me demandez pas pourquoi, mais bien souvent, il est défavorable. Enfin, d’après mon expérience, ce qui n’est peut-être pas représentatif de la jurisprudence nationale.

Un peu d’explications.
A la mi-peine, tout condamné peut former une requête en aménagement de peine. Ceux qui relèvent du CNE et de la CPMS (condamnés à 10 ans et plus pour des infractions spécialement prévues, qui sont les mêmes que celles rentrant dans le champ d’application de la période de sûreté et plus largement de la rétention de sûreté) devront forcément satisfaire à une mesure probatoire de 1 à 3 ans : placement sous surveillance électronique (PSE), le fameux “bracelet électronique”; placement sous surveillance électronique mobile (PSEM), qui suppose de se déplacer avec un boitier qui indique en permanence sa position  ; semi-liberté (SL) où le condamné dort dans un centre de semi liberté et sort dans la journée pour exercer un travail ou suivre une formation par exemple, placement extérieur (PE), avant de bénéficier d’une libération conditionnelle – allez, un dernier petit acronyme pour la route, on aime bien, LC. On parle alors de mesure probatoire à la libération conditionnelle, mesure probatoire, car il s’agit d’une période durant laquelle il doit faire ses preuves. Mais, une mesure probatoire peut être prononcée également pour n’importe quel autre, si le juge de l’application des peines estime qu’il est préférable qu’il fasse d’abord ses preuves en étant plus encadré. Dans ce cas, elle peut être de quelques mois.
Mais, une mesure probatoire à la libération conditionnelle peut aussi être sollicitée avant la moitié de la peine par ceux ne relevant pas du CNE et de la CPMS, et qui devront alors être sous le régime de celle-ci au moins jusqu’à qu’à la date fatidique.

Mais… Mais, non, il n’y a plus de mais.
Quoique…

A deux ans de la fin de peine (un an pour les récidivistes), il est possible de se voir octroyer un PSE, une SL, ou un PE (maintenant que les acronymes n’ont plus de secret pour vous) « sec », sans LC à l’issue.
Et, depuis la réforme Taubira de 2014, la situation de chaque détenu est examinée aux deux tiers de peine pour que, potentiellement, une libération sous contrainte (LSC) puisse leur être accordée (peine ou cumul de peines inférieur ou égal à 5 ans), ou une LC (peine ou cumul de peines supérieur à 5 ans). L’exécution de ces dernières mesures s’effectue selon les mêmes modalités que précédemment, sauf qu’il n’y a pas de mesure probatoire sur la LSC, qui ne nécessite, selon la loi, que d’un lieu d’hébergement stable, alors que pour le reste, il convient nécessairement d’avoir un projet de sortie (travail, formation, prise en charge par une structure).
Indigeste, vous avez dit indigeste, le droit de l’application des peines ?



Jean-Pierre n’a pas pu demander de permissions maintien des liens familiaux, ce que généralement, les autres, ceux qui sont soutenus par leur famille, font. C’est tellement compliqué avec ses proches qu’il a préféré oublier. Tant pis ! Même si dans l’absolu, cela fait aussi partie de la préparation à la sortie, n’en déplaise à ceux qui pensent qu’il ne s’agit que de vacances accordées aux personnes détenues. Reprendre sa place auprès des siens n’est pas chose aisée, les parloirs n’étant bien souvent pas l’endroit pour parler de la réalité parfois dure du quotidien. Cela demande du temps.

Devant le tribunal de l’application des peines, Jean-Pierre revient sur les faits qu’il a commis, son parcours de vie, son parcours de détention qui au départ était fluctuant, le sens qu’il donne à la peine qu’il purge, ses futurs projets de vie, ses difficultés passées et ce qu’il en fait aujourd’hui. L’administration pénitentiaire (SPIP + direction de l’établissement) est favorable à sa requête en aménagement de peine sous la forme d’un placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle dans la mesure où il justifie d’efforts sérieux dans sa détention, qu’il a pris conscience de ses fragilités, qu’il a mis en place des suivis médicaux et qu’il dispose d’un projet finalisé avec une prise en charge adaptée à sa situation qui lui permettra de se réinsérer dans la société de manière progressive ; le parquet est sans opposition pour les mêmes raisons même s’il relève que la réflexion sur les faits reste à approfondir (évidemment, cela lui ferait trop mal d’être favorable – bisous les parquetiers). Stressé, Jean-Pierre, qui était accompagné de son avocat commis d’office, quitte la salle d’audience (qui se trouve dans l’établissement), en attendant le délibéré qui sera rendu dans un mois.

Par jugement du tribunal d’application des peines de Trifouillis-les-Oies, Jean-Pierre est admis au bénéfice du placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle à compter du 1er avril 2016. La placement extérieur durera 1 an, période durant laquelle il sera écroué et compté dans l’effectif de la maison d’arrêt compétente où se trouve la structure où il sera placé. On appelle ça les personnes écrouées, non hébergées. Durant cette année, il bénéficiera d’une prise en charge complète et devra respecter le règlement intérieur de la structure sous peine que le juge de l’application des peines soit alerté. Il devra poursuivre ses soins, rechercher un travail ou une formation, indemniser les parties civiles, ne pas paraître sur le lieu des faits, et justifier de ses démarches auprès du Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation qui le suivra. Il pourra en profiter pour faire ses démarches de recherches de logement quand il sera stabilisé. Il aura également des horaires de sortie à respecter. A l’issue de cette année, si tout se passe bien et qu’il respecte ses obligations, il sera admis au régime de la libération conditionnelle, ce qui veut dire qu’il ne sera plus ce numéro d’écrou, le fameux matricule qui identifie toutes les personnes incarcérées de France et de Navarre. C’est symbolique mais cela sous-entend plein de choses, et n’est pas anodin dans le retour à la liberté. Encore une étape de franchie ! Le suivi du SPIP se poursuivra jusqu’à la date de fin de la peine. Il sera convoqué régulièrement pour faire le point. Le juge de l’application des peines se souciera du respect de ses obligations jusqu’à la même date. Si Jean-Pierre faillit, y fait défaut, il sera rappelé à ses obligations. Si cela lui arrive trop souvent, ou qu’il commet des infractions, il peut se voir retirer la mesure, ce qui implique une ré-incarcération pour qu’il finisse d’exécuter le restant de sa peine, et purger la nouvelle en cas de nouvelle condamnation. Comment ça ? L’aménagement de peine n’est donc pas qu’une mesure de faveur qui ne sert qu’à libérer les pôvres détenus avant la date prévue ? Tout n’est donc pas acquis ? Mince alors, ce n’est pas si laxiste que ça finalement. Mais sinon, qu’est-ce que cela apporte de plus à la société ?

Avant son incarcération, Jean-Pierre était isolé, et SDF. Il était parasité par ses addictions et son impulsivité. Il a profité de sa peine pour prendre en compte sa situation et mettre en place des choses en réponse à ses fragilités. Seulement, la prison n’est pas l’extérieur, et il y a tout un tas de difficultés auxquelles il va se retrouver confronté une fois sorti. Ainsi, ne vaut-il pas mieux qu’il bénéficie d’un encadrement et d’un accompagnement pour l’aider à faire face, tout en restant sous contrôle, que de sortir tout au bout de sa peine, qu’aurons nous fait de lui ?

Qu’aurons nous fait de lui, pour qu’il puisse réintégrer notre société dans de meilleures conditions ?
Qu’aurons nous fait de lui, pour éviter qu’il ne récidive ?
Qu’aurons nous fait de lui ?

Nota : Vous noterez que ce récit ne laissait pas la place à l’évocation des alternatives à l’incarcération qui, dans la pratique, ont la même essence philosophique que les mesures d’aménagement de peine, et qui renvoient, elles aussi, à l’utilité sociale de la sanction. Aujourd’hui, l’emprisonnement est la référence de notre système, mais il ne saurait être la réponse absolue, tant les conséquences qui en découlent ne permettent pas de dire qu’il est satisfaisant pour répondre à TOUS les objectifs dévolus à la sanction pénale. Il faut toujours conserver à l’esprit que toute personne incarcérée, en temps normal, à vocation à réintégrer notre société, toute la question étant de savoir dans quelles conditions. Seulement, dans notre société, sommes-nous prêts à accepter que la condamnation n’est pas destinée uniquement à « faire payer » le coupable pour le ou les faits qu’il a commis, comme une sorte de substitut de vengeance ? Tant que nous n’aurons pas dépassé cette idéologie… Autant dire que nous n’avons pas le cul sorti des ronces…

dimanche 31 juillet 2016

Les déconneurs du Monde

Je suis sorti effaré de la lecture d’un article de la rubrique “les Décodeurs” du Monde intitulé “le juge d’application des peines au cœur des accusations. Une tel ramassis d’approximations quand ce ne sont pas des erreurs flagrantes et des confusions grossières a de quoi me laisser sans voix, ce qui chez un avocat est chose rare, et est désespérant à trouver dans une rubrique se voulant de vérification et de pédagogie, et qui d’habitude remplit fort bien ce rôle. Errare humanum est : l’article a été promptement mis hors ligne, mais pas assez promptement pour que je n’aie quasiment fini le premier jet de cet article, que je publie donc néanmoins.

Je n’aurai jamais la prétention de prétendre que la justice est simple, mais elle n’est pas compliquée au point d’être au-delà de la compréhension humaine. Vous allez voir que la rectification n’est pas si longue que cela.

L’article s’intitulait Le juge d’application des peines au cœur des accusations, et reprenait la polémique dans un verre d’eau qui a agité cette semaine les réseaux sociaux, où la patte d’un parti d’extrême droite dont le nom commence par F et finit par haine était nettement perceptible. L’objet de la polémique : l’assassinat odieux du prêtre de la paroisse de Saint-Étienne-du-Rouvray aurait été rendue possible par la décision prise par un juge d’application des peines de libérer l’auteur probable des faits, abattu par la police peu de temps après. Bref, c’est encore une fois de la faute d’un juge. Il faut l’identifier et le punir. La chasse à l’homme a été lancée sur les réseaux et a tourné court, et pour cause : la proie n’existait pas. Aucun juge de l’application des peines n’est intervenu dans ce dossier ni n’a jamais eu à connaître du cas du principal suspect.

Rappelons donc le schéma d’une procédure judiciaire pénale.

Au début est le crime (ou le délit). Un fait est commis que la loi interdit et réprime pénalement (si la loi se contente d’interdire, sans assortir d’une sanction pénale, prison ou amende, ce n’est pas une infraction, on n’est pas dans le droit pénal).

Dans un premier temps a lieu la phase policière[1]. Soit que la police découvre elle-même l’infraction (c’est une de ses missions que de les rechercher en permanence), soit que la victime, un témoin ou le procureur de la République, qui a la haute main sur les poursuites des infractions le lui demande.

Cette phase peut se décomposer en deux temps. Le premier est quand l’infraction vient de se commettre. Les indices sont encore intacts, le suspect n’est pas loin, il y a urgence à agir. Cette phase s’appelle la flagrance. Elle est limitée dans le temps à quinze jours maximum, et laisse à l’officier de police judiciaire (l’OPJ) en charge du dossier une large autonomie d’action et d’initiative. Il peut notamment décider de mesure coercitives sans en référer à quiconque (perquisitions, gardes à vue, etc), autrement que par des comptes-rendus au procureur de la République, qui doivent cependant être faits le plus rapidement possible, pour qu’il exerce sa mission de surveillance des procédures. Le second est l’enquête préliminaire. Elle peut succéder à la flagrance, ou, si les faits sont déjà anciens, en être l’unique composant. Dans cette hypothèse, l’OPJ a perdu son autonomie. Il dépend des instructions du procureur de la République, et même de son autorisations pour l’emploi de moyens coercitifs (les plus puissants étant carrément soumis à l’autorisation d’un juge).

Cette phase peut constituer l’unique phase préparatoire. Si l’enquête de police a réuni tous les éléments utiles pour établir la réalité des faits et identifier leur auteur, le procureur peut envoyer ce dossier (et le suspect) devant le tribunal. Ainsi, tous les dossiers jugés en comparutions immédiates sont préparés uniquement en flagrance.

Cependant, si les faits sont complexes, graves, ou si les suspects ont été interpellés mais que l’enquête n’est pas terminée, le procureur peut décider de recourir à une super-phase préparatoire, confiée à un juge enquêteur, aux pouvoirs très étendus, car il est juge. C’est l’instruction, ou information judiciaire (les deux termes sont synonymes). L’instruction a un intérêt essentiel aux yeux du parquet : c’est la seule hypothèse où les suspects peuvent être incarcérés pendant l’enquête, ce qu’on appelle la détention provisoire. Que ce soit clair : le parquet ne saisit quasiment jamais un juge d’instruction s’il ne veut pas cette détention provisoire, ou à tout le moins une restriction de la liberté du suspect, le contrôle judiciaire. De réforme en réforme, les lois successives ont attribué au parquet des pouvoirs d’enquête très larges (le but étant à terme de supprimer cette fonction, car je ne suis pas sûr que le projet ait été définitivement abandonné, même s’il n’est pas dans les cartons de l’actuel gouvernement). Car l’instruction a une particularité essentielle : confiée à un juge indépendant, elle échappe définitivement aux mains du parquet. Le parquet ne peut plus classer sans suite une affaire qui gênerait soudainement sa hiérarchie, qui, rappelons-le, remonte jusqu’au Garde des Sceaux, membre du Gouvernement. Qui a dit Bettencourt ? Qui a dit Tiberi ?

Le juge d’instruction n’est pas nécessairement saisi une fois que la phase policière a identifié et arrêté les suspects. C’est assez fréquent, mais pas systématique. Il peut aussi être saisi afin de démanteler un réseau organisé, en mettant en place des écoutes, de la géolocalisation, des sonorisations (des micros espion dans des lieux privés), des piratages informatiques même. Mais à l’instant où il décide qu’il a assez d’éléments pour interpeller le suspect, c’est la fin du secret. Le suspect se voit notifier sa mise en cause dans l’enquête, c’est la mise en examen, et a dès cet instant un accès à l’intégralité des pièces de la procédure pour pouvoir se défendre. Et c’est bien. C’est parfois un grand moment de mélancolie pour l’avocat appelé pour assister un client déféré devant le juge d’instruction pour sa première comparution quand il découvre des milliers et des milliers de pages de procédure l’attendant. Le suspect, devenu mis en examen, peut aussi à ce moment être placé en détention provisoire, ce qui est moins bien. L’instruction se poursuit et inclut des expertises confiés à des spécialistes, des interrogatoires et confrontations, et toute mesure que le juge estime utile à la manifestation de la vérité dans la limite posée par la loi. On a écrit des traités sur la chose, permettez-moi de ne pas m’y attarder.

Quand le juge estime avoir achevé son travail, il met fin à son enquête et s’ouvre une phase de débat entre les parties sur les suites à tenir. Cette phase s’appelle le règlement. A son terme, le juge prend une ordonnance dite de règlement, qui marque la fin de son travail. Il est déchargé du dossier.

Cette ordonnance peut être de trois types. Soit elle constate qu’il n’y a pas à donner suite à ce dossier (que ce soit pour des raisons juridiques ou de fait). C’est le non lieu. Soit elle constate qu’il y a des charges suffisantes pour soupçonner un délit, et renvoie le dossier devant le tribunal correctionnel : c’est une ordonnance de renvoi. Soit elle constate qu’il y a des charges suffisantes pour soupçonner un crime et saisit la cour d’assises, c’est une ordonnance de mise en accusation. Notons que seul un juge d’instruction peut saisir la cour d’assises, et que l’instruction est donc obligatoire en matière de crime.

Ajoutons que la victime d’une infraction peut décider de se passer de l’intervention du parquet et saisir elle-même directement le tribunal correctionnel ou le juge d’instruction pour qu’il ouvre une information sur les faits.

Voilà comment un dossier arrive devant un tribunal ou une cour d’assises pour être jugé soit, le plus fréquemment, à l’initiative du parquet après la phase policière, soit par renvoi d’un juge d’instruction, soit directement par un particulier.

Puis le procès a lieu, et la personne poursuivie, qu’on appelle prévenu devant un tribunal et accusé devant la cour d’assises, si elle ne m’a pas pris comme avocat, est condamnée. Elle peut exercer des recours (appel puis pourvoi en cassation), mais si elle ne les exerce pas dans les délais ou qu’ils sont rejetés, la décision devient définitive. La peine doit dès lors être exécutée.

