Inutile
Par Eolas le jeudi 23 octobre 2008 à 02:29 :: Magistrats en colère :: Lien permanent
Par Perello, magistrate (Cœurs sensibles, attention).
Merci d'ouvrir votre blog, à nous les magistrats qui sommes tellement fustigés par ... la liste est longue, mais pour faire bref, l'opinion publique, la presse, et bien sur notre garde des Sceaux.
Pourtant que savent-ils de notre quotidien et de la manière dont nous essayons de rendre la justice ?
J'ai exercé au Parquet pendant 10 ans, j'ai poursuivi moult voleurs, violeurs, assassins... J'ai rencontré des centaines de victimes. J'ai fait des permanences 24h/24, une semaine de rang, week end compris, sans un jour de récupération, mais au contraire reprendre le lendemain où je restituais ma permanence avec une audience correctionnelle qui finissait à 22 ou 23 heures[1].
Des permanences avec la peur au ventre, celle de faire une erreur d'analyse de la situation, celle faire une erreur de procédure, celle de se planter au cours du défèrement qui pourra envoyer quelqu'un en détention et surtout celle d'être confrontée à des faits que j'aurais du mal à supporter.
Et puis c'est arrivé.
Dans la presse, c'est en général à la rubrique « Faits divers: drame de la séparation. Un père de famille âgé de… ans n'a pas supporté la séparation d'avec sa compagne et a tué celle-ci et leur petite fille de 5 ans ».
Pour le magistrat, ça commence par un coup de fil des services de police, le départ sur les chapeaux de roue sur les lieux du crime, non sans avoir repassé la permanence à un collègue de bureau pour gérer le reste, l'arrivée dans un immeuble avec une foule en bas, des policiers déjà présents, un médecin légiste que vous avez requis.
Et là c'est l'horreur.
D'abord l'odeur dans l'appartement car les faits remontent à plusieurs jours. Cette odeur âcre et douceâtre de la mort, celle qui vous prend à la gorge et vous donne la nausée. Dans la première pièce, il y a une jeune femme étendue dans une marre de sang, elle a été égorgée. Elle a 25 ans. Et dans la chambre du fond reposant sur son lit de petite fille, dans sa chambre de petite fille, au milieu de ses poupées et de ses nounours, un petit corps qui semble dormir si ce n'est qu'il a été éventré à coups de couteau et qu'elle ne jouera plus jamais avec ses poupées ; qu'il y avait encore le pot de Nutella, sa tartine et le verre de jus de fruit sur la table de la cuisine.
Et puis la grand-mère a été prévenue. Par qui, des voisins, des amis que sais-je ? Mais quand elle est arrivée, elle ne savait pas ce qui s'était passé. Les policiers l'ont prise en charge, l'ont informée. J'ai entendu un cri dans l'escalier, un cri indescriptible, un cri de désespoir, de souffrance, un cri qui ne cessera de résonner dans ma tête.
Tout le monde a fait son "travail", la police, moi, le médecin légiste. Et en ressortant de l'immeuble, j'étais vide, avec un sentiment de totale inutilité face à un drame qui n'a pu être évité. J'ai croisé le maire de la commune qui s'était rendu sur les lieux et qui m'a dit: « Alors? C'est un crime passionnel ? » Je n'ai pas répondu : qui y a-t-il de passionnel à égorger son épouse, à éventrer son enfant ?
Je suis retournée au tribunal, reprendre ma permanence, faire tous les actes, toutes les réquisitions utiles pour retrouver l'auteur. J'étais vide. A qui parler de ce que je venais de vivre ? À mes collègues surbookés, à mon mari ce soir en rentrant quand je retrouvrerais mes enfants? Non ; j'ai gardé tout cela pour moi. Pas de cellule psychologique pour les magistrats.
Mon seul recours au bout de plusieurs mois, j'ai changé de fonctions. Je suis juge d'instance dans un petit tribunal de province où j'ai parfois l'impression d'être le déversoir de la misère que l'on me demande de gérer: surendettement, tutelles, curatelles, loyers impayés, expulsions[2]...
Et puis d'un trait de plume, on a décidé de rayer mon tribunal de la carte judiciaire et je me suis retrouvée à nouveau devant ce même sentiment d'inutilité. Mais je me bats, comme je peux, avec les moyens que je n'ai pas. Je devrais faire face à la réforme des tutelles, sans les moyens en personnel pour le faire. Et si j'échoue, on recherchera ma responsabilité.
Pour autant, le 23 octobre qu'est ce que je ferai? Une motion dont tout le monde se fiche? J'annule les audiences? Non, car j'ai fixé plein de rendez vous de tutelles et si j'annule je ne ferai que porter torts à des gens qui eux pensent peut être que je peut encore leur être un peu utile.
Notes
[1] C'est-à-dire qu'après une semaine de permanence où il était appelé, 24h/24, sur son mobile par tous les commissariats et toutes les gendarmeries de son secteur pour être tenu informée des interpellations, placements en garde à vue et enquêtes en cours et leur donner des instructions, décider de l'engagement des poursuites et de la forme à donner à celles-ci, Perello a aussitôt embrayé, sans repos récupérateur, sur une audience qui a duré environ 11 heures, avec la matinée pour préparer les dossiers. Un employeur du privé qui ferait travailler un de ses salariés ainsi encourrait la prison.
[2] Locatives s'entend. NdEolas.
Commentaires
1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 09:16 par Anatole Turnaround
2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 10:19 par didier Schneider
3. Le jeudi 23 octobre 2008 à 13:44 par Quentin CHABERT
4. Le jeudi 23 octobre 2008 à 13:48 par Quentin CHABERT
5. Le vendredi 24 octobre 2008 à 09:48 par Mia
6. Le vendredi 24 octobre 2008 à 13:29 par Laurent V.
7. Le vendredi 24 octobre 2008 à 15:46 par Romane
8. Le samedi 25 octobre 2008 à 00:35 par Alceste
9. Le dimanche 26 octobre 2008 à 11:11 par Mia