C’est à cette phase, et à cette phase seulement, qu’entre en jeu le juge de l’application des peines (JAP). Son rôle consiste à superviser l’exécution de la peine, et à trancher les questions des modalités de son exécution. En aucun cas, le JAP ne peut trancher les questions liées au contentieux de la peine, questions qui appartiennent à la juridiction ayant prononcé la peine. Le JAP peut décider, avant l’incarcération pour une peine n’excédant pas deux années, d’un éventuel aménagement permettant l’exécution de la peine autrement qu’en détention pure et simple, et pour les condamnés incarcérés, traite des questions liées aux réductions de peine, et à la libération conditionnelle.

Le JAP est le juge le plus mal compris de la chaine pénale, et Dieu sait que ce titre est très disputé. Il est perçu comme le juge du laxisme, le juge qui empêche les peines de prison d’être exécutées. Alors qu’en réalité, il est celui qui s’assure de l’exécution des peines, avec le parquet dont c’est aussi la mission et qui peut reprendre l’initiative si le condamné ne répond pas aux convocations et ne respecte pas les décisions du JAP, et surtout, surtout, il est le juge de la lutte contre la récidive.

Ne vous méprenez pas. La lutte contre la récidive est une obsession chez les magistrats, et quoi qu’on en pense, chez les avocats pénalistes aussi : on n’a pas de programme de fidélité, et moins on voit nos clients, plus eux et nous sommes contents. C’est notre point commun avec les oncologues. Et la lutte contre la récidive ne se mène pas dans les prétoires à coups d’années de prison. Elle se mène dans les cabinets des juges d’application des peines, dans les commissions d’application des peines et dans les débats contradictoires en détention, face à face avec le condamné, en prenant en compte sa personnalité, sa situation, et en cherchant avec lui comment il va s’en sortir. Pour cela, les JAP sont assistés d’un service de l’administration pénitentiaire, qui porte le joli nom de SPIP, le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation. Ses agents, les Conseillers d’Insertion et de Probation (CIP), sont dans les établissements pénitentiaires et suivent chaque détenu, et à l’extérieur reçoivent les condamnés non détenus, par exemple ceux ayant un sursis avec mise à l’épreuve ou en liberté conditionnelle pour s’assurer du respect de leurs obligations, et en rendent compte au juge qui peut décider de révoquer le sursis si le condamné ne joue pas le jeu. Ils sont nos interlocuteurs pour nos clients détenus, et leur aide nous est précieuse. J’en profite, chers CIP, pour vous le dire au nom de toute ma profession : nous vous aimons d’amour.

Ce que ne comprennent pas ou à mon avis ne veulent pas comprendre les tenants du tout répressif pour qui, si c’est pas la prison, ça n’existe pas, c’est que les aménagements, ça marche. Le taux de récidive sur peine aménagée est beaucoup plus bas, ça responsabilise le condamné qui voit que s’investir dans une démarche de réinsertion est pris en compte en sa faveur, et l’aménagement permet un retour à la liberté avec un domicile et idéalement un travail sinon une formation qui l’attend. C’est mieux que se retrouver seul sur le parking de la maison d’arrêt avec un ticket de bus et quelques euros en poche à titre de pécule.

Le taux de récidive est plus bas : il n’est pas nul. Et c’est sur ces échecs de l’aménagement que s’appuient les démagogues, et ils ont beau jeu : les réussites sont nettement moins spectaculaires et ne font jamais la Une. Il y en a pourtant de belles.

Dernière chose enfin sur la remise en liberté, soit d’une personne en détention provisoire soit d’un condamné avant sa fin de peine. Oui, certaines de ces personnes vont commettre, une fois retournées en liberté, un acte terrible. Mais cela ne signifie pas qu’au moment où cet élargissement a été envisagé et débattu, elles avaient déjà formé ce projet criminel et jouaient les agneaux pour tromper leur monde. Le passage à l’acte est sans doute un mécanisme psychologique complexe, mais il peut être rapide, instantané même face à des circonstances, et on voit dans les dossiers judiciaires beaucoup plus de passages à l’acte impulsifs plutôt que mûrement préparés et réfléchis. Blâmer un juge d’avoir remis quelqu’un en liberté qui est repassé à l’acte alors qu’au moment où il était devant son juge, il avait sincèrement envie de tourner la page, c’est reprocher au juge de ne pas lire l’avenir. Je n’accepterai la critique que de la part de quelqu’un qui m’aura donné d’avance les numéros de l’euromillion, via cette page, merci.

Donc, que s’est-il passé dans le cas du meurtrier du prêtre de Saint-Étienne-du-Rouvray ?

Il semblerait, d’après les éléments publiés dans la presse, qu’il se serait rendu à deux reprises en Turquie dans l’intention de passer en Syrie rejoindre un mouvement djihadiste. À nouveau intercepté par les autorités turques, il a été extradé en France, interpellé à son arrivée, placé en garde à vue (phase de police) puis au terme de cette mesure présenté à un juge d’instruction spécialisé dans l’antiterrorisme. Il a été placé en détention provisoire pendant 10 mois avant que le juge d’instruction ne décide de sa remise en liberté sous surveillance électronique, ce qui implique qu’il était astreint à rester à son domicile pendant des plages horaires fixes, faute de quoi cela déclenche une alerte et il peut être considéré en état d’évasion. Le parquet n’étant pas d’accord, il a fait appel, et la chambre de l’instruction de Paris, composée de trois magistrats expérimentés, tous anciens juges d’instruction généralement, a confirmé cette décision. Ce jeune homme n’ayant pas été condamné, aucun juge de l’application des peine n’a jamais eu à connaître de ce dossier. Quant à blâmer les juges, vous en avez quatre qui ont participé à cette décision, et encore, s’agissant de la chambre de l’instruction, vous ne pouvez pas savoir si l’un d’entre eux n’a pas exprimé son opposition mais a été mis en minorité. Et le secret du délibéré interdit de révéler ce qui fut, sous peine de prison. Et comme je l’ai dit plus haut, rien ne permet à quiconque d’affirmer qu’au moment où il a demandé et obtenu sa libération, l’intéressé avait déjà formé son intention criminelle.

La France traverse actuellement une épreuve par ces attentats répétés. Le vrai défi qui nous guette est de garder l’esprit lucide et de refuser de sacrifier nos valeurs pour se défendre de ceux qui veulent les détruire. L’opposition est en-dessous de tout à cette occasion, car la proximité d’une élection présidentielle qu’elle pense avoir gagné d’avance alors qu’elle n’a toujours pas choisi son candidat a tout pour lui faire perdre la Raison. Ajoutons à cela le sentiment de culpabilité d’élus locaux terrifiés à l’idée qu’on découvre que leurs discours sécuritaires s’accompagnent dans les faits d’un absentéisme à toute prise de décision concrète sur les questions de sécurité, et vous aurez rapidement une course à l’échalote pour accuser quelqu’un d’autre d’être responsable. Et les juges, astreints au silence de par leur statut, sont une proie toujours tentante pour les démagogues.

Note

[1] Policière étant entendu au sens juridique et non organique de la police nationale, corps de fonctionnaires dépendant du ministère de l’intérieur. Ces missions dites de police sont également tenues par les gendarmes et les douanes.

samedi 19 mars 2016

Quelques mots sur l'arrestation de Salah Abdeslam

L’interpellation ce jour par les forces de police belges (travaillant en conjonction avec la police française) de Salah Abdeslam, seul survivant de ceux soupçonnés d’avoir directement participé aux attentats de novembre est une bonne nouvelle, denrée assez rare pour que nous ne renâclions point à nous réjouir.

À ce stade, la suite des opérations est aussi prévisible qu’une série judiciaire française, ce qui va me permettre de répondre à nombre d’interrogations qui m’ont été faites.

Tout d’abord, un point de vocabulaire : Salah Abdeslam ne sera pas extradé vers la France. Sérieusement, ça fait 12 ans qu’il n’y a plus d’extradition intra-européenne, au sens de l’Union européenne. Il faudrait que la presse s’y fasse. Au sein de l’UE, on parle de mandat d’arrêt européen. Chaque pays de l’UE (même le Royaume-Uni, c’est dire) a adopté une loi transposant une décision-cadre. En droit français, ce sont les articles 695-11 et suivants du code de procédure pénale. En Belgique, c’est la loi du 19 décembre 2003. La procédure du mandat d’arrêt européen est exclusivement judiciaire, ce qui n’est pas le cas de l’extradition. Le gouvernement d’un pays de l’UE n’intervient pas dans l’exécution d’un mandat d’arrêt européen et n’a aucun moyen de s’y opposer. C’est une procédure rapide (un mandat d’arrêt Européen, ou MAE, est en principe exécuté dans un délai maximum de 90 jours) et qui marche très bien. C’est ainsi au titre d’un mandat d’arrêt européen que la France a remis le 24 juillet 2014 à la Belgique Mehdi Nemmouche, soupçonné d’être l’auteur de l’attentat du musée juif de Bruxelles perpétré le 24 mai 2014. Ainsi, différence essentielle, la règle voulant que la France n’extrade pas ses ressortissants ne s’applique pas aux mandats d’arrêt européens.

En l’espèce, la France a émis un mandat d’arrêt européen sur la personne de Salah Abdeslam. La Belgique en a reçu notification, et les autorités judiciaires belges l’ont aussitôt mis à exécution, selon une procédure très similaire dans tous les pays européens.

Concrètement, la personne interpellée en Belgique et visée par un MAE est présentée dans les 24 heures de son interpellation à un juge d’instruction qui lui notifie le mandat et l’informe de sa faculté d’accepter d’être remis à l’État requérant (dans notre affaire, la France). On sait que Salah Abdeslam a été présenté au juge ce samedi après midi à 16h15 et a refusé sa remise. Dans ce cas, c’est la procédure longue qui se déclenche, la décision de remise devant être prise par la chambre du conseil du tribunal de première instance (il n’y a pas d’équivalence en droit français, c’est une chambre collégiale du tribunal exerçant des compétences en matière de liberté et d’instruction ; c’est elle qui règle les instructions et statue sur la détention, notamment).

L’objet du débat va être de s’assurer que les conditions de validité du MAE sont remplies : conditions de forme et de fond. Pour la forme, je ne m’en fais pas trop, outre que les conditions de forme ne sont pas super exigeantes, ce mandat a dû être lu, relu et re-relu avant signature. Sur le fond, il y a des motifs obligatoire de refus d’exécution, et des motifs facultatifs, qui seront appréciés par la chambre du conseil. Les motifs obligatoires sont au nombre de 5 : si l’infraction qui est à la base du mandat d’arrêt est couverte par une loi d’amnistie en Belgique, pour autant que les faits aient pu être poursuivis en Belgique en vertu de la loi belge; s’il résulte des informations à la disposition du juge que la personne recherchée a été définitivement jugée pour les mêmes faits en Belgique ou dans un autre État membre ; Si la personne est trop jeune pour être pénalement responsable selon le droit belge ; lorsqu’il y a prescription de l’action publique ou de la peine selon la loi belge et que les faits relèvent de la compétence des juridictions belges ; et enfin s’il y a des raisons sérieuses de croire que l’exécution du mandat aurait pour effet de porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne concernée, tels qu’ils sont consacrés par le droit de l’Union européenne. À ce stade, il est certain que les 4 premières conditions de refus ne trouveront pas à s’appliquer ici. Le défenseur de Salah Abdeslam pourra tenter d’argumenter sur le 5e. Je lui prédis peu de chances de succès.

Les motifs facultatifs peuvent se résumer aux hypothèses où la Belgique est compétente pour juger les faits reprochés à l’intéressé et a déjà engagé de telles poursuites, ou a renoncé à de telles poursuites, ou encore si l’intéressé a été jugé pour ces faits dans un pays extérieur à l’UE. Il existe d’autres cas de refus possibles, mais ils ne concernent que l’hypothèse où le MAE a été émis en vue de l’exécution d’une peine déjà prononcée, ce qui n’est pas le cas ici.

Vous aurez noté qu’il existe ici un cas autorisant les autorités belges à refuser la remise de Salah Abdeslam : les attentats du 13 novembre ayant été préparés en Belgique et en partie perpétrés depuis le territoire belge (on sait que des instructions était émises depuis la Belgique aux membres des équipes de tueurs), la Belgique pourrait parfaitement décider de le garder pour le juger. Cette hypothèse est cependant très peu probable et je n’y crois pas une seconde. Tout simplement parce que les attentats du 13 novembre ont eu lieu principalement en France, à Paris et Saint-Denis et seulement à titre accessoire en Belgique. Il est donc naturel que ces faits soient jugés en France et les autorités judiciaires belges n’ont aucune raison de s’y opposer, hormis un éventuel et déplacé nationalisme judiciaire, ce qui explique que ce soit cette fibre que tente de titiller l’avocat de Salah Abdeslam, qui a dû oublier un instant qu’il s’adressait à des magistrats et non à des supporters de foot.

Salah Abdeslam ayant refusé sa remise, la chambre du conseil doit statuer dans un délai de 15 jours. Si elle ordonne la remise aux autorités françaises, Salah Abdeslam aura 24 heures pour faire appel, appel qui devra être examiné dans les 15 jours par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel. Si la cour d’appel confirme la remise, Salah Abdeslam aura 24 heures pour se pourvoir en cassation, qui devra elle aussi statuer dans un délai de 15 jours. Rapellons que la cour de cassation belge comme la notre ne statue qu’en droit et se contentera de vérifier que tant la procédure que le fond ont été respectés : en aucun cas la cour de cassation n’a le pouvoir de décider d’appliquer une cause facultative de refus que la cour d’appel n’aurait pas voulu appliquer. Si l’arrêt est cassé, le dossier repart devant la chambre des mises en accusation (pas la même, une autre que la cour désigne) et rebelotte : elle doit statuer sous 15 jours. En cas de rejet du pourvoi, le mandat est exécutoire, et sa remise a lieu dans les plus brefs délais et au maximum dix jours, en accord avec les autorités de l’État concerné.

Le juge d’instruction peut décider à tout moment de la remise en liberté de la personne concernée, hypothèse qui ici n’a aucune chance de se réaliser. La seule possibilité pour Salah Abdeslam de retrouver la liberté serait qu’un des délais de 15 jours ne soit pas respecté ou le délai de remise de 10 jours une fois la décision de remise devenue définitive. Là encore, on peut supposer que les autorités belges feront particulièrement attention, et encore même pas, il resterait détenu au titre d’un mandat de dépôt prononcé par les autorités belges au titre de l’enquête sur les attentats ouverte en Belgique.

Une fois remis aux autorités françaises, Salah Abdeslam sera conduit directement devant l’un des six juges d’instruction co-saisi des attentats de novembre pour être mis en examen et très certainement placé en détention provisoire, selon le droit commun français. Il ne sera pas placé en garde à vue et n’aura pas droit à ses 6 jours à la DGSI. Il aura le choix entre garder son avocat belge, ou prendre un avocat français (ces choix n’étant pas mutuellement exclusifs), soit choisi soit commis d’office, auquel cas ça tombera sur un, ou plus probablement plusieurs secrétaire de la conférence. Plusieurs, car le travail qui les attend est colossal. Le dossier d’instruction est d’ores et déjà immense (plus de 5000 PV ont été dressés dans les jours qui ont suivi les attentats, et les juges d’instruction n’ont pas chômé depuis). Bon courage à eux (et à elles), ils en auront besoin, mais je sais qu’ils n’en manquent pas.

Reste une question : quand aura lieu le procès ? L’incarcération probable de Salah Abdeslam déclenchera un compte à rebours : il ne peut être détenu plus de 4 ans et 8 mois dans le cadre d’une instruction (délai qui courra à compter de son placement en détention par les autorités française, et non son incarcération en Belgique). Il faudra que l’instruction soit bouclée d’ici là en l’état actuel du droit français. Une fois une éventuelle ordonnance de mise en accusation rendue, il pourra être détenu encore 2 ans avant d’être jugé. Ça peut paraître long, et c’est objectivement très long, mais pour un dossier pareil, ça va passer très vite pour les enquêteurs et les magistrats instructeurs, d’autant que le moindre événement procédural risque de donner lieu à l’émission de centaines de convocations en recommandé AR, une par partie civile et une par avocat. Une pensée émue pour les greffiers en charge de ce dossier.

Et je ne voudrais pas finir sans saluer, une fois n’est pas coutume sur ce blog, le boulot des forces de police belge et française, car retrouver cette personne a nécessité un travail considérable, méticuleux, patient, que je ne puis que deviner mais dont le volume ne peut que donner le tournis.

jeudi 4 février 2016

De grâce…

L’affaire de la condamnation de Jacqueline Sauvage en décembre dernier, et de la grâce partielle dont elle vient de faire l’objet provoque beaucoup de commentaires, laudatifs ou non, et surtout beaucoup d’interrogations sur cette affaire, qui est présentée hélas avec beaucoup de complaisance sur certains médias. Quand une affaire devient le symbole d’une cause, ce n’est jamais bon signe pour la personne jugée, qui passe trop souvent au second plan. Faisons donc un point sur cette affaire et sur la situation de cette dame, qui n’est pas simple.

Les faits remontent au 10 septembre 2012, quand Jacqueline Sauvage abat son mari Norbert Marot de trois balles de fusil de chasse, tirées dans son dos. Elle expliquera avoir agi ainsi pour mettre fin à l’enfer que lui faisait vivre son mari, et ce depuis 47 ans, s’en prenant régulièrement à elle mais aussi aux trois filles qu’ils ont eu ensemble. Ces trois filles d’ailleurs soutiendront sans faille leur mère et confirmeront le caractère violent de la victime, que personne n’a jamais contesté au demeurant. Incarcérée dans un premier temps, elle est remise en liberté et comparaît libre devant la cour d’assises d’Orléans en octobre 2014. Elle est déclarée coupable de meurtre aggravé (car sur la personne du conjoint) et condamnée à 10 ans de prison et aussitôt incarcérée, la condamnation à de la prison ferme par la cour d’assises valant de plein droit mandat de dépôt. Elle a fait appel de cette décision, et le 4 décembre 2015, la cour d’assises d’appel de Blois confirme tant la condamnation que la peine.

Pourquoi diable deux cours d’assises ont-elles condamné Jacqueline Sauvage à cette peine, ce qui suppose, pour être précis, que sur les 15 jurés populaires et 6 juges professionnels ayant délibéré, en appliquant les règles de majorité qualifiée, au moins 14 aient voté la culpabilité, et 12 la peine de 10 ans d’emprisonnement[1] ? Comment expliquer une peine aussi lourde pour une femme expliquant être la victime d’un tyran domestique violent et ayant même agressé sexuellement leurs filles ?

Parce que l’examen des faits provoque quelques accrocs à ce récit émouvant. Sans refaire l’ensemble du procès, le récit des faits présenté par l’accusée lors de son interpellation a été battu en brèche par l’enquête (aucune trace des violences qu’elle prétendait avoir subi juste avant, hormis une trace à la lèvre, aucune trace dans son sang du somnifère qu’elle prétendait avoir pris, l’heure des faits ne correspond pas aux témoignages recueillis). De même, s’il est établi que Norbert Marot était colérique et prompt à insulter, les violences physiques qu’il aurait commises n’ont pas été établies avec certitude. Si l’accusée et ses trois filles ont affirmé leur réalité, en dehors de ce cercle familial, aucun voisin n’a jamais vu de coups ni de traces de coups, et les petits-enfants de l’accusée ont déclaré n’avoir jamais vu leur grand-père être physiquement violent avec leur grand-mère. Aucune plainte n’a jamais été déposée, que ce soit pour violences ou pour viol. Une des filles du couple expliquera avoir fugué à 17 ans pour aller porter plainte, mais avoir finalement dérobé le procès verbal et l’avoir brûlé dans les toilettes de la gendarmerie. Mais aucun compte-rendu d’incident n’a été retrouvé. De même, le portrait de Jacqueline Sauvage, femme sous emprise et trop effrayée pour porter plainte et appeler à l’aide ne correspond pas au comportement de l’accusée, qui a par exemple poursuivi en voiture une maitresse de son mari qui a dû se réfugier à la gendarmerie, qui a été décrite comme autoritaire et réfractaire à l’autorité des autres par l’administration pénitentiaire durant son incarcération. Une voisine a même déclaré à la barre avoir vu Jacqueline Sauvage gifler son mari. Dernier argument invoqué par les soutiens de l’accusé : le suicide du fils du couple, la veille des faits, qui aurait pu faire basculer Jacqueline Sauvage, mais il est établi qu’elle ne l’a appris qu’après avoir abattu son mari. Ajoutons que le fusil en question était celui de Jacqueline Sauvage, qui pratiquait la chasse.

Tous ces éléments et d’autres encore débattus lors des deux procès expliquent largement la relative sévérité des juges. Ajoutons à cela qu’en appel, la défense de Jacqueline Sauvage a fait un choix audacieux et dangereux : celui de plaider l’acquittement sur le fondement de la légitime défense, à l’exclusion de toute autre chose. Or il est incontestable que les conditions juridiques de la légitime défense n’étaient pas réunies, faute de simultanéité entre l’agression (dont la réalité était discutable) et la riposte, et la proportionnalité de celle-ci (trois balles dans le dos, contre un coup au visage). Pour pallier cette difficulté, la défense invoquait le syndrome des femmes battues, traumatisme psychologique empêchant la prise de décisions rationnelles, mais sans avoir cité le moindre expert psychiatre à l’appui de cette thèse. Cette stratégie n’a pas payé, puisque l’avocat général a été suivi dans ses réquisitions. Et c’est là que le bat blesse.

Dans ses réquisitions, à l’appui de la peine qu’il demandait, l’avocat général a usé d’un argument puissant sur l’esprit des jurés : il leur a indiqué la date probable de sortie de l’accusée en annonçant qu’elle se situerait, en suivant ses réquisitions et avec le jeu des réductions de peine et de la libération conditionnelle, environ un an après le procès (il a donné la date de janvier 2017). Les jurés sont sensibles à ce critère, qui est dans leur esprit l’effet réel de leur décision, le passé ne comptant guère pour eux dans une affaire qu’ils découvrent à l’audience. Fatalitas, cette information était erronée, et fatalitas fatalitatum, la défense, les yeux fixés sur l’acquittement, n’a pas rectifié cette erreur.

Le droit de l’application des peines est un droit technique, complexe, et méprisé par l’opinion publique et les politiques, la première n’y voyant qu’une expression du laxisme et les seconds, un moyen de gérer le stock des détenus sans avoir à financer de nouveaux établissements. Alors que son fondement, et son utilité, réelle, est de réinsérer et de prévenir la récidive, bref, de protéger la société. On ne manque jamais de fustiger ses échecs, mais le taux de récidive des détenus ayant pu bénéficier de l’adaptation de leur peine aux circonstances postérieures à leur condamnation est bien plus bas que ceux n’ayant pu en bénéficier. Ce n’est pas l’empilement des lois sécuritaires inutiles qui lutte vraiment contre la récidive. Ce sont les juges des applications des peines, et leurs petites mains, les conseillers d’insertion et de probation.

Peu d’avocats s’y connaissent en la matière, tant il est vrai que les détenus n’ont pas le réflexe de faire appel à un avocat pour gérer l’après condamnation. Et c’est un tort, car l’application des peines peut permettre de sauver une affaire où on s’est pris une mauvaise décision. Et même chez les magistrats, ceux qui n’ont pas été juges de l’application des peines ou procureur à l’exécution des peines n’ont de ce droit que des notions et n’ont pas les réflexes que seule donne la pratique quotidienne de cette matière.

Démonstration ici.

Quand une peine de prison ferme est amenée à exécution, on lui applique un crédit de réduction de peine (CRP). Depuis 2004, ces réductions de peine n’ont plus à être prononcées par le juge de l’application des peines (JAP), mais il peut les retirer en cas de comportement problématique du détenu. Cela a soulagé leur charge de travail, ils ne passent plus des heures à signer des ordonnances de réduction de peine, mais n’interviennent qu’en cas de retrait. Ce crédit, prévu par l’article 721 du code de procédure pénale, est de trois mois pour la première année, de deux mois pour les années suivantes, et pour les fractions inférieures à un an, de 7 jours par mois, dans la limite de deux mois. Si le détenu manifeste des efforts sérieux de réadaptation sociale (notamment par des études ou des formations qualifiantes en détention), le juge de l’application des peines peut lui accorder des réductions de peine supplémentaires (RPS) dans la limite de 3 mois par an et de 7 jours par mois pour les fractions inférieures. Et quand le détenu arrive à mi-peine, il peut demander à bénéficier d’une libération conditionnelle, c’est à dire de finir de purger sa peine en liberté, en étant suivi régulièrement par le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) et en étant contraint de se soumettre à des obligations (comme le port d’un bracelet électronique) et interdictions (comme de quitter son domicile en dehors de certaines plages horaires) dont la violation peut entraîner (et de fait entraîne très facilement) son retour en détention.

Jacqueline Sauvage avait effectué au jour du verdict d’appel 32 mois de détention (j’arrondis). Or je ne vois pas comment l’avocat général pouvait arriver à janvier 2017. Le calcul est le suivant : condamnée à 10 ans le 4 décembre 2015, fin de peine le 4 décembre 2025. Application des crédits de réduction de peine : 3 mois + 9 fois deux mois soit 21 mois, fin de peine le 4 mars 2024. Puis on impute les 32 mois de détention provisoire, fin de peine le 4 juillet 2021. Ça fait une mi-peine mi septembre 2018. Certes, elle peut bénéficier jusqu’à 30 mois de réduction de peine supplémentaire, mais c’est un peu audacieux de supposer qu’elle les aura, rapidement qui plus est, et de calculer ses réquisitions sur cette hypothèse.

D’autant qu’un deuxième obstacle surgit.

Nous sommes dans une affaire de meurtre aggravé. Or pour ce crime, la période de sûreté de l’article 132-23 du code pénal, qui interdit toute mesure de remise en liberté, y compris la moindre permission de sortie, avant un délai égal à la moitié de la peine prononcée, hors réduction de peine, s’applique automatiquement… dès que le quantum de la peine atteint 10 ans. Si la cour avait prononcé une peine de 9 ans, 11 mois et 29 jours, le calcul de l’avocat général, pour hypothétique qu’il fût, se défendait. Mais à 10 ans, il ne tient plus. Il y a 5 ans de période de sûreté, donc il reste 28 mois d’emprisonnement sec inévitables (5 ans font 60 mois, moins 32 mois déjà effectués). Puis ce délai d’épreuve expiré, seulement alors la libération conditionnelle peut s’envisager, avec généralement des phases préparatoires de permissions de sortie suivies de retour en détention. En tout état de cause, la libération conditionnelle ne pouvait intervenir avant avril 2018. Enfin, ne pouvait : en droit, l’impossible est rare (demandez à mes clients…). On peut demander à être relevé de la période de sûreté par le tribunal de l’application des peines (la cour peut aussi décider de la lever, l’abréger ou au contraire la prolonger mais la question ne semble pas avoir été posée), et d’ailleurs Jacqueline Sauvage avait d’ores et déjà saisi ce tribunal, mais obtenir un tel relevé quelques mois après la décision d’appel, confirmative qui plus est, était une gageure.

C’est en cet état que la grâce présidentielle entre en scène.

La grâce est un pouvoir que la Constitution donne au président de la République (article 17) soumis au contreseing du premier ministre et du ministre de la Justice (art. 19). Son effet est précisé aux articles 133-7 et 133-8 du code pénal : elle est une dispense d’exécuter la peine mais laisse subsister la condamnation, qui figure telle quelle sur le casier, peut constituer le premier terme de la récidive, et ne fait en rien obstacle aux droits des victimes d’être indemnisées. Il est rarement utilisé depuis la réforme constitutionnelle de 2008 qui a mis fin aux grâces collectives traditionnellement prises le 14 juillet. Il ne reste que des grâces individuelles.

Le droit de grâce jouait un rôle considérable à l’époque où la peine de mort était en vigueur, grâce qui pour le coup était une dispense d’exécution au sens propre. Toutes les condamnations à mort étaient soumises au président de la République, donc il n’est pas une exécution capitale qui n’ait été validée par le président en exercice. Depuis l’abolition, elle a perdu de son intérêt, et chacun de ses rares usages entraîne le même rappel de l’origine monarchique de ce pouvoir, comme si c’était un argument pertinent. Le droit de grâce existe dans la plupart des démocraties, notamment aux États-Unis, en Espagne, en Allemagne, au Royaume-Uni, et j’en passe. C’est un contre-pouvoir, et les contre-pouvoirs sont toujours heureux en démocratie. Il n’est pas discrétionnaire puisqu’il est soumis à contreseing et que le premier ministre peut s’y opposer en refusant le contreseing. La grâce a un effet très limité : une dispense d’exécuter tout ou partie d’une peine, sans la faire disparaître, contrairement à l’amnistie, qui pose plus de problèmes, mais n’a plus été utilisée depuis 2002 et semble promise à une quasi-désuétude. Il n’est pas scandaleux que la plus haute autorité de l’État puisse imposer la clémence, du moment qu’il ne peut en aucun cas imposer la sévérité (contrairement au roi qui lui, pouvait prendre un jugement d’acquittement et le transformer en condamnation à mort, ce qui bat en brèche l’argument du résidu monarchique), et cette affaire en est une bonne illustration. On l’a vu, si le principe de la condamnation de Jacqueline Sauvage souffre peu la discussion, n’en déplaise aux militants d’une cause qui dépasse l’accusée, le quantum de la peine semble avoir été décidé par une cour d’assises mal informée sur la portée réelle d’une telle peine. Or il n’existe à ce stade aucune voie de recours sur ce point. La révision n’est possible qu’en cas d’éléments remettant en cause la culpabilité. La peine n’est plus soumise à discussion. Le droit de grâce est la seule échappatoire. Ne nous privons pas de ce garde-fou.

Ainsi, le président de la République a décidé d’accorder à Jacqueline Sauvage une grâce partielle qui, nous allons voir, prend précisément en compte les éléments qui ont vraisemblablement échappé à la cour. La grâce porte en effet sur 2 ans et 4 mois, et sur l’intégralité de la période de sûreté. Ainsi, l’erreur des dix ans est (partiellement, on va voir) corrigée et la période d’épreuve de 5 ans ne s’applique plus, ce qui n’a rien de scandaleux puisque l’avocat général lui-même n’a jamais envisagé qu’elle s’appliquât. La grâce de 2 ans et 4 mois rapproche la fin de peine à début mars 2019, et la mi-peine à janvier 2018, cette date pouvant encore se rapprocher par l’effet de réductions de peine supplémentaires. C’est pourquoi à ce stade j’avoue mon incompréhension quand j’entends parler de perspectives de libération dès avril prochain. Outre un obstacle juridique supplémentaire certain, j’y arrive, en l’état, un retour à la liberté me paraît difficilement envisageable avant un an, quand le reliquat de 2 ans lui permettra d’obtenir un placement à l’extérieur lui permettant de purger sa peine sans être détenue (comme ce dont a bénéficié Jérôme Kerviel, qui n’a été détenu que 150 jours sur une peine de 3 années), conformément à l’article 723-1 du code de procédure pénale, avant d’enchaîner sur la libération conditionnelle. Quelque chose doit m’avoir échappé, et je ne doute pas que des lecteurs plus éclairés que moi pointeront mon erreur dans les commentaires, et je vous mettrai les explicitation dans un paragraphe inséré ci-dessous.

Paragraphe inséré : la clé de l’énigme se trouve aux articles 720-2 et 732-7 du code de procédure pénale. Le premier exclut toute mesure de sortie pendant la période de sûreté sauf le placement sous bracelet électronique (on parle de placement sous surveillance électronique). Le second permet d’ordonner un placement sous surveillance électronique probatoire un an avant la fin de la période de sureté. Ce qui ouvrait la possibilité de libération sous surveillance électronique un an avant la fin de la période de sureté en avril 2018, soit avril 2017. L’erreur de l’avocat général n’est donc plus que de 3 mois, ce qui n’est pas si mal vu les céphalées que ce billet est en train de me donner. L’obstacle de la période de sureté étant levé, et une grâce portant sur 2 ans et 4 mois, ça fait 35 mois à effectuer, soit 17,5 mois pour la mi-peine, donc liberté conditionnelle possible en avril 2017, et placement sous surveillance électronique probatoire en avril 2016, nous voilà retombés sur nos pieds.

Un autre obstacle se dresse encore devant la porte de la prison de Jacqueline Sauvage. L’article 730-2 du code de procédure pénale, créé par une des lois sécuritaires de l’ère Sarkozy, celle instituant aussi les jurés en correctionnelle, une autre grande réussite, impose que les personnes condamnées à 10 ans ou plus pour un des crimes mentionnés à l’article 706-53-13, liste créée par une autres des lois sécuritaires de l’ère Sarkozy, celle créant la rétention de sûreté, liste où figure le meurtre aggravé, que ces personnes donc fassent l’objet d’un double examen devant la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté. C’est la loi. Et la grâce présidentielle s’applique au temps de détention mais pas aux mesures de sûreté entourant la remise en liberté. Donc, quand bien même une remise en liberté pourrait s’envisager dès avril, en pratique, il est impossible que ces examens aient lieu dans un laps de temps aussi bref. Mon confrère Étienne Noël, bien meilleur spécialiste que moi en matière pénitentiaire, évalue ce délai à neuf mois au moins, et je lui fais confiance.

Je vous avais dit que le droit de l’application des peines était un droit technique ; et encore, je n’ai abordé que la surface de la matière, et je crains d’avoir déjà été indigeste. C’est une des matières liées au pénal la plus touchée par l’empilement sans rime ni raison de textes sécuritaires votés pour des effets d’annonce, sans recherche d’une cohérence et d’une lisibilité qui seraient pourtant de bon aloi, aboutissant à des usines à gaz que même les professionnels maitrisent mal, hormis ceux plongés dedans au quotidien. C’est un retour de bâton que se prennent les politiques, quand leur monstre de Frankenstein se retourne contre eux en frappant une personne, ici Jacqueline Sauvage, à cent mille lieues du profil rêvé du criminel d’habitude caricatural qu’ils ont à l’esprit. Je vous présente la réalité. Elle a toujours plus d’imagination que le législateur.

Note

[1] En première instance, 6 jurés et 3 juges siègent, et il faut que la culpabilité soit votée par 6 voix au moins, la peine étant décidée à la majorité absolue, soit 5 voix moins ; en appel, la culpabilité doit être votée par 8 voix au moins des 9 jurés et 3 juges, et la peine l’est à la majorité absolue, soit 7 voix.

jeudi 27 août 2015

Concerto pour deux pipeaux

À deux reprises, des élus de la République ont cru devoir, cet été, abuser de la justice administrative pour s’offrir des victoires médiatiques d’autant plus triomphales qu’elles étaient inexistantes. La ruse est grossière pour un juriste, vous allez voir. Et comme par hasard, car ce n’est naturellement pas un hasard, c’est en s’attaquant, ou feignant plus exactement de s’attaquer à nos concitoyens musulmans que ces élus s’offrent à bon compte ces triomphes sans victoire.

À tout seigneur tout honneur, le premier de ces généraux d’opérette à s’offrir des lauriers dans l’espoir d’acquérir la gloire qui va avec est le maire de Châlon-Sur-Saône, Gilles Platret (du décidément bien mal-nommé parti Les Républicains) avec son arrêté supprimant les menus différenciés sans porc. Du moins dit-il.

Il est de pratique courante dans les cantines scolaires de prévoir, les jours où du porc est au menu, une viande alternative, généralement du poulet, pour les élèves venant de familles où ledit animal est présenté, pour des raisons traditionnelles, comme impropre à la consommation.

Une précision ici : le fait que cette tradition s’appuie sur des interdits religieux est en réalité sans la moindre pertinence. Par pitié, laissez cette pauvre laïcité en dehors de cette triste affaire, cette noble dame mérite bien mieux. La laïcité est un principe de liberté (de conscience) et de tolérance, elle n’a jamais, me lisez-vous bien, jamais interdit de donner à manger à un enfant. C’est exactement la même chose que si, dans un pays d’Asie où on considère que le chien est un mets tout à fait exquis (et de fait parfaitement comestible), on veillait à proposer autre chose dans les cantines pour les enfants, par exemple français, qui, chose curieuse, se refusent catégoriquement à en manger. Sans aller aussi loin, beaucoup d’entre vous refuseraient probablement de manger de la viande de cheval, de taureau de corrida, ou peut-être de la viande tout court, pour des raisons philosophiques. En fait, ce choix pose ici un problème à certains de mes concitoyens (le mot citoyen étant ici une simple ornementation) parce qu’il s’agit de l’islam.

Le maire de Châlon-Sur-Saône a fait savoir à cor et à cris et à communiqués de presse que cette pratique, frappée du signe de Caïn que l’on nomme communautarisme, était désormais ter-mi-née. Fini, dit-il, en prenant la pose du héros, ces menus différenciés, un avec porc, un sans porc. On n’aurait désormais plus que des menus républicains : le même pour tous. Envoyez la Marseillaise.

Le piège était en place, et des associations tombèrent dedans en engageant un peu trop précipitamment un recours en excès de pouvoir contre cette décision. Et ici, une pause s’impose, il est temps de faire du droit. Ne vous plaignez pas, vous êtes venu ici pour ça.

Comme j’ai déjà eu le plaisir de vous expliquer, la France connaît une spécificité dans son organisation juridictionnelle (c’est-à-dire de ses tribunaux) : il coexiste chez nous deux ordres de juridiction hermétiquement séparés : l’ordre judiciaire (les juges en robe qui vous envoient en prison si vous n’avez pas eu la précaution élémentaire de faire appel à moi) et l’ordre administratif (des juges sans robe qui valideront ce que l’administration aura décidé de vous faire subir si vous n’avez pas eu la précaution élémentaire de faire appel à moi).

L’ordre administratif est seul compétent (au sens juridique de « légalement apte ») pour juger l’action de l’État, au sens le plus large que vous puissiez donner à cette expression : l’État au sens de la République Française (ce qui inclut l’Administration), mais aussi les Régions, les Communes, et les Établissements Publics exerçant des missions de service public (comme un hôpital public par exemple). Ces procès peuvent prendre essentiellement deux formes : le contentieux de l’excès de pouvoir, et le plein contentieux.

Le contentieux de l’excès de pouvoir est de loin le plus fréquent, il consiste à demander au juge administratif d’annuler telle décision de l’Administration car elle serait illégale (et seulement parce qu’elle serait illégale : le fait qu’elle ne vous convienne pas n’est pas un motif suffisant pour demander qu’elle soit annulée). Le plein contentieux est un procès classique, où le juge a les pouvoirs les plus étendus (d’où son nom, il n’est pas limité à l’alternative j’annule / je n’annule pas) et où on demande que l’Administration soit condamnée à faire quelque chose que le juge détermine, bien souvent à payer une somme d’argent au titre d’une indemnisation. Tout le contentieux de la responsabilité de l’État en matière de santé publique (comme la contamination transfusionnelle ou les erreurs médicales) sont du plein contentieux. Le contentieux électoral est un autre exemple de plein contentieux.

Ajoutons un autre type de contentieux spécifique traité par les juridictions administratives : les référés, qui sont des procédures spéciales permettant d’obtenir rapidement une décision provisoire et urgente. Je vais m’attarder sur le référé car il joue dans notre triste farce un rôle.

Le gros défaut des juridictions administratives est leur lenteur (leur indépendance n’est plus mise en cause depuis longtemps, elles l’ont prouvé par les actes). Leur charge de travail est telle que le jugement met parfois des années à tomber, en tout cas un délai de un à deux ans est tout à fait ordinaire. C’est long, surtout que l’Administration jouit de ce qu’on appelle le privilège du préalable : ses décisions sont exécutoires même si un recours est exercé contre elles. En 2000, la loi a donc instauré les référés administratifs, dont un va retenir notre attention : le référé suspension.

Il consiste, quand on introduit un recours en excès de pouvoir, c’est-à-dire qu’on demande l’annulation d’un acte administratif qu’on estime illégal, à demander au juge administratif d’en suspendre les effets jusqu’à ce que le recours soit examiné. Ce recours a été une petite révolution car il est traité d’une manière exactement opposée au fonctionnement habituel d’une juridiction administrative : il est traité par un juge unique (la collégialité est la règle), par une procédure orale et non écrite comme l’est la procédure administrative (on plaide en référé !), et il est traité rapidement. Pour obtenir cette suspension, il faut, outre avoir introduit un recours en annulation bien sûr, démontrer qu’il y a urgence à suspendre les effets de cet acte (un dommage grave ou irréparable en résulterait par exemple) et qu’il y a un doute sérieux pesant sur la légalité de l’acte. Même si le juge des référés ne juge pas la légalité de l’acte, en pratique, si on obtient la suspension, l’acte a peu de chances de survivre au jugement au fond. À l’inverse, si la suspension est rejetée pour une absence de doute sérieux, ça sent le roussi pour la suite.

Revenons-en à nos moutons cochons. Ces associations ont vu rouge et ont saisi le tribunal administratif d’un recours en excès de pouvoir doublé d’un référé suspension. Et en effet, une décision décidant que tous les enfants mangeront du porc ou feront la diète, forçant des enfants juifs, musulmans ou hindous à jeûner, serait d’une légalité plus que douteuse, s’agissant d’une discrimination à peine déguisée, qui est carrément illégale puisque c’est un délit. Et pourtant, le tribunal administratif a rejeté ce référé suspension, sous les cris de triomphe du maire et le regard affligé des juristes.

Car ce que cet édile a « oublié » de préciser, c’est que sa décision n’a JAMAIS dit qu’il n’y aurait plus de menus sans porc les jours où du porc serait au menu. Il a en fait décidé qu’il n’y aurait plus de porc au menu. Il n’a ainsi pas supprimé les menus sans porc, il a supprimé les menus AVEC porc. Ce qui du coup exclut toute urgence à statuer, puisque dans l’intervalle, les enfants juifs, musulmans et hindous pourront manger de la viande tous les jours à la cantine, sauf les jours où il y aura du poisson au menu, bien entendu. (voir en fin de billet pour plus de détails)

Ce qui est amusant, car il est urgent de s’amuser de ces simagrées, sinon la seule alternative est le désespoir, c’est que ce ce premier magistrat affirme à qui veut l’entendre refuser le communautarisme et fustige ces musulmans qui ont l’idée saugrenue de ne pas vivre comme n’importe quel chrétien, alors que dans les faits, il cède à ce qui aurait pu être une revendication du plus obtus des communautaristes : l’exclusion du porc du menu. Les éleveurs porçins apprécieront, et ses administrés admireront ce général qui se vante d’avoir obtenu sans coup férir la levée d’un siège grâce à une habile capitulation.

Et c’est la même musique de pipeau que tente de nous jouer Julien Sanchez, maire Front national de la ville de Beaucaire, dans le Gard, ville que seul le Rhône sépare de Tarascon et qui, jusqu’en mars 2014, n’avait pas son Tartarin. Les 16 et 17 juin dernier, le maire, invoquant des nuisances sonores et des troubles à l’ordre public, a pris un arrêté interdisant l’ouverture des commerces dans deux rues, entre 23 heures et 5 heure du matin. Et en effet, le maire exerce des pouvoirs dit de police (rien à voir avec la police « Taser et menottes », c’est ici de la police administrative, c’est à dire de la réglementation visant à assurer l’ordre public) et peut prendre des mesures d’interdiction pour le respect de l’ordre public. Or les commerces de ces rues ouverts de nuit étaient des commerces d’alimentation tenus par des musulmans, et le Ramadan commençait le 18 juin. S’estimant visés par des mesures discriminatoires déguisés, ce qui rendrait ces arrêtés illégaux, six de ces commerçant ont attaqué ces arrêtés et ont engagé un référé suspension et ont cité le maire devant le tribunal correctionnel, juridiction de l’ordre judiciaire, qui a le monopole du jugement des délits.

Le référé a été examiné le 25 août mais l’audience a tourné court car le maire a abrogé ses arrêtés quelques jours avant l’audience, avant d’en prendre des nouveaux parfaitement identiques, mais nouveaux. Le juge, saisi d’un recours contre les seuls arrêtés des 16 et 17 juin, n’a pu que constater qu’il n’y avait plus rien à suspendre, ces arrêtés ayant perdu tout effet, et qu’il n’y avait pas lieu pour lui de statuer sur le référé liberté. Ce qu’on appelle un non lieu à statuer. Les commerçant ont néanmoins maintenu leur demande accessoire, non pas comme on a pu lire de dommages-intérêts (Mes lecteurs, plus malins que les journalistes ayant repris ces propos, ont compris qu’on est dans le domaine de l’excès de pouvoir et non dans le plein contentieux) mais de frais de procédure au titre de l’article L.761-1 du code de justice administrative. Cette demande a été rejetée, ce qui est très fréquemment le cas lorsqu’un non lieu à statuer est rendu, puisque le juge estime que les requérants ont obtenu gain de cause par l’administration qui a spontanément reconnu son erreur et qu’il n’y a pas lieu de leur accorder une indemnité en plus. En tant qu’avocat, je conteste cette jurisprudence, mais je constate qu’elle est pour le coup assez constante.

L’ordonnance de non lieu a été rendue hier le 26 août, et a donné lieu à une publication d’une tripotée de communiqués plus triomphalistes les uns que les autres. Et totalement mensongers, car j’ai du mal à imaginer un tel niveau d’incompétence en droit administratif chez le maire de Beaucaire, qui a été sans nul doute éclairé par son avocat sur le sens exact de cette non-décision et qui a exercé divers emplois dans le domaine de la COMMUNICATION, ou chez Florian Philippot, qui a fait l’ENA et donc connaît fort bien les arcanes du droit administratif et sait faire la différence entre une victoire et une retraite vers des positions établies à l’avance, ou enfin chez mon excellent confrère Gilbert Collard, qui fustige ces « associations en mal de pub judiciaire », sans qu’on sache s’il critique le principe ou défend un monopole.

J’ai interrogé via Twitter le maire de Beaucaire sur le point de savoir si l’abrogation de ces arrêtés que critiquaient ces associations n’étaient pas plutôt une capitulation face au communautarisme, et il a eu la gentillesse de me répondre, je cite : « Et ta sœur, elle capitule ? ». Le FN n’étant jamais aussi injurieux que quand il est pris en défaut, on dirait que j’ai mis le doigt dessus.

L’Extrême-droite a toujours présenté les partis politiques comme un ramassis de parasites de la chose publique et de nuisibles démagogues. Le FN quant à lui affirme à qui veut bien l’entendre, et même aux autres, qu’il est un parti comme les autres. Aujourd’hui, on réalise qu’il n’y a en fait nulle contradiction.


Addendum : Grâce à Cécile qui m’a communiqué la décision du tribunal administratif de Dijon, une précision sur la décision en question, qui ne change rien à mon propos mais je vous sais attachés à la précision et ne saurai vous en blâmer.

Le maire n’a en fait pris nul arrêté pour matérialiser sa décision. Il a simplement fait une annonce par un communiqué du 16 mars 2015. Le 15 mai 2015, l’association requérante lui a demandé de retirer cette décision par ce qu’on appelle un recours gracieux, auquel le maire n’a pas pris la peine de répondre, ce qui pour la loi vaut implicitement rejet (la loi “le silence vaut acceptation” ne s’appliquant pas ici). L’association attaquait donc tant la décision annoncée par communiquée du 16 mars 2015 que la décision de rejet implicite prise après un silence de 2 mois soit le 15 juillet 2015. Le tribunal donne raison à l’association requérante sur le fait qu’il s’agit d’une décision administrative pouvant faire l’objet d’un recours, et sur le fait que proposer des menus avec du porc sans menu de substitution serait discriminatoire, mais il constate que sur la période rentrée-vacances de la Toussaint, seule période pour laquelle les menus ont été fixés pour le moment par la société extérieure en charge de la restauration des élèves, aucun menu ne prévoyait du porc, à l’exception d’une entrée le 15 octobre. En l’état de ces circonstances, où la restauration des enfants musulmans ne paraît pas compromise, le juge rejette le référé suspension. À la lecture de cette décision, il ressort à mon sens que si dans la période Toussaint-Noël, le porc devait refaire son apparition, le référé suspension aurait plus de chances de succès.

vendredi 26 septembre 2014

Quelques mots sur une suspension

Cette semaine, a-t-on appris par la presse, la justice a suspendu l’instruction en cours visant Nicolas Sarkozy et portant sur des faits de corruption de magistrat, affaire dont j’avais déjà abordé le volet des écoutes ici. Ça ne veut pas dire que le juge d’instruction a été suspendu à un croc de boucher, mais qu’il doit cesser et faire cesser tout acte d’enquête jusqu’à nouvel ordre.

Ce genre d’information, pile la semaine où l’ex-président annonce qu’il compte être le futur président, a de quoi faire naître des soupçons, le candidat à la candidature n’hésitant d’ailleurs jamais à affirmer qu’il est victime d’un acharnement judiciaire (j’ai de nombreux clients dans ce cas, si j’en crois leur casier), ses opposants le soupçonnant au contraire d’user d’autres ficelles encore celées pour paralyser l’action de la justice : après tout il est mis en examen pour avoir tenté de corrompre un haut magistrat.

Une éclairage s’impose, d’autant qu’ici, il sera bref.

Que s’est-il passé ?

Le 2 juillet dernier donc, Nicolas Sarkozy a été mis en examen après que des écoutes, effectuées dans le cadre d’une autre affaire, aient révélé qu’il a peut-être tenté d’obtenir des informations secrètes sur son dossier en promettant d’user de son entregent pour obtenir une sinécure pour un magistrat haut placé.

Depuis ce jour, ses avocats ont accès au dossier, et ont un délai de 6 mois pour déposer une requête en nullité de tout acte antérieur à sa mise en examen. Passé ce délai, il n’y sera plus recevable, quelle que soit l’illégalité de l’acte. Et c’est ce qui s’est passé. Je n’ai naturellement pas eu accès à ce document, mais point besoin n’est d’être grand-clerc pour deviner que ce sont les écoutes incidentes qui sont attaquées. Tout repose sur elles. Si elles sont annulées, la procédure partira vraisemblablement à la poubelle.

En principe, et par dérogation au droit commun, ce recours n’a pas d’effet suspensif. Pendant l’examen d’une requête en nullité, le juge d’instruction reste saisi et peut, doit même continuer à instruire. En pratique, cet effet suspensif existe de facto dans les dossiers ordinaires où il n’y a pas de détenu : l’épée de Damoclès qui pend sur le dossier, avec risque de nullité des actes accomplis pendant l’examen de la requête, fait que le dossier devient non prioritaire pour le juge qui se consacre à sa centaine d’autres. Mais ce dossier n’est pas ordinaire vu la qualité des personnes en cause, et les juges saisis allaient sans nul doute continuer leur enquête.

En droit, il n’est pas de principe qui ne connaisse d’exception, sauf exception. S’il le juge nécessaire, le président de la chambre d’instruction peut prendre une ordonnance, non susceptible de recours, ordonnant que jusqu’à ce que la requête soit examinée, l’instruction est suspendue (article 187 du CPP). Le juge d’instruction, ici les juges d’instructions sont provisoirement dessaisis, et n’ont plus le droit de faire quelque acte d’enquête que ce soit, à peine de nullité de ces actes. Quand la cour rendra son arrêt, elle décidera de ses conséquences : retour du dossier aux juges, ou évoquer le dossier : cela signifie que les juges d’instruction sont dessaisis et que l’instruction sera poursuivie par un conseiller de la chambre de l’instruction exerçant les pouvoirs du juge d’instruction. La cour est souveraine dans sa décision d’évoquer. Cela peut être opportun quand la cause de la nullité de l’acte est de nature à fragiliser la position d’impartialité du juge d’instruction, ou que la pression du dossier est telle que le juge a du mal à y faire face (un conseiller de cour d’appel, c’est plus coriace à impressionner ; déjà, vu son âge, il n’entend plus la moitié des menaces qu’on peut lui faire).

Qu’en conclure ?

Rien, si on est prudent et qu’on a deux neurones. Nous n’avons pas accès au dossier, et on ne construit rien de sérieux sur du vent. Nous ne savons même pas si le président de la chambre de l’instruction a pris cette mesure d’initiative, ou si les avocats du mis en examen l’avaient expressément demandé. Simplement, cette décision est plutôt rare. Le président a probablement dû retenir deux critères : le sérieux des moyens soulevés, qui ont dû le convaincre que ces écoutes posaient un problème de droit sérieux et que la cour allait peut-être devoir les annuler. Dès lors, deuxième critère, vu l’importance de cette procédure, son impact médiatique, le risque de fuite, ses conséquences sur la politique et le coût prévisible des investigations, il pouvait être prudent de tout arrêter le temps qu’on décide si elle peut ou non continuer. De toutes façons, s’agissant d’une ordonnance non susceptible de recours, elle n’a pas à être motivée.

Est-ce un cadeau fait à Nicolas Sarkozy ? Pas sûr. Cela lui offre un répit, oui : il a une fenêtre de 9 mois si j’en juge par les délais habituels d’audiencement d’une requête en nullité à Paris, où il est sûr que rien ne se passera dans le dossier. Avec une perspective d’annulation du dossier qui n’est plus purement théorique : de prime abord, sa requête a retenu l’attention du président.

Mais d’une part, les autres instructions pouvant le concerner suivent leur cours, et d’autre part, il y a un autre calendrier que le judiciaire. Dans 9 mois, Nicolas Sarkozy sera en précampagne présidentielle, ou en campagne pour l’UMP, on ne sait pas encore. Il sera beaucoup plus vulnérable à l’infamie médiatique si la cour dit que les écoutes sont valables et que l’instruction reprend son cours. Avec le risque que l’instruction décide de son renvoi en correctionnelle en pleine campagne présidentielle, et du coup accusation par ses adversaires de rechercher l’immunité présidentielle par crainte de cette affaire.

Bref, la justice lui a fait un cadeau, mais un cadeau empoisonné. Ce qui est une façon comme une autre de rester impartiale.

mercredi 30 juillet 2014

Les mots à éviter au Cap Ferret

Une ordonnance de référé est restée en travers de la gorge de bien des internautes, dont il faut bien l’avouer votre serviteur, mais pas que lui, si j’en juge à l’écho médiatique qu’elle a eu. Voyons un peu les faits en détail, et dans quel cadre procédural cette décision a été prise, car vous allez le voir, c’est une des clefs de sa compréhension.

Au commencement de cette affaire se trouve un blog, Cultur’elle, tenu par une blogueuse signant l’Irrégulière. Blog parlant de la culture au sens large : littérature, expositions, et aussi de temps en temps gastronomie. C’est ainsi qu’un jour notre blogueuse, en visite au Cap Ferret, avisa un restaurant italien et résolut d’y déjeuner avec sa mère. Malheureusement, l’expérience ne fut pas agréable, non pas tant du fait de la cuisine, mais d’un service aux dires de l’Irrégulière particulièrement insuffisant et désagréable. Ainsi narre-t-elle avoir été fort mal accueillie, avoir constaté une désorganisation dans le service de salle qui a conduit à ce que les apéritifs commandés tardent au point d’arriver en même temps que le plat, contraignant à le renvoyer en cuisine, sous peine d’avoir à choisir entre le manger froid ou avec un apéritif anisé qui aurait tué le goût. Après avoir essuyé des remarques acerbes de la chef de salle, elle a fini par pouvoir dîner, non sans essuyer à nouveau des remarques désobligeantes de la patronne au moment de payer l’addition. Bref, deux clientes mécontentes qui ne remettront pas les pieds dans cet établissement, et dont l’une a un blog et décide de faire partager son expérience par un billet intitulé : « L’endroit à éviter au Cap Ferret : … » (suit le nom dudit restaurant, dans lequel elle raconte sur le ton incisif du client mécontent sa soirée ratée dans ce restaurant. Pour les plus curieux, le billet est accessible sur archive.org. Vous pourrez juger sur pièce du ton du billet.

Paru en août 2013, ce billet aurait pu finir oublié dans les limbes du net, mais ce billet a fini, pour des raisons jamais élucidées, et de peu d’importance, par apparaître dans la première page de résultats Google sur une recherche sur le nom de ce restaurant, c’est à dire la seule page qui compte. Des clients et des amis des restaurateurs gérant cet établissement leur ont fait part de cet article, et constatant une diminution de près d’un tiers de leur chiffre d’affaire d’un exercice à l’autre, ont décidé qu’assurément, ce billet en était la seule cause. Ils ont donc décidé d’agir en justice et ont assigné en référé la blogueuse, devant le juge des référés de Bordeaux. Aussitôt, chers lecteurs et très chères lectrices, je lis dans vos yeux trois questions : qu’est-ce qu’un référé, pourquoi à Bordeaux, et que demandait donc les gérants du restaurant ?

Qu’est ce qu’un référé ?

Un référé est une décision provisoire obtenue dans l’urgence. Elle ne tranche pas un litige, jamais, mais vise essentiellement à figer une situation dans une configuration acceptable le temps que le litige soit tranché, ce qui prend du temps. Le référé peut aussi être utilisé pour obtenir rapidement l’ordre que soit réalisée une mesure visant à sauvegarder une preuve (typiquement, la désignation d’un expert et la fixation de sa mission, mais ce n’est pas le cas dans notre affaire.

Au civil, le juge des référés peut ainsi prendre deux types de mesures : soit toute mesure justifiée par l’urgence et ne se heurtant à aucune contestation sérieuse, soit même en présence d’une contestation sérieuse, toute mesure conservatoires ou de remise en état qui s’impose, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. L’audience de référé se tient devant un juge unique, chacun peut se représenter lui-même, et suit une procédure orale, c’est à dire que toute demande doit être formulée verbalement devant le président. C’est difficile de faire plus simple au niveau procédure.

La particularité d’une ordonnance de référé est qu’elle n’a jamais l’autorité de la chose jugée. Contrairement à un jugement dit au fond, tranchant un litige, qui, une fois les délais de recours expirés ou le dernier recours rejeté devient définitive et intangible, on peut toujours remettre en cause une ordonnance de référé en revenant devant le même juge, sans limite de délai, en lui exposant pourquoi sa décision initiale était mal fondée. Néanmoins, celle-ci étant exécutoire par provision, c’est à dire qu’un recours n’est pas suspensif, elle n’est pas à prendre à la légère.

Pourquoi à Bordeaux ?

Cette question est récurrente. En droit, on parle de la compétence territoriale, ou pour frimer, en latin ratione loci, « en raison du lieu ». Le principe est que le tribunal compétent, c’est à dire légalement apte à juger une affaire, est celui du domicile du défendeur. L’idée est que celui qui doit se défendre doit être mieux traité, notamment en ayant moins à se déplacer. Il existe néanmoins des règles alternatives, pouvant laisser un choix au demandeur. Notamment, en matière de responsabilité, le lieu de survenance du dommage peut être aussi. En pénal, c’est le lieu de commission de l’infraction qui détermine toujours la compétence pour juger l’infraction, et c’est le domicile du défendeur qui détermine le juge d’application des peines compétent. Ajoutons à cela qu’en matière de responsabilité du fait d’une publication, que ce soit un journal, une diffusion radiophonique ou télévisuelle, ou sur internet, le dommage ou l’infraction auront eu lieu à tout endroit où la publication pouvait être reçue. C’est ce qui fait que, par exemple, si vous tenez des propos injurieux en raison de la race sur une télévision nationale, vous pouvez être poursuivi à Cayenne même si vous habitez les Ardennes (je dis ça au hasard, hein). C’est là-dessus que se sont fondés les restaurateurs pour ramener le litige en leurs terres si girondes : le dommage qu’ils ont subi est localisé au Cap Ferret, dans le ressort du tribunal de Bordeaux. Donc c’est là que se jugera le procès et non à Orléans où résidait la blogueuse. Ce choix était discutable, mais il n’a pas été discuté.

Que demandaient les restaurateurs ?

Toute action en justice doit commencer en portant à la connaissance du défendeur qu’un procès lui est intenté, devant quelle juridiction, quand et pourquoi. Cette règle s’applique dans toutes les procédures, civile, pénale ou administrative, selon des formes adaptées aux particularités de chacune. Au civil, terme qui désigne les actions opposant des particuliers entre eux, que ce soit des personnes physiques (êtres humains exclusivement), ou morales (associations, sociétés, etc), cet acte s’appelle une assignation et doit être portée à votre domicile par un huissier de justice. La lecture de cette assignation révèle ainsi que les restaurateurs imputaient à cet article un dénigrement à leur encontre, dicté par la méchanceté, et ayant eu comme effet la diminution de leur clientèle. En conséquence, ils demandaient au juge des référés d’ordonner à la blogueuse, je cite « de supprimer cet article et d’effectuer les formalités nécessaires afin qu’il ne soit plus diffusé sur internet » (on sent la maîtrise technique, n’est-ce pas ?), de « s’abstenir de réitérer tout forme de dénigrement à l’encontre de l’établissement », et de condamner ladite blogueuse à leur verser une provision sur dommages-intérêts de 2000 euros outre 1500 euros de frais d’avocat. Bref, les restaurateurs voulaient que cet article disparaisse, que cette blogueuse ne dise plus jamais du mal de leur établissement, et leur verse de l’argent. Et c’est à peu de chose près ce qu’ils ont obtenu.

Vous avez, chers lecteurs et très chères lectrices, des yeux décidément très expressifs. À présent, j’y lis que vous vous demandez comment diable le juge des référés est parvenu à un tel résultat. J’y viens.

Comment diable le juge est-il parvenu à ce résultat ?

Il a retenu comme fondement procédural l’article 809 du code de procédure civile, c’est-à-dire son pouvoir d’ordonner toute mesure conservatoires ou de remise en état qui s’impose, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite, et ce même en présence d’une contestation sérieuse. Comme fondement juridique, il va retenir celui soulevé par les restaurateurs, celui du dénigrement.

Le dénigrement n’est pas défini par la loi. Il relève de la responsabilité civile de droit commun, qui sanctionne toute faute ayant causé un dommage. Le dénigrement s’oppose à la diffamation et l’injure en ce que ces délits visent des personnes, tandis que le dénigrement vise les produits et services. Et curieusement, il est devenu bien plus facile d’attaquer la critique d’un produit que d’une personne, car les règles protectrices du droit de la presse, applicables à l’injure et à la diffamation et à l’injure, notamment la prescription de 3 mois, ne s’appliquent pas au dénigrement, qui peut être poursuivi pendant 5 ans après les faits. Ainsi, les propos désobligeants à l’égard de la serveuse de l’article (qualifiée de harpie) ou de la patronne (mal embouchée et dédaigneuse) ne pouvaient plus être poursuivis, car prescrits (ils auraient pu tomber sous le coup de l’injure). Mais la critique du service, elle, pouvait encore passer sous les fourches caudines du juge.

Le domaine essentiel du dénigrement est celui de la concurrence déloyale. Les tribunaux sanctionnent sans pitié, et à raison, le concurrent qui persifle son concurrent plutôt que proposer un meilleur service à un prix plus attractif. La faute est d’autant plus aisément retenue que son auteur est en situation de concurrence. Faute de ce statut de concurrent, la jurisprudence en la matière est rare, et retient essentiellement l’intention de nuire. À défaut de quoi, il faut caractériser en quoi il y a abus de la liberté d’expression, et la Cour européenne des droits de l’homme est très exigeante là dessus. Les progrès de cette liberté en France ces 20 dernières années grâce à la CEDH sont impressionnants, et convertiraient le plus antieuropéen des nonistes si la réalité leur importait un tant soit peu. Hors l’hypothèse de la concurrence déloyale, le dénigrement peut constituer une faute civile, sachant que le seul fait de critiquer ne saurait être fautif. Il faut une intention de nuire, qui peut se caractériser par une mauvaise foi (les critiques sont fausses ou exagérées volontairement) ou une volonté de vengeance.

D’ailleurs, et c’est là un des premiers points, disons surprenant de cette décision, le juge des référés commence par estimer que ce billet, même s’il est féroce pour le restaurant, relève de la liberté d’expression et n’est pas fautif. Ce qui est une évidence, mais, sans vouloir spoiler, quand on sait comment ça se termine, peut laisser un peu surpris.

C’est sur le titre que va se concentrer le juge, titre qui est rappelons-le « L’endroit à éviter au Cap Ferret : nom du restaurant ». Pour le juge, ce titre « qui pose de manière péremptoire une conclusion univoque sur un incident a pour objet de dicter une conduite d’évitement aux nombreux followers et à tout internaute consultant l’emplacement au nom du restaurant du Cap Ferret. Il est à noter qu’un tel titre est particulièrement apparent non seulement pour les followers en raison d’une présentation attractive mais aussi pour l’internaute sur Google en raison d’un emplacement en 4e position accompagné d’une photographie de l’auteur. » Le juge continue : « ce titre constitue un dénigrement manifeste destiné à faire fuir des clients potentiels avant même toute lecture d’un article pouvant être qualifié de long pour ce type de sujet. Il porte une atteinte grave à l’image et à la réputation de l’établissement de restauration. Des commentaires de followers le jour même de la mise en ligne reflètent cet impact : ‘ J’irai voir ailleurs ; je retiens cette adresse à fuir, on saura quel restaurant éviter’  peut-on relever sur le blog. »

« De plus, il peut être constaté qu’avant la diffusion de l’article, L’Irrégulière avait indiqué ‘très mécontente d’un restau. Du coup je vais pouvoir faire un article très méchant. Ça tombe bien j’adore ça et je sais que vous aussi gniark gniark » ce qui permet de caractériser une intention de nuire de l’auteur dans le choix du titre ». Le juge en déduit que le titre de l’article constitue un trouble manifestement illicite qu’il appartient au juge des référés de faire cesser, mais qu’un tel trouble est insuffisamment caractérisé pour l’article lui-même. En conséquence, il ordonne la suppression des mots « un endroit à éviter » du billet, et condamne l’Irrégulière à payer à la société gérant le restaurant une provision sur dommages-intérêts de 1 500 euros (ce qui fait 375 euros le mot) outre 1 000 euros au titre du remboursement des frais d’avocat. Ce n’est pas tout : l’Irrégulière doit encore, et ce sous astreinte de 50 € par jour de retard, faire disparaître ces mots de Google, mais seulement Google. L’Irrégulière n’a pas l’intention de relever appel de cette décision. On ne peut, pour les raisons que j’ai données, dire qu’elle est définitive juridiquement, mais de fait, elle l’est puisqu’elle ne sera jamais remise en cause.

Cette décision est-elle critiquable ou solidement motivée ? Et fera-t-elle jurisprudence ?

D’emblée, on peut dire que non, elle ne « fera pas jurisprudence », terme non juridique mais journalistique pour dire qu’une décision sera une référence judiciaire et que désormais, cette solution sera suivie dans tous les cas similaires. D’abord, c’est une ordonnance de référé. Une décision rapide et ne tranchant pas au fond, qui n’a pas autorité de la chose jugée. Donc pas la fondation la plus solide pour bâtir un édifice jurisprudentiel. La juridiction qui par excellence « fait jurisprudence », c’est la cour de cassation. On peut même dire qu’elle a été conçue pour ça, puisqu’elle ne juge que l’interprétation du droit faite par les juges. Et même là, toute ses décisions ne sont pas appelées à avoir des rejetons judiciaires, loin de là. Une ordonnance de référé peut, très rarement, connaître les honneurs d’une publication, quand elle tranche la première une question nouvelle d’une façon qui semble à la fois originale et solidement étayée. Et là, on en est loin.

C’est peu dire que la lecture de cette décision me laisse réservé. Tout d’abord, le fait de dire que l’article de 927 mots ne dépasse pas les limites admises de la liberté d’expression, mais que 4 mots dans le titre suffisent, des mots aussi anodins que « l’endroit à éviter » me paraît à tout le moins léger. Et l’explication selon laquelle ce titre poserait de manière péremptoire une conclusion univoque sur un incident et aurait pour objet de dicter une conduite d’évitement aux nombreux followers(sic) et à tout internaute consultant « l’emplacement au nom du restaurant du Cap Ferret »(re-sic, si quelqu’un comprend ce que cela signifie…) n’emporte pas la conviction. Oui, quand on écrit qu’un endroit est à éviter, c’est généralement pour que ceux qui nous lisent évitent l’endroit en question. Cela ne suffit pas à caractériser l’intention de nuire. Cette démarche peut aussi être dictée par la volonté de préserver ses lecteurs d’un restaurant proposant un service gâchant le plaisir de le fréquenter. Le contraire d’une volonté de nuire. Aller chercher je ne sais quel commentaire, cela semble être un tweet, ironisant sur le fait qu’on va pouvoir être méchant avec les restaurateur qui vient de nous traiter comme un importun paraît très tiré par les cheveux, surtout quand le juge estime par la suite que l’article est en fait parfaitement licite. On nage dans l’incohérence. Ce qui a rendu cet article problématique n’est pas son titre, ni l’intention de son auteur de régler ses comptes avec un établissement l’ayant mal reçu, mais son apparition, un an plus tard, en première page de résultats Google, totalement extérieure à la volonté de l’auteur (le billet n’utilise aucune des ruses habituelles d’optimisation de moteur de recherche).

Cette distinction entre le titre (illicite) et le corps de l’article (licite) me semble de plus on ne peut plus artificielle et ne reposer sur rien, sinon, devine-t-on à la lecture de la décision, le fait que c’est le titre seul qu’affiche Google dans sa page de résultat. Dire donc que l’on peut dire pis que pendre d’un restaurant dans un billet à condition que son titre soit parfaitement neutre et insignifiant me paraît une solution pour le moins curieuse, d’autant que le titre est un fidèle reflet du contenu de l’article. Quant à qualifier quatre mots du titre de trouble manifestement illicite, je tique. Et évaluer la provision à valoir sur les dommages-intérêts, c’est à dire le montant minimum incontestable du préjudice que ces quatre mots ont causé au restaurant à 1500 euros sans la moindre explication ou justification de ce montant, ni sur la démonstration du lien de causalité entre ce titre (pas l’article, le titre) et la baisse du chiffre d’affaire du restaurant, je tousse carrément.

La lecture de l’ordonnance et plus encore de l’assignation révèle une ignorance du fonctionnement technique de l’internet, des blogs et des moteurs de recherche. On peut sourire en lisant l’assignation demander que l’Irrégulière soit condamnée, je cite « à effectuer les formalités nécessaires afin que cet article ne soit plus diffusé sur internet », je n’invente rien. On peut pouffer en voyant que le juge confond manifestement follower, qui est un abonné à un compte Twitter, et lecteur d’un blog laissant un commentaire sous le billet. On sourit un peu moins quand on lit le dispositif de l’ordonnance ordonner à la blogueuse, sous astreinte de 50 euros par jour de retard, de, je cite « supprimer l’expression ‘un endroit à éviter’ ce tant sur son blog que dans sur l’emplacement Google » alors même que cela ne veut rien dire et rend responsable la blogueuse de ce qu’affiche un moteur de recherche sur lequel elle n’a pas ou peu de contrôle.

Les leçons à tirer

Deux leçons peuvent être tirées de cette regrettable affaire. Du point de vue des blogueurs, ne pas prendre un avocat quand il y en a un en face est une très mauvaise idée. C’est une économie qui peut vous coûter 2500 euros, soit bien plus que les honoraires qu’il vous aurait réclamés. Et si vous avez un blog ou un compte Twitter qui commence à avoir assez de succès pour agacer des gens qui peuvent faire passer leurs frais d’avocat en frais professionnels, prenez une assurance de protection juridique. Je n’ai pas de contrat particulier à vous conseiller cela dit. Si vous avez des retours d’expérience sur le sujet, es commentaires sont là pour ça. Du point de vue du restaurateur, c’est une victoire à la Pyrrhus. Certes, ils ont gagné, l’Irrégulière, face au dispositif incompréhensible, a mis son article hors ligne dans sa globalité. Mais l’affaire s’est sue, et le restaurant s’est désormais fait une réputation de faire des procès à ses clients mécontents. Les dégâts d’image sont d’ores et déjà bien pires que ceux que pouvait lui causer un billet vieux d’un an. Nouvelle illustration de l’effet Streisand.

Ce qu’il faut faire dans ce cas là est pourtant simple : en application de la règle « le client a toujours raison », accepter de bonne grâce la critique, présenter ses excuses à l’auteur du billet et l’inviter à revenir, invité par la maison, et s’assurer que ce repas se fasse à la perfection, à charge pour l’auteur de modifier son billet pour rétablir l’établissement dans sa bonne foi. Claquer 1500 euros en frais d’avocat pour se retrouver avec un bad buzz ingérable n’est en tout état de cause PAS la bonne solution. Et en tant qu’avocat, il nous incombe dans ces cas-là de décourager la voie contentieuse, qui peut à court terme faire gagner une bataille mais à long terme faire perdre la guerre à notre client. Le contentieux ne doit pas être le premier, mais le dernier recours à proposer.

samedi 26 avril 2014

Je ne suis pas une potiche

Par Famalice, greffière à l’application des peines.

Les greffiers, depuis un mois, dans les journaux et ici-même depuis une semaine ont tellement bien parlé de ce métier je ne voudrais pas répéter ce qui a déjà été dit. Je m’arrêterais donc sur des exemples de moments qui, en 20 ans de carrière, m’ont « chiffonnée »…

Arrivée au greffe de l’instruction à 8 heures pour pouvoir travailler tranquillement car, bien évidemment, le greffier d’instruction n’a pas que les interrogatoires et auditions, il y a tout ce qui va avant et après. Mais, le magistrat n’arrivant qu’à 11 heures, il a assez d’énergie pour terminer sa journée plus tard que moi. Ça m’énerve

Faire un transport de nuit, se coucher à 4 heures du matin, et être obligée d’ouvrir à la même heure le greffe le demain matin. ça m’énerve

Etre de grande semaine instruction c’est à dire de permanence donc travailler 2 semaines non stop y compris le week end, cela ne pose de problème à personne, ça m’énerve

Que votre magistrat ne prenne pas de congés et ne veuille aucun autre greffier que vous, qu’il paraisse normal à votre greffier en chef que vous fassiez de même, ça m’énerve

S’exploser le genou sur les marches du palais de Paris, être forcée de continuer à prendre les PV la jambe allongée sur une chaise et aller à l’Hôtel-Dieu tout seule, ça m’énerve

La formule « copie de l’entier dossier » quoi qu’il arrive alors que le dossier est consultable au greffe et que dans certaines procédures les ¾ du dossier n’ont aucun intérêt. Ça m’énerve

Je suis énervée également lorsqu’un avocat qui assistait déjà la personne en première instance n’a pas demandé de copie et le fait devant moi en appel sous prétexte que je ne râlerais pas (paraît que je suis gentille) et bien évidemment 4 jours avant l’audience alors qu’il est avisé de celle ci depuis 2 mois. Ça m’énerve

Pendant l’audience que le Président ne se rende pas compte qu’il y a trop de bruits et que je n’entends rien pour prendre ma note d’audience : ça m’énerve

Que les avocats viennent me poser des questions pendant que je prends mes notes. Ça m’énerve

Que l’audience continue lorsque j’ai besoin de m’absenter pour régler un problème. Ça m’énerve et j’acte dans mes notes.

Qu’on me demande de faire des zoom avec la télécommande de la visioconférence alors que je prends mes notes. Ça m’énerve. J’ai bien essayé d’avoir un œil sur mon stylo et l’autre sur l’écran mais sans succès.

Que la visioconférence ne fonctionne pas ou fonctionne mal et que toute la Cour se retourne vers moi comme si j’en étais responsable : ça m’énerve

Lorsqu’à la fin de l’audience, le président discute avec ses conseillers et le ministère public comme si je n’étais pas là : ça m’énerve.

Lorsque toujours devant moi il demande à ses conseillers et à l’avocat général s’ils veulent manger un petit bout quelques part et pas à moi : ça m’énerve

Entendre un magistrat délégué syndical me demander naïvement : je n’ai pas bien compris ça sert à quoi un greffier : ça m’énerve mais alors beaucoup beaucoup ( non je ne lui ai pas fait manger son code mais ce n’était pas loin)

et le gros gros truc qui m’énerve c’est lorsque des magistrats se demandent pourquoi on manifeste alors que :

Je suis le greffier de la chambre de l’application des peines. La chambre dont tout le monde se fiche. Elle ne concerne que des condamnés, pas de délais à respecter ou si peu donc si je devais me cantonner à mes tâches :

  • j’attends que les dossiers d’appel arrivent

  • j’attends que le président et l’avocat général viennent les voir pour me donner une date d’audience

  • je convoque

  • je vais à l’audience

  • je mets en forme les délibérés

  • je notifie les délibérés

  • je range le reliquat dans les cartons

La réalité : les décisions du juge de l’application des peines sont exécutoires par provision c’est à dire que les personnes libres et condamnés à de l’emprisonnement peuvent aller en détention même si elles ont fait appel. Il s’agit souvent de peines courtes, l’appel devient facilement sans objet. Alors oui ce sont des condamnés mais il y a des textes à respecter. Le législateur a estimé que ces personnes ont droit de faire appel et les textes doivent être respectés, c’est ça être garant de la procédure aussi. Ce que je fais en réalité :

  • dès réception de la déclaration d’appel je me jette sur le logiciel national pour voir la situation de l’intéressé pour savoir si je dois demander le dossier en urgence. Il m’est arrivé d’audiencer un dossier bien avant de recevoir le dossier à l’aide de 3 logiciels nationaux qui me permettent de récupérer pas mal d’informations et de plusieurs appels téléphoniques au greffier du JAP, au greffe des maisons d’arrêts et au conseillers d’insertion et de probation.

  • à l’arrivée des dossiers, je mets de côté les appels irrecevables, sans objet, les désistements, je prépare les réquisitions et une fois celle ci signées l’ordonnance : ça permet de gagner du temps car„,tant que cela n’est pas fait même si ce sont des décisions qui ne paraissent pas importantes, tant que l’irrecevabilité ou le désistement n’est pas constaté, la situation de la personne ne sera pas définitive et il ne pourra bénéficier des réductions de peine, ne pourra pas faire réétudier sa situation avec son nouveau projet. J’ai connu un détenu qui est sorti en « sortie sèche » parce que l’appel ne m’était pas parvenu. Lorsque la détention m’a fait part du problème, avec les réductions de peines auxquelles il aurait eu droit il aurait pu sortir 1 mois plus tôt. Je n’ai pas demandé le dossier mais ai demandé au parquet général de signer un ordre de libération.

  • Je décide de l’urgence des dossiers et les audiences seules. Je ne vois aucun magistrat ni du parquet ni du siège qui vient consulter les nouveaux dossiers.

  • Je vais à l’audience bien évidemment

  • je ne mets pas en forme les décisions sinon je peux vous assurer que la plupart d’entre elles reviendraient pour difficulté d’exécution. Je rédige souvent le rappel des faits et le par ces motifs car sinon les arrêts se termineraient par : confirmation ou infirmation. C’est un peu léger pour faire exécuter un arrêt. Dès que j’ai connaissance de la décision je dois souvent regarder ce qu’il va advenir du condamné. Certains vont sortir rapidement en libération conditionnelle. Je contacte souvent le SPIP pour avertir afin que, sans dévoiler la décision avant la date, ils puissent organiser la sortie au cas où. Il y a aussi les placements sous surveillance électronique. Et non, mesdames et messieurs les magistrats, le bracelet ne pousse pas autour de la cheville dès la date prévue. Il faut contacter la personne chargée de la pose, voir une date de disponibilité car cette personne est souvent seule pour tout un département.

Et alors le pompon : une décision de semi-liberté probatoire à une libération conditionnelle sans durée de semi-liberté et date de fin de libération conditionnelle. Ben oui ça va pousser aussi tout seul sur mon traitement de texte puisque je ne mets qu’en forme les décisions. A la question posée au magistrat : combien de temps la semi-liberté, la réponse n’a été qu’un haussement d’épaule indiquant que ce n’était pas vraiment son problème. Nous avons tout décidé seules avec la conseillère d’insertion et de probation (CIP). Je suis souvent en rapport avec les CIP et heureusement. Si je n’arrive pas à travailler en équipe avec certains magistrats ce n’est pas le cas avec les SPIP (Service Pénitentiaires d’Insertion et de Probation, là où travaillent les CIP) avec qui j’ai démêlé beaucoup de situations.

Bref non je ne suis pas une secrétaire, je suis obligée de prendre beaucoup d’initiatives et de responsabilités (ce que je vis également quand je fais des remplacements au service d’exécution des peines) et j’en suis fière. Mais s’il vous plaît ne demandez plus : à quoi ça sert un greffier parce que…CA M’ENERVE !!!!!

mercredi 23 avril 2014

Mon métier, c'est greffier

Par lapetiterobenoire


Votre billet a pour mérite, outre la compassion et la bienveillance, de rappeler ce qu’est la profession de greffier : son rôle en tant que GARDIEN de la procédure et AUTHENTIFICATEUR des actes judiciaires. Un greffier n’a nullement besoin d’un magistrat pour chaque jour remplir sa mission, mais un magistrat ne peut rien faire sans son greffier !

Et effectivement il n’existe pas de lien de subordination entre l’un et l’autre, les deux bien que fonctionnaires s’apprécient dans deux corps séparés[1] dont les différences salariales ne cessent d’augmenter tant le corps de greffier est oublié.

Mais mon propos ne saurait comparer les uns par rapport aux autres. Comme partout, il s’agit d’une question de compétence. Et je suis en colère car je suis compétente et cette dernière est sans cesse bafouée, salie, oubliée, disgraciée.

J’exerce depuis plus d’une décennie, je suis diplômée d’une maîtrise en droit privée, mon entourage amical est constitué de pléthore d’avocats, de juristes d’entreprises, de quelques notaires, magistrats et professeurs ou maîtres de conférence en faculté de droit, de politiciens et de fonctionnaires d’Etat ou de collectivités territoriales. Et oui, nous sommes pour la plupart issus de même promotions, nous n’avons simplement pas intégrés les mêmes troisièmes cycles ou obtenus les mêmes diplômes ou examens.

Mes fonctions m’ont amenées à exercer en tant que greffier de cabinet (instruction, enfants, affaires familiales), greffier des Prud’hommes, greffier polyvalent au tribunal d’instance (nationalité, PACS, ordonnances pénales …), greffier administratif responsable de la gestion budgétaire. J’ai comptabilisé l’utilisation de seize logiciels pour lesquels le greffier se forme la plupart du temps sur le terrain avec le bon vouloir de ses collègues.

Je fais le choix de changer de service en moyenne tous les trois ans, délai essentiel à ma motivation d’exercer ce métier que j’aime et qui m’épuise. C’est une décision difficile car non sans conséquences.

D’abord le choix des postes est limité car les postes « tranquilles » c’est à dire sans contraintes horaires essentiellement ne sont jamais vacants longtemps. Ensuite, ma notation annuelle évolue moins vite quelque soit mes compétences puisque bien évidemment il est coutume de ne pas gratifier un nouveau arrivé sur un poste qui ne peut que progresser les années suivantes, et les notes maximums sont limitées (il existe un pourcentage définit par l’administration). Enfin, demander si rapidement un changement de service ou une mutation m’ a constamment été souligné par la plupart de mes chefs de services au motif que cela caractérisait une certaine instabilité ! Quel rapport avec la compétence 

Alors OUI je suis en colère et OUI nous sommes en colère. Cela fait plus d’une décennie que les candidats au concours de greffier, rappelons le recrutés à BAC+2, sont surdiplômés. Cela signifie qu’ils ont de plus en plus la compétence de s’adapter rapidement aux réformes et de les appliquer de manière très performante. Cela signifie qu’ils savent dire NON, non au magistrat qui motive sa décision sur des arguments non transcrits sur note d’audience, non au greffiers en chef qui refusent d’être souples sur les horaires, non aux avocats qui demandent des faveurs dépassant les compétences du greffier, non au justiciable qui fait piquet dans un bureau pour obtenir un jugement non rendu.

Tous ces NON, moi greffier je les dit et redit toujours avec le sourire. Tout ceci pour un salaire que je ne trouve pas dérisoire eu égard à la misère humaine mais scandaleux eu égard aux contraintes de ce métier.

Bref, je suis un greffier en colère, mais un greffier qui aime son métier.

Note

[1] Rien de sexuel. NdEolas

Contribution

Par Crazy Bear, greffier de juge d’instruction dans un cabinet spécialisé en délinquance organisée

On vote pour choisir et payer un service : il est donc inutile de se plaindre du manque de moyen. Allons au moins au zoo comme nous y convie notre hôte.

Quoi qu’en dise mes consœurs et confrères “le greffier juridictionnel” n’est pas exactement une réalité partout. 

Pour ma part, je n’ai pas fonction de “nègre” et m’efforce simplement de faire mon boulot “d’assistant du magistrat”. Je laisse le mien tisser sa toile, il n’a pas besoin de moi pour éditer une commission rogatoire, et je lui mâche son travail jusqu’à un certain point. Aller chercher d’initiative par exemple les cotes qu’il lui faut dans un dossier de quelques tomes pour répondre à une demande ne me paraît pas excéder ce rôle d’assistance. Que l’on sache, motiver une décision de rejet ou un refus quelconque nécessite de prendre le temps de se pencher sur le dossier si l’on prétend ne pas donner au demandeur l’impression que l’on se fout de sa gueule. Ce temps nous manque. Et on le gagne comme on peut : faire le sourd quand il le faut et laisser les uns et les autres changer d’avis ; indiquer encore à un avocat de différer sa demande de mise en liberté parce que tel parquetier est de permanence, cela qui veut dire : “s’oppose”, “appel” et “référé-détention” contre la future ordonnance de remise en liberté. Trouver le “bon” juge, ça relève peut-être du chien truffier mais le greffe s’épargne ainsi quelques suppléments.

Nos journées ne consistent pas à attendre le doigt sur la couture du pantalon les ordres du chef, ce que notre juge n’est pas. Nos semaines durent 38 heures 30 selon les chartes des temps des tribunaux et libre à nous d’aller au delà des 7 heures 40 dues journellement. C’est selon. Une ouverture d’info tardive, l’exécution d’un mandat soumis aux embûches de la route, du rail ou de l’air ou encore une reconstitution de nuit et vous voilà à finir à 20 heures ou aux alentours de 4 heures du matin (on sait vaguement l’obligation de respecter un délai de 11 ou 12 heures entre la fin du service et la reprise). 

L’élasticité de l’emploi du temps ne nous rebute pas et si nous avions toute latitude pour récupérer ces heures-là il n’y aurait pas motif à se plaindre. Seulement, on en fait pas mal au titre de tout un tas de tâches périphériques, qui relèvent d’un pur travail d’exécution et puis aussi il faut bien le dire grâce à un logiciel taré (n’en déplaise à quelques collègues isolées, le module instruction de Cassiopée ne répond que très partiellement à nos attentes) : mon cabinet étant tout à fait comparable à celui de ma collègue utilisant Cassiopée, elle totalise 130 heures quand je n’en ai qu’une petite vingtaine en utilisant l’ancien logiciel. 

Tu fais des heures ? Vas-y Poupette ! On te les payera (mais pas toutes)… Tu n’arrives pas à prendre tes jours de congés ? Mets-les sur ton compte épargne temps. Ton compte épargne temps est plein ? Je rachète tes jours (avec des queues de cerise). Le malaise on le trouve ici. L’encadrement, de bon ou de mauvais gré, fait fi, très largement, de la distinction entre emploi de B et emploi de C et demande aux greffiers (comme aux faisant-fonction) de plus en plus de tâches d’exécution. Ainsi de la dématérialisation des procédures. C’est peut-être moderne mais cela suppose toutes une série de gestes qui eux ne sont pas du tout dématérialisés. Et qui prennent du temps. Dans un cabinet d’environ 90 dossiers, délivrer une copie numérisée dans un délai d’une semaine, c’est à dire de disposer d’un double à jour conforme à l’original papier, ça suppose d’y consacrer deux heures par jours, 1/5ème du temps de travail hebdo. La seule question qui vaille pour nos gestionnaires est : “comment allez-vous dégager le temps nécessaire pour “participer” à la numérisation ?”. N’ayez pas l’outrecuidance de retourner la question et demander comment notre gestionnaire entend s’y prendre pour nous permettre de récupérer votre dû : il ne faut jamais pincer cette corde-là chez votre chef sous peine de le fâcher. 

On manque de catégorie “C” mais ça n’empêche pas - en guise de politique salariale - les promotions de C en B. Je ne sais pas si faire faire un boulot de “C” par un “B” est un emploi efficace de la ressource, l’un et l’autre n’étant pas payé au même tarif, mais les gestionnaires ne se gênent pas pour développer quotidiennement une conception bouchère de l’organisation. Plus frénétiquement d’une année sur l’autre avec la réduction des crédits. De quoi on se mêle ?Que chacun reste dans son bac à sable. Je veux bien. Mais est-ce trop demander de condescendre à s’intéresser aux finalités des fonctions des uns et des autres ? Ce management à la con ne veut pas comprendre seulement que les nouveaux, “bac plus 4 ou 5”, ne s’impliquent pas au delà de ce qu’ils peuvent en retirer en contrepartie. 

Et arrêtons de répéter comme un mantra qu’on peut “faire mieux avec autant”. Pas du tout. On donne juste le change pour ne pas faire pauvre. Faut-il recevoir “‘hommage” de l’Assemblée Nationale et de la Garde des Sceaux au personnel des greffes comme un encouragement à pendre nos gestionnaires ?


Un jour à l'instruction

Par Wonderwoman


NB : on parle ici non pas de l’instruction publique donnée dans les écoles, mais de l’instruction judiciaire, c’est à dire, une enquête judiciaire approfondie sur un crime ou délit confiée à un juge enquêteur, le juge d’instruction. NdEolas

Idée reçue : un fonctionnaire ne travaille que de 8h à 12h00 et de 13h30 à 17h00. Si seulement !

7h30 : Arrivée au tribunal. Dans mon bureau, le fax est déjà plein à craquer. Des interpellations ont eu lieu la veille dans un gros dossier de stups, et 6 personnes ont été placées en garde à vue. Les défèrements sont prévus aujourd’hui, la journée promet d’être mouvementée. J’ai 1h30 avant l’ouverture au public pour travailler dans le calme et avancer le plus rapidement possible… Cassiopée me voilà ! Création, fusion, modification, impression… ça avance ça avance.

9h00 : premiers coups de fils et premières intrusions dans mon bureau. La famille de détenus me harcèle pour savoir quand vont être délivrés leur permis de visite, un avocat rentre pour me demander comment avance son dossier, le greffier en chef nous interrompt pour savoir si je ne peux pas remplacer une collègue absente à une audience, un autre avocat déboule pour consulter un dossier et le téléphone sonne, c’est l’accueil qui annonce que mon rendez-vous de 9h30 est arrivé !

9h30 : interrogatoire avec un type dédaigneux qui réfute l’irréfutable, preuve vidéo à l’appui « non non je ne me suis pas enfuis… », alors qu’il court comme un lapin sur la vidéo surveillance…

11h30 : fin d’interrogatoire. Le fax est de nouveau plein à craquer, les gardes à vue avancent, la juge fait le point au téléphone avec les enquêteurs sur le nombre de personnes présentées le soir même. Il y a encore tout le courrier à trier et à traiter. Zut ! Le parquet a encore oublié de me rendre ses réquisitions pour une demande de mise en liberté qui expire aujourd’hui ! Me voilà partie à l’étage chercher le substitut qui a oublié de me redonner mon dossier ! Une fois les réquisitions en main, je redescends et rappelle à ma juge qu’il faut motiver son ordonnance de saisine dans l’urgence… Il y a tout le courant à gérer en même temps, modification de contrôle judiciaire, ordonnance de règlement, permis de visite, délivrance d’attestation de fin de mission pour les avocats, demande de copie…

12h30 : ouf ! Enfin un peu de répit, je sors de mon bureau pour aller déjeuner. Je croise le juge des libertés et de la détention (JLD)qui m’annonce qu’il y a un débat, « Quand ? » dis-je innocemment, « Maintenant » répond-il. Évidemment ! Le Parquet a encore oublié de prévenir la greffière… Bon je déjeunerai plus tard… Escorte, avocat, détenu, substitut, JLD, débat, délibéré, décision… Celui-là ira en détention jusqu’à l’audience de comparution immédiate, pas de suspens quand on sait qu’il n’a pas de domicile fixe, question garantie de représentation il y a mieux…

13h30 : je déjeune finalement sur mon clavier en préparant les défèrements de l’après-midi.

14h00 : les premières escortes arrivent avec leur procédure, il faut que je m’assure que chacun à choisi un avocat, et si ce n’est pas le cas, je dois secouer l’ordre des avocats pour qu’il m’en trouve un immédiatement… Les enquêteurs se dirigent vers le bureau de la juge pour lui faire le point sur les déclarations des gardés à vue, pendant que je jongle avec les avocats qui veulent lire la procédure, le téléphone qui continue de sonner et le courrier qui doit partir impérativement avant mes interrogatoires de l’après midi. La photocopieuse en plein régime, je me mets en mode « certifié conforme le greffier ».

14h30 : le premier mis en cause peut entrer, tout le monde est prêt. « Je choisis de me taire » Parfait ! L’interrogatoire ira plus vite. Et de 2, et de 3… les escortes défilent avec leur gardé à vue. Pour certains ils ressortent libres sous contrôle judiciaire, pour d’autres direction le JLD qui va statuer sont son sort. Mais comme dans une petite juridiction les greffiers sont multi-tâches, la greffière de l’instruction est aussi la greffière du JLD. Il devra donc attendre qu’on ait fini nos défèrements à l’instruction.

18h00 : Enfin, les 6 mis en cause sont passés devant le juge d’instruction. Direction le bureau du JLD. Le juge - « Acceptez vous que le débat se déroule aujourd’hui ou souhaitez-vous un débat différé ? » Le mis en examen - « Je souhaite une débat différé ». C’est parti pour une incarcération provisoire de 4 jours maximum le temps que son avocat ait le temps de préparer sa défense. Une plaie pour la greffière qui devra faire extraction et convocation dans l’urgence pour que les services de la pénitentiaire prévoit le transfert de détenu dans les temps voulus pour le débat différé… Les autres mis en examen défilent, ce sera mandat de dépôt pour certains et contrôle judiciaire pour d’autres.

20h00 : je sors du débat, je retourne dans mon bureau qui est plein à craquer des procédures de garde à vue qu’il faudra que je côte demain à mon arrivée, juste après avoir fait l’extraction en urgence pour le détenu qui a demandé un débat différé.

20h30 : j’arrive chez moi dans mon petit studio vide… Car la réalité est bien là, les premiers postes « choisis » par les greffiers sortis d’école sont souvent très éloignés de leur famille. Le célibat géographique est connu de chacun et de chacune… Ce qui engendre double loyer et doubles charges, sans compter les frais d’essence et d’autoroute pour rentrer auprès des siens le week-end.

Et je suis loin de toucher les 2400€ par mois annoncés par M. WALLS comme étant le salaire moyen des fonctionnaires !

Alors pourquoi se dévouer autant me direz-vous ?

Parce que le poste de greffier à l’instruction est passionnant, enrichissant et épanouissant.

On résume souvent le métier de greffier à un métier de bureau. Mais pas un jour je suis restée assise devant mon écran d’ordinateur ! D’abord, j’adore ce métier pour sa diversité. Chaque jour est différent de la veille. Les dossiers ont toute une spécificité. Avec le temps, on connaît les mis en examen, les victimes, quand l’un ou l’autre nous appelle, on sait tout de suite répondre à leurs interrogations. En arrivant le matin, j’ai beau planifié ce que j’ai à faire, il y a toujours un imprévu, ce qui pimente ma journée. D’autant que ma double fonction Instruction-JLD me promet des débats impromptus au milieu de la journée. Et puis il y a les reconstitutions : convoquer les principaux mis en examen et victimes pour « rejouer » la scène selon les différentes versions ! Alors dit comme ça, ça paraît sympa, mais le travail du greffier est primordiale, car si le juge se « contente » d’interroger chacun, le greffier doit et noter les déclarations des uns et des autres, et noter précisément où la personne déclare s’être trouvée au moment des faits, à quel moment elle dit y être allée…Un peu comme un roman au final ! Et tout ça dans des conditions plus qu’inconfortables : pas question d’avoir un bureau ou de chaise au milieu d’un bois ! La reconstitution c’est ausi l’occasion de débarquer dans un restaurant pour la pause déjeuner avec une quinzaine de gendarmes en uniforme !

J’adore ce métier, ensuite et surtout pour les relations humaines que j’ai pu créer. Avec la juge surtout. L’instruction c’est un binôme juge-greffier. Soit ça passe, soit ça casse ! Après quelques semaines à s’apprivoiser l’une l’autre, nous voilà un binôme efficace, et au bout de quelques mois, plus besoin de se parler pour se comprendre, un simple regard suffit. En interrogatoire, grâce au double écran, je peux même lui écrire des blagues pour la faire sourire, le tout le plus discrètement possible, évidemment. Une réelle complicité c’est installée entre nous. Il faut dire que l’on passe plus de temps au travail qu’avec nos conjoints respectifs, il y a donc plutôt intérêt à bien s’entendre ! On fonctionne réellement à deux, je suis son pense bête notamment quant aux délais impératifs à respecter sans quoi notre tête de réseau de trafic de stupéfiants sort de prison prématurément ! Et la juge est là quand j’ai des coups de bourre. Je me souviens du jour où j’ai du envoyer 80 ordonnances de règlements en lettre recommandée, elle m’a aidée à mettre le tout sous pli… loin de sa fonction de magistrat ! Qu’est ce qu’on a pu rigoler toutes les deux ! Parce qu’il faut se le dire, les dossiers à l’instruction c’est loin d’être le pays des bisounours, entre les agressions sexuelles, les trafics de stupéfiants, les homicides involontaires, les escroqueries de grande ampleur… Il faut savoir décompresser !

Mon bureau, concomitant à celui de ma juge, est rarement vide… Toujours un enquêteur pour venir faire le point sur une enquête ou pour venir chercher sa commission rogatoire. Toujours un avocat pour venir consulter un dossier, ou déposer des demandes. Ma machine à café au sein de mon bureau a aidé à dépasser le simple rapport de travail, et nos relations sont devenues quasi-amicales, et cela a beaucoup facilité le travail au quotidien à l’instruction ! Finalement, certains ont pris l’habitude de venir simplement par sympathie et quand le temps nous le permet, on papote autour d’un café.

Enfin, mes collègues fonctionnaires. J’ai eu une immense chance de trouver des collègues qui sont devenus mes amis. Nos déjeuners donnent lieu très souvent à des fous rire, et nos longues soirées de célibataires se sont transformées en apéro-cacahuète ensemble !

Voilà pourquoi j’aime tant ce métier : les rapports humains, qu’ils soient avec le juge, les collègues, avec les acteurs extérieurs ou avec les personnes impliquées au dossier…

Ce métier il faut l’aimer pour l’exercer !

WonderWoman

Quelques explications sur ma colère...

Par Greffierencol


Puisque ce blog nous est ouvert (merci pour l’invitation), puisqu’il n’est pas lu uniquement par d’éminents juristes et pour vous permettre à vous lecteurs de comprendre ce mouvement de colère si discret aux yeux du grand public, si fort et si puissant à nos yeux, ainsi que la grève prévue le 29 avril prochain, quelques explications s’imposent. Je ne reprendrai pas ici le portrait si juste dressé de nos fonctions par le maître de ces lieux, j’ajouterai simplement quelques précisions et quelques exemples qui, s’ils ne concernent pas tous les personnels de greffe, en concernent tout de même un certain nombre.

Plusieurs corps de métiers composent les greffes des tribunaux de l’ordre judiciaire : les secrétaires administratives, les adjoints techniques, les adjoints administratifs, les greffiers et les greffiers en chef. Et le mouvement actuel concerne tous ces personnels, qu’ils relèvent des catégories A, B ou C. Traditionnellement, à chaque catégorie correspond des fonctions différentes et des responsabilités différentes qui exigent un niveau de diplôme différent et une rémunération adaptée.

Toute la difficulté réside aujourd’hui dans ces deux derniers paramètres.

A la suite d’une politique de restriction budgétaire désastreuse menée par différents gouvernements successifs, les recrutements de magistrats, de greffiers en chef, de greffiers et d’adjoints ont été en totale inadéquation avec les nécessités induites par les évolutions de notre société. Ils ont ainsi été presque inexistants plusieurs années durant. Et, s’il faut reconnaître que tel n’est plus le cas depuis l’année 2012, cette situation a amené à la pénurie de magistrats, de greffiers en chefs et de greffiers que nous connaissons actuellement et qui ne va cesser de s’accentuer avec les très nombreux départs à la retraite que les années à venir nous promettent. Mais elle a également amené un grand nombre d’étudiants en droit, s’étant initialement destinés à des concours de catégorie A, à présenter des concours de catégorie B voire de catégorie C, comme par exemple les concours de greffier et d’adjoint administratif. Ainsi, un très grand nombre de jeunes adjoints et de jeunes greffiers sont beaucoup plus diplômés que ce qu’exigent les conditions légales de présentation aux concours. Or cette situation n’est plus tenable dès lors qu’aucun perspective d’évolution ne leur est offerte tandis qu’au quotidien, ils assurent de plus en plus souvent une grande partie des fonctions de greffier pour les adjoints et une partie (si petite soit elle) des fonctions de magistrats pour les greffiers. Elle l’est d’autant moins lorsque leur rémunération, correcte pendant la période de formation, atteint péniblement 1600 euros après quatre ans de titularisation et quelques 2300 euros maximum en fin de carrière pour les greffiers. La situation devient proprement inacceptable pour les adjoints qui commencent leur carrière à 1200 euros et la terminent à 1800 euros mensuels maximum bien qu’ils aient pu assurer des fonctions de greffier toute leur vie professionnelle durant, un « SMIC amélioré » en somme.

C’est ainsi que les personnels de greffe, qu’ils soient greffiers, adjoints administratifs ou adjoints faisant fonction de greffier, revendiquent des évolutions notables de leurs statuts et de leurs rémunérations.

Au quotidien, nous assurons indifféremment, par manque de personnel, des tâches de secrétariat pur, de greffier, parfois même de magistrat sans parler des tâches de concierge, d’électricien, de technicien informatique ou de bonne à tout faire que nous devons ponctuellement assurer lorsque certains de nos magistrats sont quelque peu assistés. Et je n’exagère rien : quid de ce magistrat nouvellement affecté dans une juridiction labyrinthe qui nous demande de venir le chercher parce qu’il n’a pas de temps à perdre à chercher la salle d’audience ? quid de celui-ci qui nous demande de venir chercher un dossier à l’autre bout du Palais, parce qu’après tout ce n’est pas son travail ? Je passe sur les nombreux fax et photocopies que nous seuls sommes habilités aptes à exécuter voire à réparer (parce que nous seuls nous sommes posés cette question essentielle : Comment fonctionne ce photocopieur ? Comment fonctionne ce fax? A quoi sert ce gros bouton vert ? Si j’ouvre cette petite trappe, vais-je pouvoir le réparer ?), la liste serait trop longue et déprimante.

Il me paraît nécessaire d’insister à ce stade sur une mission essentielle que nous devons assurer au quotidien et qui explique, entre autre, pourquoi notre mouvement ne s’est pas encore radicalisé. Il s’agit de l’accueil qui, téléphonique comme physique et pour paraître la moins technique de nos tâches, n’en est pas la moins difficile. Difficile et sensible lorsqu’il s’agit d’accueillir un public de justiciables angoissés et exaspérés après avoir déambulé des heures durant avant d’avoir pu trouver le service adéquat, lorsqu’il s’agit d’accueillir des « collaborateurs de justice » tels que les interprètes et experts qui, après n’avoir pas été payés des années durant, rechignent un peu à accepter de nouvelles missions ou bien encore lorsqu’il s’agit d’avocats désespérant d’obtenir une réponse à leur demande, un entretien avec un magistrat malgré deux courriers, trois fax et cinq appels en ce sens. Et pour l’exécution de cette fonction, nous sommes là encore seuls, greffiers comme adjoints. Nous sommes seuls et protégeons régulièrement nos juges qui, d’un tour de main, peuvent se réfugier dans leur bureau quand nous ne pouvons pas nous dérober à nos interlocuteurs.

Puisque le temps m’est ici donné, j’en profite et je continue, à titre personnel, en me désolant par exemple d’avoir dû rappeler, à plusieurs reprises, les termes de la loi à certains de mes magistrats, d’avoir du attirer leur attention sur certaines de leurs propres décisions pour éviter des requêtes en omission de statuer, de m’être surprise à vérifier que, passé minuit, la date de notification d’une ordonnance change. Tous ne sont pas assistés bien sur, certains sont de véritables encyclopédies juridiques sur lesquelles il fait bon de pouvoir compter mais pour les autres, il est d’autant plus facile de se reposer sur un greffier lorsque celui-ci est parfois plus diplômé que lui et pour lequel les bancs de l’université sont un souvenir beaucoup plus vivace.

Alors nombreuses sont les frustrations, les colères quotidiennes que nous ne pouvons plus garder pour nous. Trop d’injustices, trop peu d’équité, trop peu de réflexion, de concertation au sein de notre ministère. Nous avons trop accepté sans broncher, tenté en vain de digérer des réformes indigestes, d’accepter des conditions de travail inacceptables, de cautionner des situations iniques. Encore quelques petits exemples qui n’engagent que moi mais auxquels je sais que quelques uns de mes collègues seront sensibles : lorsque mon juge et moi nous déplacions pour cause de permanence et de grands méchants en liberté, nous étions indemnisés tous deux 40 euros pour la journée. Il va maintenant être indemnisé à hauteur de 110 euros tandis que je continuerai à réclamer 40 euros, bien qu’arrivée avant lui et repartie bien après… Tiens d’ailleurs, une grosse enveloppe budgétaire vient d’être débloquée pour pouvoir payer tout ça….

D’autres indemnités me sont inaccessibles telles que la prime de risque liée au contentieux antiterroriste, parce que sans doute, lorsqu’ils viennent dans mon service, les mis en examen terroristes ne doivent plus l’être le temps de l’audience. Audience qui, sans doute, doit être fictive et à tout le moins terminer avant 17h30 puisque je n’ai pas non plus droit à la NBI. Voilà ce que je me répète à chaque fois qu’à 2h30 du matin (les joies du JLD pénal à Paris), je cherche en vain un taxi aux abords du Palais pour pouvoir rentrer chez moi. Alors, certes, ces primes ou indemnités, si elles m’étaient accordées, ne changeraient pas radicalement mon quotidien mais elles démontreraient un certain souci de justice et de réflexion lors de l’élaboration des statuts et des rémunérations, ce qui nous fait aujourd’hui cruellement défaut.

Mais que je me rassure, le SAR (service qui établit les fiches de paye et ordonne les virements de nos salaires) n’a pas oublié que j’avais droit à la prime liée à la vie chère. Parce que oui, grâce à ces 50 euros mensuels, mes 800 euros de loyers me semblent plus légers. Ah mais ai-je oublié de vous parler des logements publics inexistants pour les seuls fonctionnaires du ministère de la Justice ?

Ici encore, la liste des raisons de notre colère, de ma colère n’est pas exhaustive et un dernier exemple s’impose. Jeune greffier que je suis, naïve et pleine de bonne volonté, je me suis portée volontaire pour participer à certains des grands projets mis en place dans ma juridiction. S’il s’agissait de concertation, celle-ci a systématiquement trouvée ses limites lorsque j’émettais un avis contraire aux informations propositions qui m’étaient formulées, osant expliquer (petite impertinente que je suis) qu’elles étaient simplement incompatibles avec la réalité de mon service.

Alors un nouveau grand débat, sur la Justice du XXIème siècle, ce sera sans moi si cette fois encore on ne commence pas parler de la situation actuelle, si dans le même temps tel service doit se battre pour avoir un standard téléphonique qui fonctionne, tel autre un logiciel dont le contrat de maintenance soit renouvelé, si le budget de fonctionnement de la quasi totalité des juridictions continue à être épuisé au mois de mai, quand ce n’est pas avant et si, au préalable, les conditions de travail et le statut des différents personnels de greffe ne sont pas réexaminés sérieusement.

Et comme un mouvement quotidien respectueux des justiciables, des magistrats, des avocats et de tous les intervenants de Justice, n’est pas écouté, alors oui, le 29 avril prochain je ferai grève.

Le bâtonnier et le greffier

Un greffier me signale cet échange qui révèle hélas la méconnaissance et l’injuste mépris ressenti parfois par les greffiers


En marge d’un article dans un quotidien de la Réunion sur le “divorce par consentement mutuel sans juge”, voici ce que dit des greffiers un bâtonnier :

Extraits choisis :

“j’ai un grand respect pour le corps de greffier, mais son rôle se limite à l’administratif, à l’économie de la juridiction et à la préparation des audiences. Ce n’est pas son rôle de tenir des audiences” (sic)

avec un juge aux affaires familiales (…) nous parlons le même langage, nous sommes toujours à égalité de hauteur de point de vue (…)” (resic)

” (…) leur diplôme aux greffiers est très pointu, mais le droit n’est pas leur matière (…)” (reresic)

Réponse dans le Quotidien du 4 février 2014

Les greffiers prennent la parole !

Dans l’ambiance particulière des salles d’audiences , il est un acteur qui sera le seul à ne pas s’exprimer pendant les débats judiciaires : le Greffier. Personnage énigmatique tantôt assimilé à un secrétaire de séance, tantôt à un scribe des temps anciens, que le cinéma ou la télévision cantonne à un rôle de gratte papier derrière un bureau … ce métier souffre depuis des décennies d’un manque de connaissance du public et de reconnaissance professionnelle .

Le débat qui nous anime aujourd’hui en est l’illustration la plus éclatante ! Comment ne pas réagir devant tant d’ignorance sur ce que constitue la compétence professionnelle d’un greffier lorsque, qui plus est, elle émane d’un auxiliaire de justice qui monopolise le temps judiciaire : l’avocat.

Il semble qu’un petit cours de rattrapage sur ce qu’est un greffier ne soit pas de trop, même pour un bâtonnier qui fréquente les prétoires depuis 35 ans. Nous allons essayer de le faire avec toute la « hauteur de point de vue » dont nous sommes capables, même si nous avons bien conscience que nous n’appartenons décidément pas au même monde …

Ainsi, il semble important de vous rappeler – voire peut être de vous indiquer – que le greffier est l’assistant du magistrat, la « sentinelle de la procédure », le garant et l’authentificateur de la procédure (faute de sa présence ou de sa signature authentifiant l’acte, celui-ci n’aura aucun effet juridique puisqu’il pourrait être frappé de nullité).

Le greffier est donc un VRAI professionnel du droit et de la procédure. Désolé de vous contredire sur ce point cher maître, notre rôle ne se limite pas « à l’administratif, à l’économie de la juridiction » (qui sont du domaine du greffier en chef) et ne se limite pas « à la préparation des audiences » !!

Minorer notre rôle de la sorte, c’est très clairement faire injure à notre profession et l’usage de précautions oratoires du type « j’ai un grand respect pour le corps de greffier » ne suffit pas à atténuer l’outrance de vos propos.

Savez-vous cher Maître que 57% des candidats admis au concours de greffier en 2013 étaient titulaires d’un BAC+5 , (cursus suivi en faculté de droit ) ? Ignorez vous que les greffiers stagiaires suivent ensuite une formation de 18 mois à l’ENG de Dijon avant d’être titularisés ? Tout ça pour s’entendre dire « que le droit n’est pas notre matière » ?

Mais revenons un instant sur cette réforme envisagée qui a fait couler tant d’encre et qui a provoqué le désaccord entre votre profession et la nôtre. Vous avez au moins raison sur un point : l’importance de cette réforme. Car c’est bien un parfum de jasmin qui flotte dans les airs depuis quelques mois et c’est bien à un « printemps judiciaire pour le greffier » que nous appelons de nos vœux, depuis plus de 10 ans que nous attendons une revalorisation de notre statut.

La création du greffier juridictionnel, proposée par l’un des groupes de travail, aboutirait en effet à transférer un certain nombre de compétences du magistrat au greffier, dont l’homologation de certains divorces par consentement mutuel n’est que l’une des propositions parmi tant d’autres : 268 au total .

Citons à titre d’exemples les compétences qui pourraient être les siennes dans le domaine civil : ( gestion de la mise en état avec les possibilités pour le greffier de faire des injonctions de conclure, de faire des ordonnances de clôture, de relever les incompétences d’office) , de gérer la matière gracieuse …. ou en matière pénale (réquisition d’extraction, suivi des enquêtes, rejet des appels manifestement irrecevables …).

Il est clair qu’avec le greffier juridictionnel, on change carrément de format pour se rapprocher d’un être hybride façon Rechtspfleger - Nous invitons notre ami avocat qui a le grand respect pour le greffier, à consulter l’abondante documentation éditée par la CEPEJ (commission européenne pour l’efficacité de la justice) sur le modèle du greffier allemand, autrichien ou espagnol.

La proposition du greffier juridictionnel a été faite après de longs mois de réunions au sein des groupes de travail, entre professionnels du droit, universitaires, organisations syndicales, des avocats, …

Tout ce travail de consultation a donné lieu à l’édition de 4 rapports représentant plusieurs centaines de pages (croyez-vous cher Maître qu’il y ait autant de meubles que cela à caler place Vendôme ?) ; rapports dont la qualité et les compétences de leurs auteurs sont unanimement reconnus.

Madame la Ministre a souhaité ensuite réunir les magistrats, greffiers, fonctionnaires de justice, avocats … à des débats nationaux sur le sujet du juge (et du greffier) du XXIème siècle (2000 personnes déplacés, en matière d’économies, cher maître, on a déjà fait mieux non ?).

Avec tout le respect que nous avons pour votre profession, permettez aux greffiers que nous sommes , cette fois-ci, d’être votre contradicteur : Le propos n’est pas de faire des économies dans la justice, mais de ne pas faire l’économie - justement – d’un corps de fonctionnaires qualifiés et dont les qualités de techniciens de la procédure sont incontestables et à ce jour – enfin - incontestées .

Des assemblées générales sont désormais organisées un peu partout dans les juridictions pour en débattre encore.

Alors oui, nous avons la faiblesse de penser que le changement pour le greffier c’est enfin maintenant, pour un rôle à la mesure de ses compétences reconnues par tous.

LioneL Caminade
Philippe Delise ,
représentants du SDGF FO CA St Denis Réunion

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